Quel Green Friday à l'ère de la crise sanitaire ?

Cette initiative, qui vise à faire réfléchir sur les dégâts des achats effrénés et des prix cassés, s'adapte au calendrier du Black Friday, qui est reporté en France au 4 décembre. Mais comment s'opposer cette année à l'hyper-consommation tout en soutenant les petits commerces, pénalisés par le confinement?
Giulietta Gamberini
Soutenir les petits commerces français signifie se battre pour un consommer mieux qui va de pair avec le consommer moins, estiment unanimement les opposants au Black Friday.
Soutenir les petits commerces français signifie se battre pour un "consommer mieux" qui va de pair avec le "consommer moins", estiment unanimement les opposants au Black Friday. (Crédits : Reuters)

Un compromis a finalement été trouvé. En France, où en raison du deuxième confinement les commerces sont fermés depuis le vendredi 30 octobre, le gouvernement est parvenu à convaincre les enseignes de vente en ligne à reporter le "Black Friday", afin de permettre aux boutiques physiques, qui ne rouvriront que samedi 28 novembre, d'y participer. Alors que le monde entier se rue aujourd'hui sur ces occasions d'avant-Noël, les consommateurs français devront donc attendre jusqu'à vendredi prochain, le 4 décembre, pour en profiter.

Miroir du Black Friday, le "Green Friday" sera donc lui aussi reporté, ou du moins prolongé. Inventé en 2017 par la fédération Envie, réseau français de points de vente, d'ateliers de réparation et de centres de recyclage, il vise à faire réfléchir sur les dégâts de l'hyper-consommation dont le Black Friday est devenu l'archétype, en invitant les consommateurs à s'interroger sur leurs réels besoins, ainsi que "sur le contenu en ressources naturelles, en conditions de travail, en revenu décent, en dépense énergétique des produits ou des services" qu'ils achètent.

"En choisissant un produit durable, réparable, de seconde main, plutôt qu'un produit vendu à un prix manifestement trop bas pour être 'juste', nous conservons tout autant notre pouvoir d'achat, mais surtout nous préservons davantage les emplois locaux et la planète", souligne le collectif aujourd'hui derrière le Green Friday.

Il compte aujourd'hui plus de 500 adhérents, qui s'engagent à ne pas faire de promotions pour le Black Friday, à reverser 10% du chiffre d'affaires de cette journée à des associations, et à mener des actions de sensibilisation - cette année conçues sous forme digitale. D'autres initiatives qui, tout en interrogeant moins radicalement l'acte de consommation, prennent le contre-pied du Green Friday, ont d'ailleurs aussi vu le jour depuis quelques années. C'est le cas de Make Friday Green Again, uncollectif qui réunit désormais un millier d'enseignes de toutes tailles et secteurs refusant de "prendre part à cette journée de surconsommation". Face au report du Black Friday, elles confirment également leur choix de ne pas faire de promotions à cette occasion, et reportent leur mobilisation.

Un report qui ne change rien à l'impact environnemental

S'il va permettre aux boutiques physiques d'y participer, le report du Black Friday ne change en effet rien à ses dégâts environnementaux. Certes, pouvoir acheter dans des magasins de proximité plutôt que sur Internet permettra peut-être au moins d'éviter les émissions de gaz à effet de serre liées à la livraison. Mais l'achat dans des magasins physiques ne change rien à l'impact sur les ressources planétaires lié à l'hyper-consommation de biens neufs. Pour les marchandises venant de loin, les émissions liées au transport restent très importantes. De même, les prix cassés impliquent, quel que soit le lieu de vente, une réduction de la rémunération du travail.

Au contraire, le risque que l'envie de profiter des promotions ait été ravivée par la baisse du pouvoir d'achat liée à la crise sanitaire, ainsi que par les frustrations dues au confinement, est bien réel, observent les défenseurs de l'environnement. De fait, ils craignent une forme de "revenge shopping" (littéralement achats pour se venger). Sans compter que le débat autour du report du Black Friday semble même avoir consacré l'importance en France de ce rendez-vous commercial, pourtant inconnu dans les pays non anglo-saxons jusqu'à il y a quelques années.

"Décaler le Black Friday est une illusion, en aucun cas une solution à la crise sociale et écologique actuelle", résume le collectif du Green Friday.

"Cet événement commercial reste une catastrophe pour l'environnement et pour l'économie", convient Nicolas Rohr, cofondateur de la marque Faguo et à l'initiative du Make Friday Green Again, pour qui il devrait carrément être annulé.

