Pour contourner la Russie, l'Union européenne mobilise 10 milliards d'euros en Asie centrale

Encore réduits aujourd'hui, les échanges commerciaux entre l'Europe et l'Asie centrale sont amenés à se multiplier dans les prochaines années, bien aidés par la mise au ban de la Russie par les puissances occidentales. Mais encore faut-il pour cela des infrastructures de transport capables de soutenir cette croissance. D'où la volonté de Bruxelles de mettre la main à la poche pour accélérer cette évolution.
Léo Barnier
L'Europe tend la main à l'Asie centrale pour renforcer leurs échanges commerciaux.
L'Europe tend la main à l'Asie centrale pour renforcer leurs échanges commerciaux. (Crédits : JOHANNA GERON)

Si développer les relations commerciales entre l'Union européenne et l'Asie centrale semblent avoir du sens sur les plans économique et géopolitique, l'affaire n'est pas simple quand les voies de communication les plus directes passent en plein cœur de la Russie. C'est à cette équation que se sont attelés les participants au Forum des investisseurs pour une Connectivité des transports entre l'UE et l'Asie centrale, qui se tient aujourd'hui et demain à Bruxelles. Et pour la résoudre, la Commission européenne et plusieurs institutions internationales se sont engagées financièrement pour débloquer jusqu'à 10 milliards d'euros d'investissements, avec comme objectif de développer cette connectivité sans passer par la Russie.

« Le forum des investisseurs marque une étape décisive dans la réalisation de la vision ambitieuse du corridor de transport transcaspien. Ensemble, nous nous efforçons d'établir une liaison plus rapide et plus fiable entre l'Europe et l'Asie centrale, de renforcer les liens et d'ouvrir de nouvelles voies à la coopération et au commerce », s'est réjoui Valdis Dombrovskis, vice-président exécutif de la Commission européenne chargé d'une économie au service des citoyens, et commissaire chargé du commerce, dans un communiqué.

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Relier les continents en 15 jours

Cet investissement de 10 milliards d'euros doit ainsi permettre de développer ce « corridor de transport transcaspien », qui se voudra ultramoderne, multimodal, efficace et durable. Il doit permettre de relier le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, le Turkménistan et l'Ouzbékistan à l'Est de l'Europe. Ce qui, par extension, doit aussi permettre de relier les hubs d'Asie, et notamment de Chine, en l'espace de 15 jours. Voire 13 à l'horizon 2040.

Ce réseau de transport devrait s'articuler autour d'un axe ferroviaire central à travers le Kazakhstan, jusqu'à la mer Caspienne. Un maillage routier doit permettre d'assurer la desserte des autres pays de la région. Le reste du voyage nécessitera plusieurs ruptures de charge : la voie maritime pour franchir la mer Caspienne, puis la voie terrestre pour traverser le Caucase, et à nouveau la voie maritime pour franchir la mer Noire. De là, plusieurs possibilités seront disponibles pour toucher l'Europe, via la Roumanie et la Bulgarie. La Turquie, qui participe au Forum, comme les Etats caucasiens, peut également offrir une alternative terrestre.

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Nombreux obstacles

Pour établir ce trajet, les participants au Forum des investisseurs se sont appuyés sur une étude menée en juin 2023 par la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), financée par la Commission européenne. Celle-ci a identifié 33 besoins en infrastructures matérielles, et 7 actions clés en matière de connectivité douce pour « améliorer considérablement l'efficacité opérationnelle et l'attractivité économique des réseaux de transport transcaspiens ».

Et pour cause, de nombreux points de blocage vont devoir être levés avant d'arriver à un tel résultat. L'étude de la BERD pointe ainsi le fait que « l'itinéraire de transport international transcaspien [...] bien que plus court que le corridor nord (7.000 km), cette route est actuellement soumise à des délais imprévisibles, qui varient de 14 à 45 jours, mais qui peuvent aller jusqu'à 60 jours en fonction des circonstances ». Le corridor nord en question, c'est la route qui passe par la Russie, longue de 10.000 km mais avec des temps de transport de 14 jours en moyenne.

L'étude met aussi en avant le manque de transparence dans le tarif et l'accès équitable aux infrastructures, l'harmonisation limitée de la régulation, les limites capacitaires et la non-compétitivité des temps et des coûts de transports, les opportunités limitées pour le secteur privé de participer, et le manque d'approche unifiée pour la gestion du corridor. Ce qui fait tout de même beaucoup de barrières à lever.

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10 milliards sur la table

D'où la nécessité d'un investissement massif, à hauteur de 10 milliards d'euros, pour des projets à venir ou déjà en cours. La Banque européenne d'investissement (BEI) va financer une partie de cette somme, à travers des prêts garantis par la Commission européenne. Elle a signé plusieurs protocoles d'accord, pour un montant total de 1,47 milliard d'euros, avec les gouvernements du Kazakhstan, du Kirghizstan et de l'Ouzbékistan, ainsi qu'avec la Banque de développement du Kazakhstan.

