LA TRIBUNE - La semaine dernière, le Parlement a voté le texte ainsi que le calendrier de décarbonation des poids lourds. L'objectif est d'atteindre une réduction de 90% des émissions CO2 d'ici 2040. Êtes-vous satisfait de ces avancées en matière de décarbonation ?
WILLIAM TODTS - Nous sommes satisfaits, mais ce n'est que le début. Dans nos modèles, les transports représenteront 40% des émissions en 2030. Ils deviennent donc le problème le plus important. Nous n'avons rien fait depuis des décennies et nous essayons de rattraper ce retard depuis 4 ans. Nous avons 25 ans pour tout transformer, car en 2050, nous souhaitons que tous les transports soient décarbonés. C'est un travail incroyable que l'Europe fait. Le vote du Parlement et la proposition de la Commission sont extrêmement importants, c'est ce qui va faire bouger le marché des camions.
Il y a d'ailleurs deux choses qui font avancer l'innovation : les normes CO2 qui contraignent les constructeurs, ainsi que les Zones à faibles émissions (ZFE). Après, il est vrai que réduire de 90% les émissions pour 2040 n'est pas suffisamment ambitieux, car nous n'atteindrons pas 100% des camions décarbonés en 2050. Mais, avant de parler de cette échéance, il faut déjà se concentrer sur celle de 2030 qui est de réduire de 45% les émissions de CO2, c'est-à-dire de faire passer les ventes de camions électriques de 3-4% actuellement, à 30% voire 40% en 7 ans.
Un amendement soutenu par le PPE (droite) a laissé ouvert le recours à des biocarburants et carburants synthétiques « neutres en carbone » dans la feuille de route des camions. Qu'en pensez-vous ?
Nous avons été déçus de cet amendement, qui n'a été accepté qu'à 7 votes près. C'est l'industrie pétrolière qui l'a proposé, et ce n'est pas pour défendre les biocarburants, parce qu'il y a déjà une obligation d'incorporation des biocarburants actuellement. Le Conseil et les Etats membres sont contre les biocarburants, les constructeurs également car ils ont besoin de clarté pour les investissements.
Je pense que cela ne passera pas auprès du Conseil et des Etats membres (qui doivent approuver définitivement le texte, ndlr). A mon avis, ils vont faire comme pour les voitures, c'est-à-dire ouvrir la porte seulement aux carburants de synthèse produits à partir d'hydrogène.
Aurait -il fallu une ligne plus claire en termes de technologies pour décarboner le secteur des poids lourds ?
Je pense qu'il faut toujours garder les yeux ouverts, mais ne pas être aveugle sur ce qu'il se passe dans le marché. Et tout le monde a compris ce qu'il se passe : 90% des modèles annoncés par les constructeurs sont des modèles électriques. L'hydrogène, c'est 10%. Dans la loi sur les infrastructures (Afir), il y a une obligation de déploiement de bornes électriques pour les camions en 2025 et pour l'hydrogène en 2030. La direction est suffisamment claire et les constructeurs ont également fait un choix. Maintenant, le plus grand défi reste celui de l'industrialisation. Il y a un risque que les constructeurs reproduisent les mêmes erreurs que sur les voitures électriques, c'est-à-dire de se faire dépasser par les Américains et les Chinois.
Justement, quels sont constructeurs en avance sur le marché du camion électrique ?
Tesla est très en avance, ils construisent, en ce moment, une usine aux Etats-Unis. Et leur camion sera probablement le meilleur du marché, puisqu'ils produisent un camion très aérodynamique et conçu pour l'électrique. En Europe, les constructeurs mettent des batteries dans des camions diesel. Résultat, les camions sont très chers et peu efficaces au niveau énergétique. C'est un point sur lequel les constructeurs européens doivent évoluer.
Faut-il envisager des mesures pour protéger l'industrie européenne ?
Je pense que vis-à-vis de la Chine, oui. L'enquête qu'a lancée la Commission sur les subventions aux voitures électriques chinoises est très bien. C'est un signal très important, non seulement pour la Chine, mais aussi pour les constructeurs qui fabriquent là-bas, comme Renault ou Tesla. Après, si on le fait avec la Chine, pourquoi ne le ferait-on pas avec les Etats-Unis et leur IRA (Inflation Reduction Act, ndlr)? Actuellement, avec le conflit en Ukraine et des discussions sur l'acier, l'Europe s'aligne sur les Etats-Unis.
Mais la fabrication d'une batterie électrique là-bas bénéficie d'une subvention de 45 dollars par kWh. Sachant que le prix moyen d'une batterie est situé entre 100 à 120 dollars, c'est fou ! Il faut taxer non seulement les voitures, les camions, mais aussi les batteries. Je suis très fan de la politique industrielle française qui cherche à développer une vallée de la batterie autour de Dunkerque. En revanche, si en 2025 ou 2026, les Américains et les Chinois commencent à exporter des batteries subventionnées en Europe, comment résiste-t-on ? Soit on protège notre industrie, soit la perd.
Le prix justement, c'est l'un des freins principaux, que l'on retrouve dans l'achat de camion électrique (il coûte deux fois plus cher que son équivalent thermique, ndlr). Pour les voitures électriques, la France met en place des subventions sous forme de bonus, faut-il faire de même pour les poids lourds ?
Oui, le prix à l'achat pose question. Et effectivement, c'est compliqué d'avoir de l'aide pour les camions. Il s'agit d'un système d'appel à projets, mais le montant n'est que de 55 millions d'euros en France. Aux Pays-Bas, ils ont 60 millions d'euros dans un pays beaucoup plus petit avec moins de camions. Si on veut accélérer sur la décarbonation, il faut que les aides changent, et il faut les simplifier. Mais il faut également une visibilité à long terme. En France, nous ne savons pas encore combien d'argent il y aura dans l'enveloppe budgétaire l'année prochaine. Or, nous sommes en novembre !
Difficile également d'avoir une visibilité sur les Zones à faibles émissions (ZFE) en France. Clément Beaune a encore répété récemment qu'il souhaitait plus d'harmonisation, en particulier pour la livraison, qui concerne les poids lourds. Que pensez-vous de ces règles ?
Personnellement, je pense que la qualité de l'air est un sujet très local et il y a d'énormes différences entre les villes. Je suis en faveur d'une flexibilité selon les métropoles, mais sous un cadre harmonisé. La France n'est pas la seule à mettre en place des zones à faibles émissions. À Londres, c'était très compliqué avant la mise en place et, finalement, depuis, tout se passe bien. Les poids lourds sont responsables 20% des déplacements dans les villes, mais de 45% des émissions de particules fines dans l'air. C'est beaucoup plus facile de changer les poids lourds, comme ils sont en nombre limité, que de changer toutes les voitures...
N'avez-vous pas peur que toutes les feuilles de route de décarbonation soient modifiées avec le changement de gouvernance européenne l'année prochaine ?
C'est une question difficile. Toutefois, l'industrie n'a pas besoin de changement de cadre. Ils ont mis du temps à accepter, mais ils n'ont pas d'intérêt à tout changer. La date, les pourcentages de réduction des émissions... Tout cela peut changer, mais je ne crois pas qu'ils remettront en question la direction affichée. Je suis plutôt confiant.
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