Le chantier de mise à grand gabarit de la Seine amont n'a pas encore obtenu sa déclaration d'utilité publique et pourtant, les associations de défense de l'environnement sont déjà sur le qui-vive.
"Ce dossier ne fait que commencer. Nous sommes au stade de l'enquête publique mais en période de confinement, on ne peut pas facilement faire entendre les oppositions", déplore Yvon Dupart, administrateur de France Nature Environnement Seine-et-Marne et porte-parole de 56 associations locales de défense de l'environnement.
Sa pétition en ligne contre le "grand projet inutile" a reçu un peu plus de 800 signatures. Elle sera remise prochainement au préfet de Seine-et-Marne. "Si la future déclaration d'utilité publique ne prend pas en compte nos arguments, nous sommes prêts à formuler un recours gracieux et à aller plus loin s'il est rejeté. On a vu ce que cela peut donner avec le barrage de Sivens", menace Yvon Dupart.
L'objet de la colère ? Un chantier de 28,5 kilomètres entre Bray-sur-Seine (Seine-et-Marne) et Nogent-sur-Seine (Aube). D'un montant de 343 millions d'euros, le projet est conduit sous la maîtrise d'ouvrage de Voies navigables de France (VNF), l'opérateur public des 6.700 kilomètres de canaux, fleuves et rivières canalisées qui sillonnent le pays. Aux confins de l'Ile-de-France et du Grand-Est, la Seine n'est navigable actuellement que pour des péniches dont le gabarit n'excède pas 650 tonnes. Un gabarit supérieur, jusqu'à 2.500 tonnes, a été jugé plus approprié par VNF.
"Le projet consiste à mieux adresser l'offre fluviale, vis-à-vis d'un marché qui existe déjà, et à assurer la pérennité du transport fluvial dans ce secteur", propose Dominique Ritz, directeur territorial chez VNF pour le bassin de la Seine.
Le grand gabarit bénéficierait en premier lieu aux céréaliers et aux carriers de la région. Le groupe Soufflet par exemple a établi ses bases historiques à Nogent-sur-Seine, et son entrepôt principal se situe à Rouen. Le transport de granulats depuis les gravières de l'Aube et de la Seine-et-Marne représente aussi un enjeu majeur pour les chantiers d'aménagement du Grand-Paris. "Le trafic actuel s'établit entre 2 millions de tonnes et 3 millions de tonnes par an. L'essentiel de ces marchandises sont destinées au port de Rouen, premier port céréalier en France et en Europe. Si on ne fait pas ce projet, ces marchandises vont repasser par la route", prévient Jean Auternaud, chef du projet Bray-Nogent chez VNF. "L'union portuaire Haropa replace la voie d'eau au cœur de la problématique", ajoute Dominique Ritz.
Fluvial contre ferroviaire
"Il faut bien sûr prendre en compte ces problématiques économiques. Soufflet est l'une des plus grandes entreprises de l'Aube. Tout le monde dans ce département est intéressé par les retombées financières", reconnaît Yvon Dupart.
Face au fret fluvial, France Nature Environnement préfère cependant le rail. "La voie ferrée dessert déjà actuellement le site où est implanté l'entreprise Soufflet à Nogent-sur-Seine. Il existe un double réseau ferroviaire adapté à ce transport, qui permet d'aller jusqu'à Rouen, et pour lequel des travaux importants ont été réalisés ou sont en cours", ajoute Bernard Bruneau, président de France Nature Environnement Seine-et-Marne. "Mais il est difficile pour le fret ferroviaire de passer à travers l'Ile-de-France", répond Dominique Ritz.
Les associations qui s'opposent au projet pointent aussi les risques de crues augmentés par la mise à grand gabarit de la Seine. "En cas de crue centennale, comme en 1910, l'eau arriverait plus vite sur Melun, Evry, Maisons-Alfort et sur Paris. En 2013, l'OCDE a calculé qu'une nouvelle crue centennale de même ampleur aurait des conséquences économiques catastrophiques en Ile-de-France, évaluées à 100 milliards d'euros", rappelle Yvon Dupart. "Nous avons modélisé les crues du siècle dernier et levé 250 kilomètres de cours d'eau, sur la Seine et son réseau hydrographique secondaire. Nous n'aurons pas d'impact sur aucun épisode de crue. Cette ambition doit être renforcée par la création des casiers de la Bassée, des aménagements destinés à la régulation des crues", répond Jean Auternaud.
En février 2019, en pleine élaboration de la loi d'orientation des mobilités (LOM), l'ex-ministre des Transports Elisabeth Borne s'est rendue chez Soufflet, où elle a présidé une table ronde sur les enjeux de logistique fluviale et ferroviaire pour la région. "La réalisation du canal entre Bray et Nogent-sur-Seine permettrait de gagner en compétitivité avec un gain attendu de 15 à 20% sur l'axe Seine", avait immédiatement confirmé la direction du groupe céréalier. Opération réussie : la mise à grand gabarit de la Seine amont, rattachée à l'opération Canal Seine Nord Europe, a été inscrite dans la LOM du 24 décembre 2019 et 125 millions seront financés par l'État, pour la phase travaux, sur la période 2028-2032. "Techniquement, nous pourrons être prêts dès 2025 ou 2026", précise Dominique Ritz. "Le chantier pourrait créer 1250 emplois par an pendant cinq ans", calcule Jean Auternaud.
Serpent de mer
Les prochaines étapes seront scrutées avec attention par les associations environnementales. Quatre collectivités territoriales seront appelées à co-financer le projet : régions Ile-de-France (35,6 %) et Grand-Est (35,6 %), départements de Seine-et-Marne (14,4 %) et de l'Aube (14,4 %) . Les élus de l'Aube ont été les plus prompts à s'engager, en émettant un voeu le 26 janvier 2021. L'assemblée départementale demande à l'Etat de "confirmer le bouclage financier de cette opération" et de mettre en œuvre un financement "dans les meilleurs délais de façon à permettre l'engagement des travaux aussitôt achevées les études et procédures". L'Union européenne devrait participer au financement à hauteur de 40 % hors taxes des coûts du chantier, dans le cadre du volet transports de son Mécanisme pour l'interconnexion de l'Europe (MIE). "Ce projet concerne aussi nos capacités agricoles. Je n'adhère pas à l'idée qu'il puisse être traité comme un serpent de mer, et c'est pourquoi nous allons lui accorder une part de financement conséquente", prévient Lilla Merabet, vice-présidente sortante (MoDem) du Conseil régional du Grand-Est chargée de la compétitivité, de l'innovation et du numérique. La campagne éclair qui précèdera les élections départementales et régionales du 20 juin et du 27 juin devrait permettre aux candidats de prendre position sur ce projet de mise à grand gabarit sur la partie amont de l'axe Seine.
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