La BERD s'est pour sa part engagée dans un protocole d'accord avec le Kazakhstan, pour fournir une réserve d'investissements d'une valeur de 1,5 milliard d'euros. Ils serviront pour des projets déjà en préparation « pour le développement global de la connectivité des transports dans la région de l'Asie centrale », selon le communiqué. Ces fonds doivent permettre de débloquer d'autres investissements, portés par différents acteurs financiers internationaux.

Perspectives alléchantes

Si les efforts à fournir sont conséquents, l'enjeu financier est grand. Selon l'étude de la BERD de juin 2023, les échanges commerciaux entre l'UE et l'Asie centrale ont représenté 47,5 milliards d'euros en 2022, soit près de 40 % de croissance en 10 ans. L'Asie centrale est un marché d'importation pour l'Europe - deux tiers des échanges vont de l'Asie vers l'Europe - avec des matières premières et des produits transformés : minéraux, métaux de base et produits dérivés, ainsi que des produits chimiques et associés. Et ils recouvrent une dimension parfois stratégique : les éponges et semi-produits en titane kazakhes sont ainsi devenus essentiels pour l'industrie aéronautique depuis la volonté des industriels occidentaux de s'affranchir de la Russie.

L'Asie centrale peut également devenir un point de passage dans les flux commerciaux terrestres avec la Chine. Ils ne représentent aujourd'hui que 10 % des volumes échangés (80 à 85 % passent par le transport maritime), mais ils pourraient être amenés à se développer. Depuis plus d'une dizaine d'années, Chinois et Européens se montrent ainsi actifs pour étoffer le fret ferroviaire, avec une accélération face à l'envolée des prix du maritime pendant le Covid, mais celui-ci passait essentiellement par la Russie jusqu'à l'invasion de l'Ukraine. D'où une place à prendre pour l'Asie centrale.

Le rapport de la BERD prévoit ainsi que le nombre de conteneurs équivalent vingt pieds (EVP) en transit par ce réseau de transport transcaspien devrait passer d'environ 18.000 unités en 2022 à 130.000 d'ici 2040, si les activités continuent à se développer telles quelles. Mais il pourrait s'envoler si les investissements annoncés se réalisent. Le potentiel est ainsi établi à 865.000 à l'horizon 2040, et 470.000 de plus si la conteneurisation en Asie centrale s'intensifie.

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Impact local

Selon le rapport, cela « ne soutiendrait pas seulement le transport Europe-Asie, mais contribuerait également à la croissance économique et à la transformation de l'Asie centrale ».

« Cet ambitieux réseau de transport soutiendra la croissance économique, créera des emplois locaux, reliera les gens aux services, tout en contribuant à l'intégration régionale », a souligné Margaritis Schinas, vice-président de la Commission, chargé de la promotion de notre mode de vie européen.

Cette démarche d'investissement de l'Union européenne s'inscrit dans le cadre de sa stratégie Global Gateway (« porte d'entrée mondiale »), qui combine des ambitions commerciales et de soft power dans des domaines tels que le numérique, les transports, l'énergie, mais aussi la santé, l'éducation et la recherche. Un programme dans lequel la « Team Europe », qui réunit les institutions politiques et financières de l'Union, dit « viser à mobiliser ensemble jusqu'à 300 milliards d'euros d'investissements publics et privés entre 2021 et 2027 », et ce, afin de « créer des liens essentiels plutôt que des dépendances ».

Léo Barnier

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Commentaires 5
à écrit le 30/01/2024 à 8:07
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La générosité de nos dirigeants européistes avec notre argent est reconnue dans le modne entier ! LOL ! Vite un frexit.

à écrit le 29/01/2024 à 22:49
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300 milliards? Mais d ou sort le pognon ? A qui va profiter ce pognon ? Certains pays Asie centrale - il y a de belles civilisations et un islam modéré pour certains - joueront le jeu d autre pas … c est plutôt risqué et ca nous rend toujours dépen...

à écrit le 29/01/2024 à 22:49
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300 milliards? Mais d ou sort le pognon ? A qui va profiter ce pognon ? Certains pays Asie centrale - il y a de belles civilisations et un islam modéré pour certains - joueront le jeu d autre pas … c est plutôt risqué et ca nous rend toujours dépen...

le 30/01/2024 à 10:54
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@Filou La provenance de l’argent n’est pas un secret. L'UE est financée exclusivement par ses quelques contributeurs nets. La majeure partie de l’argent vient d’Allemagne. La part allemande du total des paiements nets est d'environ 50 pour cent, soi...

à écrit le 29/01/2024 à 21:51
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Droit dans le mur ,ils creusent encore et nous on raque

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