Climat : pour stocker le CO2 de ses usines, la France tisse sa toile en Europe

Après la Norvège mi-janvier, au tour du Danemark : lundi 4 mars, Paris et Copenhague ont signé un accord pour permettre l’acheminement du CO2 émis par les usines françaises, en vue d’un stockage permanent en mer du Nord. Alors que l’Hexagone a pleinement intégré cette solution dans sa stratégie climatique, d’autres ententes pourraient suivre, notamment avec les Pays-Bas et l’Italie. Avant un éventuel assouplissement du cadre européen sur le sujet, espère l’exécutif tricolore, bien décidé à placer ses pions sur le Vieux continent.
Marine Godelier
(Crédits : YVES HERMAN)

Cela peut paraître paradoxal : loin de l'idée d'une économie locale et sobre en matériaux, la décarbonation de l'industrie passera par un gigantesque écosystème de pipelines et de navires reliant des pôles manufacturiers à travers l'Europe. Le principe : capter, transporter puis stocker le dioxyde de carbone (CO2) émis par les usines à travers une logistique complexe et mondialisée, pour éviter que ce gaz à effet de serre ne se retrouve dans l'atmosphère. C'est en tout cas ce qu'espère le gouvernement français, conscient que les efforts de réduction des émissions de CO2 ne suffiront pas.

Après la Norvège mi-janvier, l'exécutif tricolore a en effet annoncé, lundi 4 mars, avoir signé un accord bilatéral avec le Danemark pour y exporter du CO2 « dès cette année ». Et ce, afin de le stocker en sous-sol, principalement dans d'anciens champs gaziers et pétroliers.

« La France n'étant pas extrêmement bien dotée en hydrocarbures, elle n'a pas de projet à très court terme de stockage de CO2 sur son territoire. Il faut donc des partenariats internationaux avec des pays qui ont déjà des projets de stockage géologiques de CO2 », explique-t-on au cabinet de Roland Lescure, ministre délégué à l'Industrie et à l'Energie.

Pas de réservation de capacités

Or, « le Danemark a des ambitions importantes en la matière », poursuit-on. En effet, Copenhague a déjà réalisé une cartographie complète des opportunités de son sous-sol, et commence à offrir des permis de stockage à différents opérateurs.

Même si « à ce stade », l'Hexagone n'a pas réservé de capacités dédiées, les deux pays ont ainsi signé une lettre d'intention politique - comme l'avait fait la France avec la Norvège le 16 janvier -, indiquant leur volonté de « construire des partenariats entre industriels ». Mais également un accord plus « réglementaire » actant le transport transfrontalier de CO2, une pratique actuellement encadrée par la Convention de Londres de 1972 qui réglemente l'immersion de déchets et d'autres matières en mer. Ce traité oblige les deux parties à convenir du transport en amont de l'enfouissement des stocks de CO2. Les entreprises françaises sont donc incitées à capter leurs émissions de CO2 en leur offrant la possibilité de les stocker dans une zone qui y est spécifiquement dédiée et adaptée.

Concrètement, le transport se ferait via la plateforme d'exportation de CO2 baptisée « D'Artagnan, » menée par Air Liquide et Dunkerque LNG et qui a récemment bénéficié de 189 millions d'euros de fonds européens. A l'avenir, lorsque les quantités atteindront « plusieurs mégatonnes par an », le fameux gaz à effet de serre émis par les usines dunkerquoises serait conditionné puis transféré au moyen d'une canalisation souterraine, ou « carboduc », en vue d'un stockage permanent en mer du Nord. A court terme cependant, les premières capacités envoyées vers le Danemark pourraient l'être par navires.

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Au cœur de la stratégie française

Il faut dire que le gouvernement a pleinement intégré cette solution dans sa feuille de route pour atteindre -55% d'émissions de CO2 d'ici à 2030, et la neutralité carbone d'ici à 2050. L'an dernier, après un travail de consultation avec les 50 sites les plus émetteurs du pays, celui-ci a précisé les enjeux : d'ici à la fin de la décennie, 8 millions de tonnes de CO2 générées par l'industrie française devront être captées, et 20 millions de tonnes d'ici à 2050.

« Il faut non seulement déployer toutes les nouvelles technologies décarbonées le plus rapidement possible, mais aussi capturer le CO2 là où il n'existe pas d'alternatives », souligne-t-on au cabinet de Roland Lescure, en citant « la fabrication du ciment Portland, qui représente environ 20% des émissions industrielles de la France » ou encore « de produits chimiques comme les engrais ».

Appelée CCS, pour Carbon capture and storage, la méthode n'est pas nouvelle (à ne pas confondre avec la captation de CO2 directement dans l'air, le DAC). La première installation de ce type date même de 1996, sur le champ gazier Sleipner situé en mer du Nord et appartenant à la Norvège. Depuis près de 25 ans, le CO2 s'y trouve en effet capté, avant d'être injecté dans un réservoir salin situé à 800 mètres sous la mer.

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D'autant que les technologies existent : l'entreprise française Technip Energies, par exemple, maîtrise déjà plusieurs procédés permettant d'obtenir des taux de captage de plus de 90% du CO2 lorsqu'ils sont installés sur les sites polluants.

« On propose surtout aux clients la technologie de Shell Cansolv, avec laquelle nous sommes en partenariat depuis plus de 10 ans. Concrètement, la fumée produite par l'activité industrielle est captée, puis on y ajoute un solvant afin de séparer le CO2 du reste des composants. Ensuite, on mélange pour ne récupérer que le CO2 », expliquait il y a quelques mois à La Tribune Julie Cranga, membre de l'équipe « management du CO2 » chez Technip Energies.

