Bourses : la place de Paris a-t-elle vraiment détrôné la City de Londres ?

OPINION. Si la valeur totale des actions cotées est supérieure en France depuis mi-novembre, la finance britannique garde une longueur d’avance en termes de volume d’activité. Par Pierre-Charles Pradier, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Les opérations quotidiennes représentent un montant d’environ 3 700 milliards de dollars à Londres contre 200 à Paris.
Les opérations quotidiennes représentent un montant d’environ 3 700 milliards de dollars à Londres contre 200 à Paris. (Crédits : Henry Nicholls)

Cocorico : lundi 14 novembre, la presse française est unanime à saluer la capitalisation boursière de Paris, qui a dépassé celle de Londres. Alors que ces places financières sont rivales depuis plus de deux siècles, Paris a connu de 1914 à 1985 une longue éclipse avant d'entrevoir enfin « la possibilité d'une renaissance ». On lit maintenant qu'elle aurait « détrôné » Londres. Qu'est-ce que cela signifie ?

Commençons par expliquer ce qu'est la capitalisation boursière avant de nous demander comment Paris a dépassé Londres, et comment nous pouvons interpréter cet événement. La capitalisation boursière correspond à la valeur totale des actions cotées dans une bourse. Comme les actions représentent les droits de propriété des entreprises qui les ont émises, la capitalisation d'une bourse mesure donc la valeur des entreprises correspondantes.

Toutefois, cette valeur est virtuelle, à la fois parce qu'elle représente des profits à venir, et parce qu'il n'est pas possible de la convertir en pouvoir d'achat sans vendre tous les titres, ce qui entraînerait leur baisse. Une hausse de la capitalisation n'est donc qu'une promesse.

Et il convient de rappeler à cet égard que :

  • toutes les entreprises ne sont pas cotées, car si la cotation permet d'accéder aux financements de marché elle comporte des coûts et des risques,

  • il existe d'autres sources de financement que les marchés, notamment les banques,

  • il est tout à fait possible pour une entreprise d'un pays donné de choisir d'être cotée par une bourse située dans un pays différent.

Toutefois ces raisons ne suffisent pas à interpréter la dynamique récente des bourses de Paris et Londres.

Les actions hors indices portent Paris

Le 23 juin 2016, c'est-à-dire le jour du référendum sur la sortie de l'Union européenne, la capitalisation à Londres mesurée en euros était de l'ordre de 2 900 milliards, contre 1 750 à Paris. Depuis cette date, la livre sterling a baissé par rapport à l'euro (-6 %) et l'indice boursier de Londres a moins progressé que l'indice parisien : 14 % pour le FTSE contre 30 % pour le CAC 40. Toutefois, ces deux effets combinés n'expliquent qu'un quart du rattrapage opéré par la bourse de Paris.

Les trois quarts restants sont donc dus à des changements hors du périmètre des indices. Ils s'expliquent soit par des introductions ou des sorties du marché, soit par les variations de cours des « petites » valeurs qui ne sont pas comptabilisées par les indices.

Le volume des entrées/sorties apparaît très limité pour Paris (inférieur à 5 milliards par an, avec un solde légèrement positif) et plus significatif à Londres. Outre-Manche, malgré un volume d'introductions bien plus élevé, les pertes sont encore dominantes à cause des acquisitions : dès le 18 juillet 2016, le japonais SoftBank rachetait le fabricant de microprocesseurs ARM pour 24 milliards de livres, d'où son retrait de la cote. D'autres vinrent ensuite, mais le total des flux nets représente moins de 5 % de la variation de la différence entre Londres et Paris, qui est donc due pour près des trois quarts à la variation des actions hors indices, donc des titres des plus petites entreprises qui ont cru beaucoup plus vite à Paris (+150 %) qu'à Londres.