Des différences entre le Black Friday et les soldes

Alors, comment expliquer le soutien apporté cette année, par des opposants au Black Friday, à la lutte menée par les petits commerces contre la "concurrence déloyale" d'Amazon, afin d'obtenir justement un report de la journée de rabais? Dans une logique de lutte contre l'hyper-consommation, comment s'opposer au Black Friday tout en appuyant la nécessité de rouvrir les magasins pour répondre à la fièvre des achats de Noël et des soldes de janvier ? Au nom du soutien à des commerces de proximité français pénalisés par le confinement, la crise sanitaire aurait-elle fini par atténuer la brillance du "vert" qui sous-tend les diverses formes de Green Friday?

Pour les acteurs interrogés par La Tribune, même les plus engagés dans la lutte contre l'hyper-consommation, il n'y a ni ambiguïté ni relâchement. Toutes les promotions ne sont pas pareilles, prônent-ils. Certes, "dans un monde idéal sans obsolescence programmée", même les soldes, pourtant inscrites depuis longtemps dans l'agenda commercial français, n'auraient pas de raison d'exister, reconnaît Nicolas Rohr. Pour de nombreuses enseignes ils sont d'ailleurs devenus, grâce aux ventes privées, des rendez-vous permanents, façonnant toute leur stratégie de prix, admet Rémi Le Druillenec, expert du secteur du retail.

"Pour qu'elles restent confortables aussi lors des promotions, ces marques pratiquent donc des marges indécentes toute l'année", dénonce-t-il.

Mais, dans leur esprit original, les soldes se justifient dans une logique de déstockage des produits proposés pendant une saison désormais terminée. Elles jouent un rôle stratégique. Or, ce n'est en rien le cas du Black Friday, qui intervient au contraire en plaine saison afin de capter les achats de Noël.

Acheter à proximité, c'est acheter mieux

En outre, sur le fondement d'enquêtes menées par l'association de consommateurs UFC-Que Choisir depuis plusieurs années, de nombreux opposants au Black Friday en dénoncent le caractère frauduleux: dans de nombreux cas, la présentation des prix d'origine serait gonflée, afin de faire sembler les réductions proposées bien plus importantes. C'est d'ailleurs sur ce fondement que la députée Delphine Batho se bat contre le Black Friday. Elle appelle à l'application de la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l'économie circulaire du 10 février 2020, dans laquelle elle a fait insérer un article susceptible de qualifier cette pratique commerciale comme trompeuse, et donc de l'interdire.

Et si en revanche les réductions draconiennes du Black Friday devaient être réelles, elles seraient contraires à l'interdiction de ventes à perte qui régit les soldes, souligne Emery Jacquillat, président de l'entreprise de commerce en ligne Camif, une pionnière de l'opposition au Black Friday. Sans compter que, dans le cas d'Amazon, ces rabais sont soutenus par des formes de dumping fiscal, souligne-t-il.

Mais surtout, soutenir les petits commerces français signifie se battre pour un "consommer mieux" qui va de pair avec le "consommer moins", estiment unanimement les opposants au Black Friday. "Acheter des produits locaux plus chers, que ce soit en ligne ou dans les boutiques, est beaucoup plus vertueux d'un point de vue environnemental comme social qu'acheter les produits de multinationales", souligne Delphine Batho, en rappelant que la nécessité de relocaliser l'économie française est l'un des enseignements du premier confinement.

"La vente de proximité voire la vente physique permettent plus facilement de faire de la pédagogie autour des enjeux environnementaux et sociaux de la consommation et des prix bas", ajoute Jean-Paul Raillard, président de la fédération Envie.

Sortir d'une modèle purement mercantile

Certains observateurs soulignent pourtant la nécessité que les petits commerces français fassent aussi évoluer leur modèle, afin non seulement de réduire leur impact environnemental, mais aussi de mieux concurrencer les multinationales telles qu'Amazon. "Supprimer le Black Friday dans une économie mondialisée, c'est illusoire: les Français finiraient par acheter à l'étranger", souligne en effet Valérie Sabatier, enseignante et chercheuse en stratégie et innovation à la Grenoble Ecole de management (GEM). "Pour les consommateurs, c'est devenu trop difficile de résister à la tentation", convient Rémi Le Druillenec. En revanche, un "Black Friday à la française", affichant des réductions plus petites mais plus "justes" serait accepté au nom du soutien au made in France et de l'envie de davantage de transparence des prix, estime Valérie Sabatier.

Rémi Le Druillenec prône même une évolution du modèle des commerces français plus profonde, afin de construire des "alternatives suffisamment fortes" à celui des multinationales. Elle pourrait par exemple passer par une offre de produits de seconde main à côté de celle de bien neufs qui, tout en assurant moins de marges, semble répondre à une nouvelle demande des consommateurs, suggère-t-il. L'expert propose également de remplacer les promotions par des périodes pendant lesquelles des services comme la personnalisation seraient proposés gratuitement, ou les bénéfices seraient reversés à des ONG.

