Pourquoi Thales Alenia Space a plongé dans le rouge en 2023

Thales Alenia Space a essuyé des pertes significatives en 2023. Autant pour des raisons conjoncturelles que structurelles, en raison d'un marché des satellites géostationnaires à la baisse de façon durable. D'où le redimensionnement à la baisse des effectifs de Thales Alenia Space, notamment en France.
Michel Cabirol
L'activité spatiale de Thales a été affectée par des retards d'exécution de quelques contrats de satellites Space Inspire causés « principalement par des difficultés concernant l'approvisionnement du système de propulsion ».
L'activité spatiale de Thales a été affectée par des retards d'exécution de quelques contrats de satellites Space Inspire causés « principalement par des difficultés concernant l'approvisionnement du système de propulsion ». (Crédits : Thales Alenia Space)

Thales Alenia Space a plongé dans le rouge en 2023, en enregistrant une perte nette de 45 millions d'euros en 2023 (contre +11 millions, en 2022), selon nos informations, mais le résultat opérationnel (EBIT) est « à peine légèrement positif (...) donc très en dessous de nos objectifs », a affirmé début mars Pascal Bouchiat, le directeur général de Thales en charge des finances, lors de la présentation des résultats de 2023. Une rentabilité « insuffisante », a-t-il regretté. « Le secteur des télécoms civils connaît effectivement une disruption suffisamment importante pour qu'on réorganise » les activités dans ce domaine, a expliqué pour sa part le PDG de Thales, Patrice Caine.

Face aux difficultés de son activité spatiale dans les activités de télécoms commerciales, Thales a eu la main lourde en lançant un plan drastique pour retrouver une profitabilité dans les standards de cette activité. « L'ambition est de retrouver à moyen terme un niveau de profitabilité de 7 % tout à fait correct dans le domaine du spatial », a précisé Patrice Caine. Les activités spatiales du groupe souffrent, comme toute la filière française confrontée à des difficultés inédites. Airbus Space a été lui aussi très touché l'année dernière par les déboires de son activité spatiale (600 millions d'euros de charges dans ses comptes 2023).

Redéploiements : l'Italie épargnée

Dans ce contexte, la direction de Thales a annoncé un vaste projet de mobilité interne au sein de Thales Alenia Space (TAS). Ce plan concerne 1.300 postes (hors Italie), dont 1.000 en France et 300 à définir entre la Belgique (environ 590 salariés), l'Espagne (environ 400) et la Grande-Bretagne (environ 200). « C'est spectaculaire sur la France », a d'ailleurs convenu Patrice Caine même s'il a précisé que « ces talents » allaient être redéployés au sein du groupe. C'est d'autant plus spectaculaire que cette saignée va représenter un peu plus de 22% des effectifs de Thales Alenia Space (TAS) en France (environ 4.500 personnes) alors que les activités de télécoms commerciales consolident un tiers du chiffre d'affaires de TAS (soit environ 700 millions d'euros), avait précisé début mars le directeur financier, Pascal Bouchiat.

C'est donc la gueule de bois à Cannes et Toulouse, les deux sites français de TAS, surtout après deux années commerciales exceptionnelles en 2021 (cinq satellites gagnés) et, surtout, en 2022 (six satellites). Cette année-là, la filiale spatiale de Thales a remporté six des huit compétitions ouvertes auxquelles il a participé dans les satellites de télécoms géostationnaires grâce à son nouveau bijou technologique « Space Inspire ». Mais si le groupe franco-italien a obtenu de nouveaux succès dans l'observation (Iride, I-HAB) et la navigation (Galileo), il n'a gagné aucun contrat en 2023 dans l'activité des télécoms civils, dont le marché mondial a été très peu actif l'année dernière.