Si on regarde de plus près la liste des sociétés introduites à Paris, on constate qu'elles ne sont pas toutes françaises : par exemple, Be-Bô est une jeune pousse du secteur santé domiciliée à Genève, Kompuestos, un spécialiste espagnol des plastiques, etc. Ces deux cas sont cependant différents : le premier correspond à une introduction en bourse à Paris, le second à la cotation additionnelle à Paris d'une entreprise introduite au préalable à la bourse de Madrid. Mais alors, la capitalisation de Kompuestos doit-elle alors être comptée pour Paris ou pour Madrid ?

Comptons pour Paris celles des actions qui sont détenues par des personnes résidentes en France, comme c'est l'usage : pourquoi alors ne pas inclure dans la capitalisation d'une place toutes les actions étrangères détenues par des résidents, même quand les actions concernées ne sont pas effectivement cotées (c'est-à-dire négociées en temps réel) à la bourse ?

Dans ces conditions, Londres dépasse nettement Paris. En effet, la City possède une infrastructure particulière nommée CREST : agissant comme dépositaire de titres internationaux, CREST émet pour les personnes résidentes britanniques des certificats numériques représentatifs d'actions étrangères. Quand on prend en compte toutes les actions cotées à l'étranger, la capitalisation détenue par des personnes résidentes au Royaume-Uni est-elle de 6 200 milliards de dollars, contre 3 700 milliards pour la France métropolitaine, comme le suggère le Financial Times. La différence s'explique en grande partie par les fonds de pension dont la valeur d'actif s'élevait en 2021 à plus de 3 000 milliards de dollars au Royaume-Uni contre moins de 100 en France.

Les « services » annexes de la City

Une place financière n'est cependant pas qu'un marché d'actions, les titres de dette représentent aussi une capitalisation considérable : 128 000 milliards de dollars fin 2020, dont Paris représente moins de 4 %, soit un peu plus que Londres. En revanche, le marché le plus important en volume est certainement le marché des changes : Londres représente 38 % de l'activité mondiale avec plus de 3 700 milliards de dollars d'opérations quotidiennes, Paris est à 200 milliards. Et plus généralement, en matière de financement, la place de Londres joue un rôle central parce qu'un grand nombre de contrats internationaux sont rédigés sous le régime du droit britannique, en relation avec des cabinets d'avocats (law firms) britanniques.

Par exemple, les premiers sukuk (certificats d'investissement conforme à la charia) émis par une entreprise américaine pour permettre l'achat par GE Capital (filiale financière de l'américain General Electric) d'une flotte aérienne étaient des contrats reposant sur un véhicule ad hoc coté à la bourse de Londres et payant un dividende périodique à Londres. Les navires, les immeubles, les containers, les œuvres d'art : pour tous ces actifs, les cabinets londoniens savent rédiger le contrat qui permet de les acquérir selon un régime fiscal favorable dans un territoire choisi (par exemple, un trust jersiais ou une entité ad hoc bahamienne) en arrangeant un financement approprié. Par comparaison, Paris offre principalement des moyens de financement conventionnels et pas de régimes juridiques particuliers.

C'est en raison de ces « services » annexes que Londres est depuis l'après-guerre au second rang des places financières mondiales, bien devant Paris. Londres emploie encore plus d'un million de personnes dans le secteur financier, 25 % de plus qu'en France. Cependant, l'écart se resserre depuis le Brexit : c'est le « Brexode ».

On peut toutefois s'interroger sur les conséquences de cette tendance sur le reste de l'économie en termes de croissance. Rappelons en effet qu'avec un PIB supérieur de 40 % à la France, l'Allemagne a une capitalisation boursière inférieure de 40 %. L'estime retrouvée des marchés pour l'avenir économique de la France, plus qu'une occasion de nous réjouir, nous donne donc l'occasion de rappeler que la valeur des entreprises repose avant tout sur un contrat social implicite.

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Par Pierre-Charles Pradier, Maître de conférences en Sciences économiques, LabEx RéFi, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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