Industries européennes de défense : première proposition stratégique et changement de philosophie

OPINION. Avec la guerre en Ukraine et l'hypothèse d'un moindre engagement des Etats-Unis, les pays européens ont pris conscience de la nécessité d'investir à nouveau massivement dans le secteur de la défense. Cela s'est concrétisé par une premier document élaboré par la Commission européenne, la Stratégie industrielle pour la Défense. Par Marc Guyot et Radu Vranceanu, professeurs à l'Essec.
Marc Guyot et Radu Vranceanu.
Marc Guyot et Radu Vranceanu. (Crédits : Reuters)

Le 5 mars, la Commission européenne a fait connaitre sa première Stratégie industrielle pour la Défense, avec comme principal objectif de renforcer la préparation à des situations de guerre et le renforcement de la sécurité de l'Europe.

La lecture des documents peut laisser perplexe un non-connaisseur du secteur de la défense et du langage administratif de l'Union européenne (UE). Le lecteur ploie sous le déluge de programmes et sous-programmes, initiatives, directives, orientations, le plus souvent désignés par des acronymes abscons. Quiconque croie que l'argent est le nerf de la guerre ne pourra qu'être déçu par la chicheté des sommes destinées aux différentes mesures et mobilisées au niveau de l'UE pour ressusciter une base industrielle de défense en crise, dans un contexte géopolitique des plus inquiétant.

Néanmoins, changement il y a au niveau de l'acceptation par nos dirigeants de la sagesse des anciens consistant à être prêt à la guerre pour avoir la paix. Il s'agit là d'une rupture avec la pensée populiste de court terme consistant à ne plus investir au prétexte que nous sommes en paix. Le secteur de la défense sort du pilori où l'avaient cloué les bien-pensants. Ce n'est plus une industrie maléfique comme les industries des hydrocarbures, du jeu ou du tabac, mais de nouveau le rempart des frontières, de la paix et de la démocratie.

Amende honorable sur le sous-investissement massif

Le document de stratégie fait amende honorable sur le sous-investissement massif dans la base industrielle de la défense européenne ce qui est un bon point pour mieux construire. Le document identifie clairement la faiblesse des budgets militaires dans les années ayant précédé la guerre en Ukraine et la fragmentation excessive de la base industrielle de la défense. Plusieurs propositions s'inspirent des structures américaines qui ont fait leurs preuves en termes de soutien de la base industrielle de défense de ce pays.

La nouvelle doctrine pour la base industrielle est axée sur la préparation pour faire face à toute menace plutôt que la gestion de l'urgence. La stratégie est de mutualiser les achats d'armes existantes et le développement des armes futures pour tirer avantage des économies d'échelle et lutter contre la fragmentation des industries nationales.

Une nouvelle structure (le comité pour la réactivité industrielle) sera créée sous la présidence de la Commission, avec pour objectif de stimuler, planifier et coordonner les achats en commun et la mise en place de programmes multi-pays. Un budget significatif de 1,5 milliard d'euros serait mis à disposition de la Commission pour un Programme pour l'Industrie de la Défense européenne pour faciliter ces arrangements. Il reste à voir si les États membres sont prêts à soutenir un projet qui donne un peu plus de pouvoir à la Commission.

Le programme existant d'achat collaboratif d'armes fabriquées en Europe, désigné par l'acronyme EDIRPA et créé en 2022, sera renforcé et étendu. Des normes d'achats collaboratifs sont établies, dans la tradition de l'UE de donner des objectifs qualitatifs plus ou moins faisables, dont « la préférence européenne ». A l'horizon 2030, les États membres de l'UE devront acheter au moins 50% de leurs armes auprès d'industriels européens. Sans être formulée si explicitement, les Etats-Unis ont une forte tradition d'achat d'armes essentiellement auprès de contracteurs américains.

La Banque européenne d'Investissement (BEI) est incitée à étendre ses financements au secteur de défense, ce qui constitue un signal fort pour tout autre investisseur. Ici, la stratégie ne fait que suivre les marchés, la valeur de marché des firmes européennes de la défense s'étant fortement appréciée ces derniers temps.

Acheter et vendre des armes d'origine européenne

Un fonds de 2 milliards d'euros serait consacré au financement des projets de recherche, y compris dans les transferts de technologie du civil vers le militaire, et le soutien aux PME innovantes.

L'augmentation des achats d'armes auprès de fournisseurs non-européens est à la fois un symptôme de la faiblesse actuelle de la compétitivité du secteur européen de la défense mais aussi un facteur d'affaiblissement du secteur. Pour contrer ce phénomène, il est proposé de créer une entité spécialisée dans l'achat et la vente d'armes d'origine européenne (European Military Sales Mechanism), à l'image de l'entité existant aux Etats-Unis depuis de nombreuses années (US Foreign Military Sales).

Enfin, la stratégie industrielle mentionne clairement la collaboration avec l'Ukraine comme un axe prioritaire et indique des mesures d'action concrètes, destinées à renforcer la base industrielle de défense ukrainienne. Outre la solidarité avec l'Ukraine, la situation sur le terrain doit orienter la stratégie des forces armées en Europe et la production d'armement.

Sans entrer dans trop de détails techniques de la stratégie industrielle, le point clef est le lien établi entre l'efficacité de la base industrielle et technologique de défense et la sécurité de l'Europe. Si les Etats membres ont un rôle important à jouer, en augmentant les dépenses militaires de manière significative et en travaillant à harmoniser leur doctrines militaires, l'UE doit jouer son rôle de coordinateur et facilitateur pour réduire dès maintenant la fragmentation industrielle et technologique. Ce processus sera difficile en ce qu'il va rencontrer une forte résistance de la part des Etats membres. Dans une logique non-coopérative, chaque État a sa propre doctrine militaire et poursuit ses propres intérêts budgétaires et stratégiques. Cette addition de vues purement nationales et individualistes génère un résultat global médiocre. Le rôle de l'UE va être de faciliter les arbitrages pour aboutir à une négociation efficace. C'est à travers les nouvelles structures que la nouvelle stratégie européenne souhaite mettre en place qu'un Etat pourrait accepter de renoncer à maintenir quoi qu'il en coûte une certaine activité industrielle, si, en échange, d'autres activités lui sont attribuées sur des critères cohérents.

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Commentaire 1
à écrit le 07/03/2024 à 17:02
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On fait de la théorie économique, des programmes européens, des montages financiers à la noix, et pendant ce temps-là on continue à faire fabriquer les munitions de petit calibre à l'étranger, parce que ça coûte moins cher, ce qui est parfaitement da...

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