
C'est un sujet épineux, qui promet de faire naître des débats houleux : au vu de l'urgence climatique, faut-il faire payer les ménages pour leurs activités polluantes afin de les inciter à s'en détourner rapidement, au risque d'entraîner une hausse généralisée des prix ? En France, c'était toute la question de la fameuse « taxe carbone » sur les carburants de 2018, à l'origine du mouvement des Gilets jaunes. Non supportée par de nombreux automobilistes, en l'absence d'alternatives abordables dans un univers déjà contraint, la mesure avait finalement été abandonnée.
Cinq ans plus tard, l'Europe prépare pourtant un dispositif du même type, portant sur le logement et les transports. Le Parlement européen a en effet adopté mardi l'essentiel de l'ambitieux plan climat de l'Union, baptisé « Green Deal », qui comporte l'extension du marché carbone pour les particuliers. Un point aussi crucial que controversé, alors que les prix de l'énergie atteignent déjà des sommets depuis plus d'un an, grignotant un peu plus le pouvoir d'achat des consommateurs.
Un fonds social pour accompagner les ménages et financer la décarbonation
Aujourd'hui, ce système de tarification du CO2 concerne uniquement les industriels : pour les encourager à réduire leurs rejets de gaz à effet de serre, ceux-ci doivent acheter, depuis 2005, des « permis à polluer » qui couvrent 40% des émissions du Vieux continent, et dont le nombre diminue chaque année. Seulement voilà : avec la nouvelle réforme, les ménages devront eux aussi « faire leur part », puisqu'un prix du CO2 s'appliquera également dès 2027 sur le carburant routier et le chauffage des bâtiments. Et contrairement à une taxe carbone classique, dont l'évolution est fixée par la loi, le prix serait déterminé par l'offre et la demande, donc fluctuant et imprévisible.
De quoi provoquer l'ire de la gauche française, soucieuse de l'impact social d'un tel mécanisme.
« Rien n'a été appris des Gilets jaunes », a ainsi déploré dans la foulée l'eurodéputée Manon Aubry (GUE/NGL, gauche radicale).
Pourtant, l'équation n'est pas tout à fait la même qu'en 2017. Car le texte de l'UE prévoit de plafonner le prix du CO2 à 45 euros la tonne « au moins jusqu'en 2030 », et de reporter à 2028 l'entrée en application si l'envolée actuelle des cours de l'énergie se poursuivait. Surtout, un fonds social doté de 86,7 milliards d'euros sur sept ans est prévu afin d'atténuer les conséquences pour les ménages les plus à risque. Le but : récupérer une partie des recettes de ce nouveau marché carbone afin de soutenir les foyers vulnérables et les petites entreprises face à la hausse des tarifs à la pompe, du gaz et du fioul qu'engendrera la mesure.
Concrètement, ce fonds fournirait, si besoin, une aide directe au revenu de certains consommateurs de manière temporaire et limitée, mais également un soutien aux États membres pour financer des mesures de plus long terme, comme les aides à la rénovation des bâtiments ou la décarbonation du chauffage et des transports.
Manque de vision sur le long terme
Reste que ces dispositifs risquent de ne pas suffire, alerte Camille Defard, cheffe du Centre Energie de l'Institut Jacques Delors et chercheuse en politique européenne de l'énergie. Car la décarbonation du chauffage et des transports fait face à de nombreux obstacles non-liés aux prix, fait-elle valoir.
« Les fortes augmentations des cours du pétrole et du gaz que l'on connaît depuis plus d'un an n'ont pas conduit à des vagues de rénovation significative ou à une électrification massive des transports. D'autres politiques plus larges doivent donc être mises en œuvre en parallèle, pour que le signal prix soit efficace », explique la chercheuse.
D'autant que si ces secteurs « se trouvent sous leur trajectoire de décarbonation » d'ici à 2030, c'est-à-dire que les consommateurs manquent d'options moins polluantes et intéressantes économiquement pour s'en détourner, « le prix du carbone devrait être très élevé pour être efficace, de 150 à 250 euros la tonne de CO2 », affirme Camille Defard.
Or, le fameux fonds social censé financer ces politiques de décarbonation ne verrait le jour qu'en 2026, et de manière très progressive. « Il faut le lancer dès aujourd'hui. Si on n'accélère pas significativement les investissements pour offrir des alternatives à temps, le marché carbone entraînera un très gros risque politique et social », prévient la chercheuse. Il faut dire que jusqu'ici, les gouvernements ont plutôt livré des efforts de court terme afin de masquer ce signal-prix, notamment en France, avec des subventions massives et non ciblées vers les plus précaires, comme le bouclier tarifaire sur le gaz et l'électricité.
Disparités entre les pays
Enfin, sans accompagnement massif, un tel système risquerait de frapper plus durement certains pays : selon les statistiques de l'Union européenne sur les revenus et les conditions de vie, 30% de la population bulgare se trouvait en situation de précarité énergétique en 2019, contre 2% seulement au Luxembourg.
Signe des disparités, le sujet divise d'ailleurs les Etats européens ; en juin dernier, les positions des Etats semblaient même inconciliables. Car tandis que la Slovaquie, la Hongrie, la Pologne, l'Italie, les pays baltes ou encore la Grèce, exigeaient un fonds social ambitieux pour compenser le choc à venir, refusant de sacrifier leur cohésion sociale sur l'autel du climat, d'autres pays, parmi lesquels l'Allemagne, la Suède, la Finlande, le Danemark ou les Pays-Bas, martelaient leur souhait d'accélérer la décarbonation, sans pour autant financer la transition des premiers. Un compromis a finalement été trouvé entre les deux positions, avec un cofinancement de 25% du fonds par les Etats - contre 50% demandé par la Commission.
Reste à voir si le sujet pourrait s'embraser. « La hausse actuelle des prix de l'énergie n'a pas ressuscité le mouvement des Gilets jaunes, car elle est liée à des facteurs géopolitiques difficiles à enrayer. Mais là, les gouvernements ont choisi et voté cette mesure. Si elle entraîne une hausse des factures, il peut donc y avoir une cristallisation du mécontentement ! », souligne Camille Defard. Pour sûr, la question de savoir où placer le curseur entre un signal-prix ambitieux afin de décarboner rapidement l'économie, et l'acceptabilité par la population de ce signal-prix, n'a pas fini de faire couler de l'encre.
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