"Il s'agit de sortir d'une relation purement mercantile et court-termiste avec les clients, dans laquelle les rabais et la surconsommation sont la seule proposition faite aux clients, malgré leurs dégâts y compris sur la réputation des marques. L'objectif est de renforcer le lien de long terme, la confiance, en les ancrant dans le quotidien et la proximité", explique-t-il.

C'est d'ailleurs ce que cherche à faire un nombre croissant d'enseignes, estime Valérie Sabatier, qui observe une "période de créativité énorme sur de nouvelles manière de faire du business, de plus en plus associées à l'idée du 'consommer mieux' et de la production locale". Dans les magasins, "les projets de mise en place de rayons de seconde main se multiplient depuis deux ans", observe notamment Envie, qui se dit "sollicitée par beaucoup de réseaux". Et les marques du collectif Make Friday Green Again proposent chacune sa propre idée d'une consommation plus raisonnable: des textiles issus du recyclage, un soutien aux fabricants français, des formes de compensation des émissions, etc. Avec le risque paradoxal, si elles ne bougent pas assez vite, d'être précédées aussi sur le développement de ces nouvelles offres par les multinationales. L'offre de Darty Occasions ne cesse par exemple de s'étendre, Ikea rachète les meubles usagés à ses clients, et à ouvert un magasin de seconde main en Suède, H&M multiplie les initiatives responsables pour se démarquer du reste de la "fast-fashion".

Des consommateurs ambigus

Finalement, le succès d'un tel nouveau modèle dépendra encore une fois des consommateurs: "Ce n'est que par leur prise de conscience et leur action que l'on peut faire bouger les choses", résume Jean-Paul Raillard. Sauf que de ce point de vue, le mouvement qui s'amorce semble plutôt ambigu. D'une part, de nombreux indices font en effet penser que l'intérêt pour les marques et la consommation éthique croît, notamment chez la génération Z. Ainsi, selon une récente enquête de YouGov, le nombre de Français qui reconnaissent l'impact négatif sur l'environnement et le gaspillage découlant du Black Friday augmente, en atteignant désormais presque 60%. Près d'un Français sur deux considère même que les marques devraient boycotter l'événement, et sept Français sur dix sont favorables à l'initiative du Green Friday.

"La confiance des consommateurs dans les produits d'occasion a d'ailleurs nettement augmenté au cours des dernières années, y compris pour les produits technologiques, de mieux en mieux labellisés", témoigne encore Jean-Paul Raillard , pour qui deux phénomènes convergent : la "prise de conscience des dégâts de l'hyper-consommation et de la course effrénée à la technologie", mais aussi l'envie d'avoir "accès à des produits équivalents pour beaucoup moins cher", soutenue par la "communication très puissante de certains acteurs du reconditionnement". La crise économique n'est d'ailleurs pas un obstacle automatique à l'évolution vers une consommation plus responsable, au contraire, fait remarquer Emery Jacquillat:

"Acheter moins et d'occasion doit aussi permettre de libérer du pouvoir d'achat pour acheter mieux", plaide-t-il.

Toutefois, lorsqu'il s'agit de passer des paroles aux actes, les Français semblent bien moins motivés par la consommation responsable. Selon le même sondage de YouGov, ils ne sont que 41% à vouloir soutenir le Green Friday, soit quatre points de moins qu'en 2019. Et 47% ont une bonne image du Black Friday, à l'occasion duquel la quasi-totalité compte faire des achats. Une proportion qui dépasse même 60% chez les 18-34 ans, dont la majorité privilégiera... Amazon.

Giulietta Gamberini

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Commentaires 3
à écrit le 28/11/2020 à 9:57
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Proposer des jouets et autres de qualité made in france et imposer du protectionnisme contre toutes les cochonneries ultra polluante venues de chine et d'ailleurs, ce serait vraiment très simple surtout quand vous savez que mêmes les jouets interdits...

le 28/11/2020 à 11:03
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Ce qui est curieux, c’est que ce genre d’évolution ne peut reposer que sur une restriction de liberté individuelle : il faut « imposer » !!! C’est faire peu confiance au libre arbitre de ses concitoyens .... Ça a quelque chose de Stalinien !!

le 28/11/2020 à 13:45
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Les normes cela existe mais le petit commerce n'aime pas beaucoup la réglementation.. il a toujours préfére la magouille , le black voire le marché noir . La naïveté est une tare, les humains se bagarrent pour leur seul compte c'est la seule loi de ...

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