La crise sans précédent qui secoue le marché de l'énergie frappe de plein fouet certains particuliers, mais ils ne sont pas les seuls à en subir les conséquences. En témoigne la situation dans la commune d'Auby (Nord), où la dernière usine à fabriquer du zinc en France, Nyrstar, annonçait à la mi-décembre son intention de stopper son activité dès le 2 janvier 2022, et ce pour au moins deux mois. La raison : une flambée historique des tarifs de l'électricité, matière première indispensable à la production de ce métal, qui entraîne une explosion inédite des coûts de production. De quoi menacer l'emploi des quelque 300 salariés du site, aggraver un peu plus encore l'inflation, et même engendrer le risque d'une rupture d'approvisionnement.
Si le redoux des derniers jours a finalement calmé les marchés sur le court terme et repoussé l'échéance, l'urgence reste prégnante. « Vitale », même, s'alarme Frank Roubanovitch, président du CLEEE, une association de grands consommateurs français d'électricité et de gaz. Car à Auby et ailleurs, les industriels très gourmands en électricité, dans les secteurs de la sidérurgie et de la chimie notamment, n'espèrent qu'une chose : voir la tendance s'inverser rapidement. Sans quoi « certains vont finir par fermer définitivement », asséchés par la « situation critique », prévient Frank Roubanovitch. Un constat également dressé par l'Union des industries utilisatrices d'énergie (UNIDEN), qui alertait le mois dernier sur « les milliers d'emplois industriels à risque en 2022 » :
« Des petites entreprises nous contactent car elles font face à des factures de quelques centaines de milliers d'euros d'électricité, voire n'ont plus de contrat ! Récemment, une scierie a par exemple décidé de louer des groupes électrogènes au fioul pour ne pas avoir à s'approvisionner sur le marché de gros. Mais cela va se répercuter sur les prix de vente. Sans compter que le signal est très mauvais, au moment où l'on doit décarboner l'économie et l'industrie », avance Fabrice Alexandre, porte-parole de l'UNIDEN.
Une mesure annoncée dans les prochains jours
Dans ce contexte, le CLEEE comme l'UNIDEN placent de grands espoirs dans une réponse forte des pouvoirs publics. « Il faut qu'une décision soit prise, et très vite », presse Frank Roubanovitch. Et cette réponse pourrait bien être imminente : Bercy multiplie les déclarations en la matière depuis le début de la semaine, et affirme plancher en coulisses sur la question. « Cela devient insupportable économiquement de produire », a elle-même reconnu ce mercredi matin la ministre déléguée à l'Industrie, Agnès Pannier-Runacher, sur BFM Business.
« Nous travaillons avec EDF à une solution complémentaire. Nous présenterons cette solution dans les prochains jours », a ainsi fait valoir lundi le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, dans un entretien au Figaro.
En octobre, le gouvernement avait pourtant déjà agi, en annonçant plusieurs « pistes ». Parmi lesquelles la baisse de la TICFE [Taxe intérieure sur la consommation finale d'électricité, qui représente la quasi-totalité des taxes sur l'électricité, ndlr] pour les entreprises, ou encore l'adaptation du mécanisme de compensation des coûts indirects du CO2. Mais ces dispositifs, s'ils sont « bienvenus », sont loin d'avoir suffi, regrette aujourd'hui Fabrice Alexandre.
Le patron d'EDF montre les dents
Concrètement, le gouvernement espère cette fois accompagner une catégorie précise d'entreprises, particulièrement en difficulté : celles qui n'ont pas acheté en avance leur électricité pour l'année 2022. Des sociétés que le PDG d'EDF, Jean-Bernard Levy, avait qualifiées mardi « d'imprévoyantes » pour ne pas s'être « couvertes » convenablement face à la hausse des cours, tout en admettant qu'il allait falloir regarder « commercialement » ce qui peut être fait « pour des situations particulières ».
« Ce n'est pas très juste de les qualifier d'imprévoyantes. Quand on achète très à l'avance, on prend des risques. Certaines entreprises ne l'ont pas fait, car elles attendaient de connaître mieux leur carnet de commande, après la reprise économique. Une bonne partie attendait aussi que les prix sur le marché baissent, ce qui, a posteriori, s'est avéré tout sauf payant. Mais il est difficile de prévoir l'avenir ; le vice-président de la Commission européenne Frans Timmermans lui-même affirmait en octobre que la hausse serait très ponctuelle ! », justifie Frank Roubanovitch.