Pour autant, il n'y a pas encore le feu au sein de TAS. Le chiffre d'affaires a été stable en 2023 (2,18 milliards d'euros) par rapport à celui de 2022 (2,17 milliards). Les activités d'OEN (Observation, Exploration et Navigation) ont réalisé un chiffre d'affaires en forte hausse en 2023. D'une manière générale, l'activité spatiale de Thales bénéficie de perspectives de croissance favorables dans l'essentiel de ses activités notamment l'observation, l'exploration, la navigation, les télécommunications militaires ainsi que les services.

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Redéploiements au sein du groupe

Tous les salariés concernés seront redéployés en 2024 et 2025 « au sein du groupe, et ce, sans départ contraint », a tenu à rassurer très rapidement le groupe de technologie. « Nous avons énormément de chance chez Thales. Nous sommes capables grâce à nos activités, qui sont en fort développement, de redéployer tous ces talents, a expliqué Patrice Caine. Nous ne nous en séparons pas, nous les mettons à l'abri en les gardant dans nos centres d'ingénierie communs ». Les personnes concernées pourront être redéployées dans un site différent ou sur une activité différente. Cette gestion des ressources humaines est identique à celle que le groupe a eu au moment des difficultés de l'activité aéronautique lors du Covid-19. « Il n'y a pas de sujet social », a donc assuré le patron de Thales.

« Nous allons utiliser nos centres d'ingénierie communs comme nous l'avions fait au moment du Covid-19 dans l'aéronautique. Ce qui nous a été très bénéfique dans la durée puisque, effectivement, nous n'avions perdu aucune compétence dans l'aéronautique le jour où Airbus nous a sélectionné pour le FMS (Flight Management System, ndlr) de nouvelle génération. Nous avions gardé tous nos ingénieurs compétents et nous avons pu bénéficier de ce rebond sans avoir perdu des cerveaux et des talents dont nous avons besoin pour ces nouveaux développements », a expliqué Patrice Caine.

Cette gestion des ressources humaines permettra à TAS le moment venu de rebondir très rapidement si des opportunités commerciales potentielles comme la constellation européenne Iris² ou d'autres projets de ce type, se concrétisent. Pas question non plus pour Thales de se séparer de cette main d'oeuvre précieuse au moment où le groupe recrute énormément (environ 7.000 personnes en France en 2024 et 2025) et où la guerre des talents fait rage en France et ailleurs. Pourquoi ce chiffre de 1.300 personnes qui étonne beaucoup en interne ? Pour moitié, précise-t-on à La Tribune, cette réduction correspond au futur dimensionnement des activités de télécoms commerciales en lien avec le resserrement du marché. Pour moitié, elle traduit la volonté de retrouver un niveau de profitabilité de l'activité spatiale fixé à 7% à moyen terme. Et de façon pérenne.

ArianeGroup plombe TAS

Cette mauvaise passe de TAS dans les télécoms s'explique pour plusieurs raisons. Aussi bien conjoncturelles que structurelles, selon Patrice Caine. Cette activité a été affectée par des retards d'exécution de quelques contrats causés « principalement par des difficultés concernant l'approvisionnement du système de propulsion », selon Thales. Et plus précisément d'une tuyère fournie par ArianeGroup en Allemagne, selon des sources concordantes. Le constructeur d'Ariane 6 a accumulé outre-Rhin des déboires pour développer cet équipement pour les satellites « Space Inspire » de TAS. Et la filiale de Thales, qui avait choisi ArianeGroup pour des raisons de prix, a finalement été contrainte de revenir vers son fournisseur habituel Safran, qui équipait déjà les satellites de Spacebus NEO. Cela a pesé sur la profitabilité de TAS.

« Nous avons pris la décision de changer de fournisseur de façon à assurer le développement et de nous permettre de livrer nos clients en phase avec nos engagements », a confirmé Pascal Bouchiat, qui n'avait pas voulu donner en mars le nom du fournisseur défaillant. « Safran va être le fabricant de moteurs tel que nous l'avons maintenant choisi pour ces satellites Space Inspire ».

