Au départ du port industriel de Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), il ne faut pas naviguer plus de quarante-cinq minutes pour apercevoir l'ébauche d'un projet gigantesque, dont le chantier se déploie en plein océan. C'est ici, à une dizaine de kilomètres au large du Croisic, que le premier parc éolien en mer français verra bientôt le jour, avec la mise en service dès l'an prochain de quatre-vingt machines, étendues sur autant de kilomètres carrés.
Pour l'heure, aucun de ces futurs géants à pales, qui culmineront à 180 mètres, n'est encore en place. Mais une petite trentaine de pieux jaunes hauts de 25 mètres mouchettent déjà le paysage, impatients de recevoir mats, pales et autres nacelles.
Si le tableau impressionne, l'essentiel est invisible : chacun de ces poteaux s'enfonce profondément dans la roche sous-marine, forée ou battue à l'aide d'un marteau hydraulique, et tisse sous la terre un vaste réseau de câbles électriques. Une infrastructure complexe qui a nécessité 2 milliards d'euros d'investissement, et sera la première au monde installée « dans des conditions de plein océan » et « sur fonds rocheux », explique Olivier de La Laurencie, porteur du projet chez EDF Renouvelables.
Agrippé sur le pont du bateau, Jean-Louis Bal, le président du Syndicat des énergies renouvelables, ne cache pas sa satisfaction face à ce spectacle. « La filière démarre véritablement après de longues années d'attente », lâche-t-il, la voix étouffée par un puissant vent marin. Il faut dire que le processus a pris du temps : le projet a été attribué par appel d'offres à EDF Renouvelables et au canadien Enbridge en 2012. Il ne fournira une première production électrique que dix ans plus tard, d'ici à mai 2022, afin d'alimenter 700.000 personnes pendant 25 ans.
Processus ralenti
S'il sera le tout premier, une longue série devrait suivre. Saint-Nazaire donc, mais aussi Fécamp, île d'Yeu-Noirmoutier, Saint-Brieuc, Courseulles-sur-Mer, Dieppe-Le Tréport, Oléron ou encore Dunkerque : c'est en tout huit parcs d'éoliennes offshore qui devront être mis en service sur les côtes françaises d'ici à 2028, date à laquelle la feuille de route de la politique énergétique prévoit une capacité installée de 5,2 à 6,2 gigawatts (GW). Avant de voir arriver, probablement, d'autres salves : dans ses exercices de modélisation du futur mix électrique de l'Hexagone, le gestionnaire de Réseau de transport d'électricité (RTE) mise sur 22 à 62 GW d'éolien en mer d'ici à 2050.
« Il faudra de toute façon beaucoup d'éolien en mer. Cinquante gigawatts, cela représenterait 3% de l'espace maritime français, on doit pouvoir le trouver [...] Mais on aura besoin de planification, afin de rassurer les industriels et les autres usagers de la mer », développe Jean-Louis Bal.
Car la tâche risque de ne pas être aisée. Et pour cause, certains projets suscitent de fortes contestations. A l'instar de celui de Saint-Nazaire, contre lequel des résidents de la Baule ont saisi le Conseil d'Etat, inquiets d'une modification du paysage.
« Finalement, le recours n'a pas abouti. Mais ça nous a ralentis », souffle Jean-Jacques Lumeau, vice-président de la Communauté d'agglomération de la région nazarienne et de l'estuaire.
Surtout, la protestation des pêcheurs, soucieux du futur de leur activité, freine partout le processus. Notamment le projet de Saint-Brieuc, porté par Ailes Marines : vendredi, le comité départemental des pêches des Côtes d'Armor a déposé deux recours devant le tribunal administratif de Rennes pour faire suspendre puis annuler un arrêté autorisant les travaux, après la fuite de fluides hydrauliques d'un navire de forage sur le chantier.
Construction en zone sensible
Mais les pêcheurs ne sont pas les seuls à craindre des impacts sur la biodiversité. Situé entre deux sites Natura 2000, le projet de Saint-Brieuc cristallise particulièrement les tensions. Car ces espaces classés accueillent de nombreux oiseaux protégés, parfois en danger critique d'extinction, dont le trajet migratoire suit la côte, rappelle la Ligue de Protection des Oiseaux (LPO). Ceux-ci pourraient ainsi heurter mortellement les futures éoliennes, ou a minima voir leur trajet perturbé.
« On sait très bien qu'ils passent par là où est prévu le parc, pourtant le projet n'est pas remis en cause. Nous sommes en faveur de la transition énergétique, mais pas sur le dos de la biodiversité ! », fait valoir Yves Verilhac, directeur général de l'association.