« En fait, les professionnels ont trois solutions », précise Jacques Percebois, directeur du Centre de recherche en économie et droit de l'énergie (CREDEN). Certains peuvent bénéficier d'un « contrat à prix fixe » pour la livraison de leur électricité, notamment les gros producteurs d'aluminium. Ou encore « voir leur contrat indexé sur le tarif réglementé de vente ». Mais, en réalité, la plupart « suivent le marché de gros », avec une facture fluctuante selon le niveau du prix spot. « Ces derniers sont aujourd'hui très vulnérables », note Jacques Percebois.
D'autant qu'un autre paramètre aggrave un peu plus leur situation, selon le CLEEE et l'UNIDEN : le niveau du plafond à l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH). Concrètement, ce mécanisme permet depuis 2011 aux fournisseurs « alternatifs » (c'est-à-dire autres qu'EDF), qui ne peuvent posséder aucune centrale nucléaire, de proposer à leurs clients des prix compétitifs en achetant de l'électricité auprès d'EDF à prix coûtant (sans bénéfice pour ce dernier), plutôt qu'à celui du marché. Ce tarif étant fixé par les pouvoirs publics à 42 euros le mégawatt heure (MWh), l'ARENH représente logiquement un avantage considérable pour ces opérateurs au moment où les cours s'envolent à plus de 300 euros le MWh.
Mais alors que le plafond de cet ARENH a été fixé à 100 TWh par an (sur les 400 TWh annuels environ produits par le parc nucléaire français chaque année), la demande a dépassé les 160 TWh en 2021. Par conséquent, il a été écrêté, ce qui oblige désormais les fournisseurs alternatifs des entreprises à s'approvisionner sur le marché de gros pour les TWh manquants, afin de compléter leurs besoins en électricité pour 2022... au moment même où les prix sont les plus élevés.
Vers une revalorisation du plafond de l'ARENH ?
Dans ces conditions, la fameuse « solution complémentaire » du gouvernement pourrait justement concerner le volume d'ARENH accordé aux fournisseurs. « C'est l'une des hypothèses sur la table », fait valoir Frank Roubanovitch. Agnès Pannier-Runacher a d'ailleurs affirmé mercredi que le faible coût de l'électricité en France pour les industriels, permis par le nucléaire dans certains quotas définis à l'avance, était « essentiel », et expliquait « que nous [ayons] les deux derniers sites d'aluminium en fonctionnement en Europe ».
« Plusieurs indices montrent qu'il pourrait y avoir un peu plus d'ARENH pour le deuxième semestre 2022, et potentiellement pour 2023. D'où le fait de devoir négocier avec EDF », relève Nicolas Goldberg, consultant Energie à Colombus Consulting. Une demande martelée depuis des années par l'UNIDEN et le CLEEE, mais jusqu'ici inenvisageable pour l'électricien français, Jean-Bernard Levy qualifiant le mécanisme de "poison". Pour cause, le groupe y perdrait beaucoup, à l'heure où sa dette dépasse les 40 milliards d'euros, et alors même qu'il fait face à un mur d'investissements.
« Si le plafond de l'ARENH passe à 150 TWh, mais sans revoir le prix de 42 euros, cela reviendrait à spolier EDF. La condition du groupe, c'est que le prix augmente. Selon la Commission de régulation de l'énergie (CRE), il devrait prendre +15% », précise Jacques Percebois.
Et même si ce double changement est possible, et prévu par la loi, la Commission européenne s'y est toujours opposée. « Elle considère que ça représente une aide de l'Etat en faveur des entreprises. Elle bloque toute modification du prix et du plafond », affirme Frank Roubanovitch.
Prix administrés
Enfin, le CLEEE retient aussi une autre hypothèse : « l'Etat pourrait mettre en place un prix administré à titre exceptionnel et provisoire », fait valoir Frank Roubanovitch. Celui-ci serait « beaucoup plus élevé que l'ARENH », mais « beaucoup moins que le prix du marché actuel », précise-t-il, avec un « compromis autour de 80-100 euros le MWh ». L'idée : plafonner la hausse des prix à un niveau qui resterait supportable pour les entreprises.
« Celles-ci pourraient bénéficier de ce prix administré pendant l'année 2022, avant que le plafond de l'ARENH ne soit réévaluer en 2023. C'est une mesure qu'on pousse très fortement, et qui viserait directement les entreprises confrontées à des niveaux de prix absolument excessifs », développe-t-il.
Reste que rien « n'a encore été arrêté », a précisé Agnès Pannier-Runacher ce mercredi matin, et qu'il est difficile de prévoir ce que le gouvernement a en tête. D'autant qu'un autre acteur pourrait s'inviter dans les négociations : la Commission européenne veille au grain, et, malgré la crise exceptionnelle, pourrait bien freiner d'éventuelles mesures qui risqueraient de fausser la concurrence sur le marché européen de l'énergie.
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