Sous pression pour rester dans la course sur le marché des télécoms, le constructeur de satellites a également pâti d'avoir lancé et commercialisé cette nouvelle génération de satellites sans complètement maîtriser certaines technologies, qui avaient encore à ce stade du développement des niveaux de maturité trop bas. « Dans certains cas, il y a des développements qui sont complexes et il est totalement logique que les coûts associés peuvent être significatifs », a fait valoir Pascal Bouchiat. Il a considéré que les « développements majeurs (de ce programme, ndlr) semblent être bien dérisqués (...) Nous pensons vraiment avoir fait le plus gros sur le développement de ce programme de satellite ». Pour autant, TAS va poursuivre en 2024 « des investissements importants de façon à finaliser la mise au point de notre nouvelle gamme de satellites géostationnaires », a-t-il expliqué. « Ce programme mobilise encore nos ingénieurs et une partie de notre ingénierie », a confirmé Patrice Caine.

La filiale de Thales a aussi beaucoup souffert de l'inflation dans le domaine des télécoms civils. Les contrats passés avec les opérateurs de satellites comme Eutelsat, SES, Intelsat... n'ont pas de mécanisme de révision pour tenir compte de l'inflation. Ce sont en général des contrats à prix fixe. Résultat, « l'inflation, c'est pour nous, a expliqué Patrice Caine. Il n'y a pas de mécanisme pour se prémunir de l'inflation contrairement aux contrats militaires où il existe des formules de révision de prix qui nous rendent immune face à l'inflation ». Pour autant, a-t-il rappelé, « tous ces facteurs conjoncturels ne sont pas censés durer mais ils nous ont impactés en 2023 ».

Un marché civil en nette diminution

Depuis quelques années, le marché accessible des satellites géostationnaires est en nette baisse (11 satellites en 2022 et 2023). Loin des chiffres de 2020 quand le marché avait connu un rebond avec une vingtaine de satellites commandés dans le monde. Le marché géostationnaire (GEO) est en déclin. Selon le rapport parlementaire de Cécile Rilhac et d'Aurélien Lopez-Liguori publié en décembre dernier, ce marché devrait se stabiliser à hauteur d'une quinzaine de satellites en moyenne par an dans les dix prochaines années. C'est la raison structurelle pour laquelle Thales va redimensionner à la baisse les activités spatiales de TAS.

« Quand on regarde les dernières années, ce nombre de 20 satellites est devenu 10 et nous pensons que ce niveau va se stabiliser dans les années qui viennent. Il faut se réadapter à ce marché qui est plus bas », a pour part expliqué Patrice Caine. Ce niveau de commandes « est en partie lié effectivement à l'émergence des grandes constellations mais pas uniquement ».

En outre, comme l'a rappelé Pascal Bouchiat, la charge industrielle requise sur les nouveaux satellites « Space Inspire » permet à TAS de réduire « significativement » le nombre de personnes participant à la fabrication de ces satellites par rapport à un satellite géostationnaire de la précédente génération. D'où le redimensionnement des activités de TAS qui va durer deux ans pour permettre de terminer le développement de la génération des satellites « Space Inspire ». « Il faut se remettre à un certain niveau pour rester compétitif et rester compétitif nous permettra de continuer à investir. Car si Thales Alenia Space ne dégage pas de marge, on n'y arrivera pas », a estimé Patrice Caine.

Michel Cabirol

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Commentaires 2
à écrit le 08/04/2024 à 14:58
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Les satellites, ça ne va plus en Europe parce qu'on n'a plus rien pour les lancer : Ariane 6 n'est pas encore en service, et on s'est engueulé avec les Russes qui, du coup, ne viennent plus avec leurs bons Soyouz à Kourou. La seule solution en cas ...

le 08/04/2024 à 20:47
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Pour avoir des satellites à lancer il faut avoir des satellites à vendre et des clients pour les acheter.....Ce n'est pas un problème de lanceur.....

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