« Nos deux maîtres d'œuvre français dans le domaine des satellites sont aujourd'hui dans une situation difficile et tout le monde le sait », avait expliqué le directeur de la stratégie du CNES, Jean-Marc Astorg, lors de la conférence de rentrée du CNES en janvier. Les déclarations inquiétantes de hauts responsables français dans l'aérospatial se sont multipliées pour alerter sur la mauvaise passe de la filière satellitaire française, Airbus Space et Thales Alenia Space (TAS) mais aussi leurs fournisseurs. Et pas des moindres. Le président du CNES, Philippe Baptiste, puis dans la foulée le président exécutif d'Airbus, Guillaume Faury, par ailleurs président du GIFAS, ont tour à tour tiré le signal d'alarme au début de l'année sur cette situation explosive. D'autant que la rentabilité de ce secteur n'est pas très bonne, rappelle un industriel.
« L'ensemble des fabricants de satellites de la filière souffre beaucoup sur le plan économique », estimait Guillaume Faury lors de la présentation des vœux du GIFAS à la presse en janvier. Philippe Baptiste expliquait quant à lui lors de sa conférence de rentrée que « l'augmentation du coût de certaines matières premières, qui a été absolument considérable, a eu un impact sur nos satellitiers ». Et de citer la hausse démentielle de 1000% du prix d'un gaz rare. Une flambée qui tue la compétitivité « de certaines solutions technologiques » développées par les constructeurs de satellites qui sont « remises en cause », avait précisé le patron du CNES. Résultat, notait Guillaume Faury, « le secteur des satellites est sous pression ».
Un trou d'air aux origines nombreuses
Les origines de cette désillusion sont nombreuses. « Il y a les effets de l'inflation sur les contrats signés avec des clients institutionnels ou privés, qui étaient souvent forfaitaires. On constate les difficultés que cela peut engendrer. Il y a également le fait que le secteur est un peu dans un trou de commandes publiques, notamment dans la défense avec des contrats terminés, puis des nouveaux contrats qui vont arriver dans quelques mois, voire quelques années », a résumé le directeur de la stratégie du CNES, Jean-Marc Astorg, lors de la conférence de rentrée du CNES. Par ailleurs, Thales a reconnu que les ventes de sa filiale TAS étaient « affectées par les tensions persistantes dans la chaîne d'approvisionnement ».
Au-delà, Airbus et Thales font l'objet désormais d'une « très forte concurrence » menée par les grands concurrents systémiques mais aussi de nouveaux arrivants. « Je pense en particulier à Starlink », a lâché Guillaume Faury. Après avoir bouleversé l'industrie des lanceurs avec son Falcon 9, Elon Musk est en train de déstabiliser les opérateurs de satellites (SES, Intelsat, Eutelsat...) tétanisés par l'irruption brutale de Starlink, qui piétine les plate-bandes très lucratives qu'ils se partageaient. Et par ricochet, les constructeurs de satellites français souffrent de l'attentisme des opérateurs, notamment régionaux, qui repoussent de mois en mois leurs investissements. Quitte même à prendre le risque de ne pas pouvoir faire la soudure entre les satellites d'ancienne génération et ceux de la nouvelle génération, explique-t-on à La Tribune.
En 2023, les conséquences ont été très claires. Cela s'est traduit « par des pertes de marché sur un marché mondial qui est aujourd'hui de plus en plus disputé avec un retour des concurrents américains », a fait valoir Jean-Marc Astorg. Et le bilan 2023 des deux constructeurs de satellites français sur le marché commercial est terrible : sur 11 satellites de télécoms, dont 70% de micro-satellites géostationnaires, Airbus Space, qui n'avait remporté aucun satellite en 2022, en a gagné deux l'année dernière (Thaicom et, selon nos informations ST5 pour le compte de Singtel) et TAS a pour sa part fait choux blanc après avoir cartonné en 2021 (cinq satellites gagnés) et 2022 (six satellites).
En revanche, la startup américaine Astranis a fait une entrée fracassante parmi les grands de ce monde avec le gain de quatre microsatellites géostationnaires (deux pour le groupe mexicain Apco Networks, deux pour le groupe philippin Orbit Corps). Pour sa part, la startup suisse Swissto12 a pour sa part remporté trois microsatellites pour le compte d'Inmarsat après avoir remporté la compétition d'Intelsat 45 en 2022. Enfin, Maxar a remporté un le satellite EchoStar XXV pour le compte de la société de télévision par satellites Dish Network.
Ces difficultés se sont également traduites pour Airbus par des performances financières très en deçà des attentes initiales. Ainsi, l'EBIT ajusté d'Airbus Defence and Space a été négatif sur les neuf premiers mois de 2023 (- 1 million d'euros, contre 231 millions sur la même période en 2022). Le groupe européen a été contraint d'engager des charges de 400 millions d'euros liées à la révision des estimations au terme de certains programmes de développement de satellite (de la gamme OneSat), principalement comptabilisées au troisième trimestre (- 79 millions d'euros au 3e trimestre). Guillaume Faury a été clair en janvier : « Il faut s'en occuper (des difficultés, ndlr) et ce sont des dossiers qui font partie du travail des entreprises » tout en « prenant acte des grands changements, des grands bouleversements du marché ».
IRIS², une bouffée d'oxygène ?
Pour garder la tête hors de l'eau, Airbus Space et TAS attendent désormais beaucoup de la constellation de la Commission européenne IRIS² poussée par Thierry Breton. La Commission espère signer un contrat de concession fin mars pour une durée de 12 ans. A l'exception de ce programme emblématique, aucun autre n'est aujourd'hui en gestation pour relancer les deux constructeurs. Par ailleurs, Philippe Baptiste recommande de développer des « technologies robustes » pour désensibiliser les industriels aux hausses des prix des matières premières. Ce sont des sujets qu'on intègre aujourd'hui.. Dans ce contexte, les industriels estiment qu'il faut un plan de relance pour ce secteur en souffrance. « La France est la seule à faire du surplace », regrette d'ailleurs un industriel.
Dans un rapport parlementaire sur l'avenir de l'industrie spatiale européenne, les députés Cécile Rilhac (Renaissance) et Aurélien Lopez-Liguori (Rassemblement national) préconisent de maintenir un niveau d'investissement élevé à destination des technologies spatiales civiles et militaires pour permettre aux entreprises et aux forces armées de rester « à l'état de l'art ». La France, comme l'avait annoncée Élisabeth Borne en septembre 2022, va dépenser trois milliards par an sur trois ans. C'est trop peu au regard des enjeux cruciaux liés au spatial (climatique, numérique, sécuritaire et scientifique). « Cela signifie, concrètement, que les moyens publics engagés dans ce domaine doivent s'accroître. En ce qui concerne les investissements privés, un vrai effort de réorientation doit être entrepris pour garantir une priorisation du financement du secteur technologique », affirment les deux députés.
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