Pire : le projet de parc éolien en mer prévu au large de l'île d'Oléron, dont la mise en service devrait avoir lieu en 2028, se trouve au cœur même d'une de ces zones Natura 2000. Et l'étude de son impact sur la biodiversité, plutôt que de précéder le choix de la localisation, a été renvoyée à la fin de la procédure. Le Conseil national de la protection de la nature (CNPN) affirme pourtant que « l'examen au cas par cas des projets d'éoliennes dans les zones Natura 2000 doit prouver qu'elles n'ont pas d'effets contraires au principe de protection de la biodiversité qui a justifié leur classement, tenant notamment aux dangers que celles-ci peuvent représenter pour les oiseaux, tels que les risques de collision, les perturbations et déplacements, l'effet de barrière forçant les oiseaux à changer de direction ou la perte ou la dégradation des habitats. » En l'état, cependant, rien ne permet de l'assurer.
Des études incomplètes
Et les préoccupations de la LPO dépassent le cas particulier de ces deux parcs. Car si les infrastructures se succéderont le long de la façade Atlantique, aucune étude d'impact n'englobe tous les projets. « Personne ne connaît l'effet cumulé possible de cette future autoroute sur les oiseaux, alors que des centaines des milliers d'entre eux transitent par cet axe. Il est évident qu'ils vont rencontrer autant d'obstacles », prévient Yves Verilhac.
Une crainte « légitime », estime Jean-Louis Bal. « C'est normal qu'il y ait des appréhensions. Enormément d'études ont été menées dans le cadre la la préparation des projets par les maîtres d'ouvrage, mais elles doivent être rassurées par les faits. Sans l'expérience, on ne peut pas appréhender l'impact avec certitude », répond le président du Syndicat des énergies renouvelables. Et d'affirmer que, si les analyses prospectives n'ont pas mené à revoir la localisation des parcs, elles ont néanmoins pu entraîner des modifications. À l'instar de Dieppe-Tréport, où la hauteur prévue des éoliennes a été revue à la hausse, de manière à permettre aux oiseaux migrateurs de passer en-dessous des pales.
Reste que le suivi risque d'être compliqué, même après la mise en service. « Il est déjà difficile de contrôler la mortalité des oiseaux liée aux éoliennes terrestres, puisqu'ils sont projetés parfois très loin par les pales, puis récupérés par des prédateurs », note Yves Verilhac. En plein océan, la tâche sera d'autant plus ardue. « Sur ce point précis, je n'ai pas de réponse », concède Jean-Louis Bal.
Parcs éoliens flottants
Sous la surface, les conséquences possibles sur la faune marine nourrissent aussi des inquiétudes. Car les bouleversements peuvent être conséquents, notamment en phase de travaux. Pour cause, l'installation des fondations nécessite soit un forage de la roche, soit l'insertion de pieux dans le sous-sol marin « plantés comme des clous dans la roche », précise Olivier de La Laurencie. Ce qui provoque des ondes acoustiques très importantes. Si des systèmes de réduction d'impact sont bien prévus, comme des rideaux de bulle ou un battage progressif, ces perturbations « risquent d'altérer la biodiversité dans son ensemble », alerte l'ONG Sea Shepherd. Vendredi, la présidente de l'association, Lamya Essemlali, a ainsi manifesté au côté des pêcheurs au Havre pour « défendre la vie marine qui va être mise à mal par les éoliennes ».
« On les installe sur des hotspots de biodiversité, dans des zones extrêmement fragiles. Peu importe s'il y a eu des années d'études, ces dernières n'ont pas influencé les choix qui ont été faits », fustige-t-elle, demandant un moratoire en vertu du principe de précaution.
Mais le Syndicat des énergies renouvelables se veut rassurant. « Nous avons des retours favorables de pays qui ont déjà installé des parcs en mer, notamment nordiques ou en Grande-Bretagne », se défend Jean-Louis Bal. En effet, si pendant la période des travaux, la vie aquatique a été perturbée, celle-ci s'est rétablie après la mise en service et, dans certains cas, s'est même enrichie autour des éoliennes, dans le périmètre interdit à la pêche. Un argument « insuffisant », estime Sea Shepherd. « La configuration y est différente, avec des fonds sableux beaucoup plus simples que les fonds complexes de la côte Atlantique, et un intérêt biologique sans aucune mesure », rétorque Lamya Essemlali.
Face à ces défis, une partie de la réponse se trouve peut-être dans un autre type d'installation, les parcs éoliens flottants. Disposés plus loin des côtes, où l'eau est beaucoup plus profonde, ils permettraient d'éviter les trajets migratoires et n'exigeraient pas de percer considérablement la roche. Dès 2020, l'Etat français a lancé des appels d'offres pour mener quatre projets de ce type. Les deux premiers, d'une puissance de 250 MW et de 500 MW, se trouveront au large de Quiberon, entre l'île de Groix et Belle-Ile. Les deux autres, de 250 MW chacun, seront quant à eux implantés en Méditerranée.
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