Le CCS est d'ailleurs testé en ce moment dans l'immense usine sidérurgique d'Arcelor Mittal, à Dunkerque, à travers l'un des rares projets de ce type en France.

Jusqu'ici cependant, cette solution est restée pour le moins marginale, en France comme ailleurs dans le monde. Alors que les émissions brutes de CO2 liées à la combustion fossiles et à l'industrie ont atteint près de 35 milliards de tonnes dans le monde en 2022, la trentaine d'entreprises commerciales qui utilisent le CCS à travers le globe en a « attrapé », dans le même temps, moins de 40 millions de tonnes. À titre de comparaison, rien que la centrale au charbon polonaise de Belchatow a émis en 2018 plus de dioxyde de carbone que l'intégralité des émissions « arrêtées » grâce au CCS sur toute la planète, avec 37,6 millions de tonnes larguées dans l'atmosphère.

Vers un assouplissement du droit européen ?

Mais entre la France et ses voisins européens, d'autres accords pourraient suivre, assure-t-on au gouvernement, bien décidé à passer la seconde. Notamment avec les « Pays-Bas » ou encore l' « Italie », avec laquelle les « discussions sont très avancées ».

Avant, peut-être, d'assouplir le cadre réglementaire, espère-t-on à Bercy. « Nous avons demandé à la Commission européenne d'étudier la possibilité qu'entre Etats membres [de l'UE], on n'ait pas besoin de ces accords bilatéraux et que l'appartenance à l'Union européenne serve d'accord tacite. La difficulté, c'est que la Commission européenne met des plombes à nous répondre », lâche-t-on dans l'entourage de Roland Lescure.

« Si on avance avec les Danois, c'est également pour montrer qu'il y a une volonté politique d'agir sur le sujet afin de transporter des tonnes de CO2 le plus tôt possible. On garde l'espoir que la Commission donnera vite son avis, et que l'on puisse se passer des accords bilatéraux, qui seraient assez lourds entre les Vingt-Sept », ajoute la même source.

Manque d'incitations économiques

Par ailleurs, la question du prix de la tonne de carbone sera cruciale afin d'inciter les industriels à se tourner vers cette solution. Et pour cause, si émettre du CO2 coûte moins cher que de le capturer, la loi du marché ne permettra pas de rentabiliser l'investissement dans des projets de CCS. Or, sous l'effet du ralentissement de l'économie, le prix des quotas de CO2 dans le cadre du système d'échange de quotas d'émission de l'UE a été divisé par presque deux en un an. La tonne de CO2 est ainsi passée de 95 euros en février 2023 à 52 euros au même mois de cette année. Ce qui ne fait que réduire la pression sur les entreprises pour investir dans de nouvelles technologies de réduction ou de capture des émissions.

Dans ces conditions, l'Etat français cherche à mettre en place un mécanisme de protection baptisé « Contrat carbone pour différence » (Ccfd). L'idée : accorder aux industriels, sur quinze ans, des versements correspondant à la différence entre le prix (variable) du CO2 sur le marché et un tarif du CO2 fixé au préalable. En d'autres termes, un dispositif assurantiel pour s'assurer que l'entreprise soit toujours incitée à capturer des gaz à effet de serre, quelle que soit leur valorisation. « Nous avons commencé à discuter avec la Commission européenne en janvier dernier pour une pré-notification. Espérons que dans les six prochains mois, la France sera autorisée à utiliser cet instrument ».

En Norvège d'ailleurs, les autorités ont mis la main à la poche pour mettre au point le projet de stockage de CO2 Northern Lights, qui devrait permettre de séquestrer 1,5 million de tonnes de CO2 par an dès 2024, puisque près de 80% des quelque 700 millions d'euros d'investissements ont été financés par l'Etat.

« L'impulsion des pouvoirs publics est nécessaire pour développer les infrastructures de transport et de stockage, qui ne peuvent être que mutualisées étant donné que chaque émetteur ne va pas construire les pipelines et aires de stockages de son côté ! Dans tous les cas, cela va générer des surcoûts qu'on ne peut pas faire assumer au consommateur final », souligne-t-on chez Technip Energies.

Reste à voir quel cadre politico-économique sera mis en place en France afin d'en permettre le développement, sans pour autant justifier le recours aux combustibles fossiles les plus polluants.

Lire aussiLe Royaume-Uni accélère dans la captation et le stockage sous-marin de CO2

Marine Godelier

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Commentaires 6
à écrit le 06/03/2024 à 13:45
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Une belle usine à gaz en perspective, on reconnaît la France , mais bon le futur conflit un peu planétaire en préparation va reléguer tout cela aux oublié 🤣

le 06/03/2024 à 15:01
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la france ne possède pas de fond sous marin encore une magouille pour l'evasion de capitaux

à écrit le 06/03/2024 à 8:55
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Une "solution" de déments. Nos dirigeants sont nuls.

le 06/03/2024 à 10:02
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exporter notre pollution a qui rapporte ce crime et oui qui est le gagnant dans l'immédiat et a long terme ou c'est encore une evasion de capitaux deguise

à écrit le 06/03/2024 à 8:41
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"Concrètement, la fumée produite par l'activité industrielle est captée, puis on y ajoute un solvant afin de séparer le CO2 du reste des composants. Ensuite, on mélange pour ne récupérer que le CO2 ». Il faudrait mentionner le bilan carbone de la f...

à écrit le 06/03/2024 à 7:57
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Tout ce stockage de CO2 est dérisoire face au bilan carbone du monde. Une simple analyse quantitative montre l'impasse de ce projet

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