Malte : le financement du gazoduc Melita, une histoire controversée digne d’un roman noir

Dans un document fuité obtenu par Euractiv, la Commission européenne confirme son intention de soutenir le projet de gazoduc entre Malte et la Sicile, dont le coût est estimé à 400 millions d'euros. Pourtant, celui-ci cumule les controverses. Pour l'exécutif bruxellois, l'enjeu est d'assurer la sécurité énergétique de Malte, et de pouvoir connecter demain l'île à un vaste réseau européen de transport d'hydrogène. L'argumentaire est pourtant loin de faire l'unanimité.
Marine Godelier
(Crédits : YVES HERMAN)

Business juteux, corruption endémique, assassinat d'une journaliste enquêtant sur le dossier... L'histoire est digne d'un roman noir. A Malte, la construction à venir d'un tuyau à 400 millions d'euros, censé transporter du gaz fossile entre la république insulaire et le sud de l'Italie, en Sicile, concentre les oppositions, tant les controverses s'accumulent autour du projet.

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Et pourtant, loin des belles promesses de transition énergétique, la Commission européenne vient tout juste de confirmer son intention de le soutenir, tandis que plus de 4,6 millions d'euros ont d'ores et déjà été alloués par l'UE pour les travaux préparatoires.

Une journaliste maltaise assassinée

En effet, selon un document fuité obtenu jeudi dernier par le site d'informations Euractiv, l'exécutif bruxellois a inscrit ce pipeline, baptisé Melita, sur sa sixième liste des « projets d'intérêt commun » (PCI), ouvrant la voie à davantage de financements par les Vingt-Sept. Et ce, alors même que la Commission s'affiche à l'avant-garde de la bataille pour la préservation du climat, avec son fameux Green Deal (Pacte vert), et insiste sur la nécessaire désintoxication des Etats membres au gaz fossile importé, pour des raisons de souveraineté énergétique. Surtout, le meurtre d'une journaliste maltaise, Daphne Caruana Galizia, tuée en 2017 alors qu'elle enquêtait sur la corruption autour de ce projet, continue de flotter autour de ce dernier.

Et pour cause, elle venait de révéler comment le PDG de l'entreprise ElectroGas, Yorgen Fenech, avait obtenu un contrat public de près de 500 millions d'euros pour convertir la centrale électrique de Delimara, qui alimente l'île, du fuel lourd vers le gaz. A l'époque, l'homme d'affaires devait verser plusieurs millions d'euros à deux membres du gouvernement, Keith Schembri et Konrad Mizzi, via sa société 17 Black, basée à Dubaï. Or, le futur gazoduc Melita devra justement relier directement ladite centrale opérée par ElectroGas à l'Italie, grâce à 159 kilomètres de tuyaux (151 km sous l'océan, 8 km sur terre).

Un projet intégré dès fin 2021

Malgré l'affaire, et alors que Yorgen Fenech est en attente de jugement pour sa complicité présumée dans l'assassinat de la journaliste - et qu'il reste d'ailleurs actionnaire d'ElectroGas à hauteur de 85 millions d'euros - la Commission compte donc classer Melita comme « projet d'intérêt commun ». Concrètement, il s'agit là d'une sélection de futures infrastructures énergétiques, telles des lignes électriques, des gazoducs, des terminaux de gaz naturel liquéfié (GNL) ou des projets de réseaux intelligents, susceptibles de bénéficier de fonds de l'UE et de procédures d'autorisation plus rapides, dans le cadre du Mécanisme pour l'interconnexion en Europe (MIE), également appelé Connecting Europe Facility (CEF).

Attention cependant : ce n'est pas une nouveauté. En effet, à la demande de Malte, la Commission avait déjà classé une première fois Melita comme PCI en novembre 2021, en pleine COP26. Or, « la liste doit être actualisée tous les deux ans, et les partenaires déjà sélectionnés restent, tant que la réalisation n'est pas faite ou qu'il n'ont pas fait faux bond, par exemple », explique à La Tribune Sami Ramdani, enseignant-chercheur en géopolitique de l'énergie et des matières premières à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS).

« L'intérêt de la Commission européenne, c'est de ne jamais faire de vague avec les Etats membres. Ce sont eux qui lui confient son pouvoir, et elle a trop peur d'aller au conflit », interprète une source à Bruxelles.

Le projet est toutefois loin de faire l'unanimité, y compris au Parlement européen. « On aurait au moins pu avoir la décence d'attendre le verdict sur le meurtre de la journaliste. D'autant que le projet reste très opaque au niveau financier, avec une participation de l'Azerbaïdjan, qui a intérêt à envoyer son gaz en passant par la Turquie et l'Italie. L'idée, c'est d'enrichir les producteurs gaziers en-dehors de l'UE ? On ne peut pas affirmer qu'on va faire le Green Deal dans ces conditions », assène l'eurodéputé Christophe Grudler (Renew Europe et Mouvement Démocrate), coordinateur adjoint de la Commission de l'industrie, de la recherche et de l'énergie.

La question de l'autonomie énergétique de Malte

Sollicitée, la Commission insiste quant à elle sur le besoin de sécuriser l'approvisionnement du plus petit pays européen, ce que permettrait le nouveau gazoduc. De fait, celui-ci remplacerait l'actuel terminal méthanier, ancré dans le port de Delimara, destiné à recevoir du gaz liquéfié par bateau et « que Malte considère comme une solution temporaire », selon l'exécutif bruxellois.

« Les États membres ont convenu qu'il est nécessaire que Malte mette fin à son isolement énergétique en s'intégrant au réseau gazier transeuropéen », souligne ainsi un porte-parole.

Cette rhétorique témoigne d'un glissement des priorités, selon Rami Ramdani. « On assiste à un retour en force du sentiment de besoin de sécurité énergétique. Ces dernières années, la tendance générale était plutôt de tenter de soutenir de moins en moins de projets d'hydrocarbures pour des raisons climatiques. Or, les bouleversements liés à la guerre en Ukraine peuvent désormais motiver la recrudescence de projets gaziers », fait valoir le chercheur. Dans le détail, Chypre et Malte bénéficient d'une dérogation à l'exclusion des infrastructures de transport d'énergies fossiles jusqu'en 2029, afin de développer des connexions gazières avec le reste du continent.

Mais la justification ne tient pas, considère Christophe Grudler :

« Aujourd'hui, il n'y a pas de problème d'approvisionnement de Malte, qui reçoit du gaz liquéfié par navires ! Plutôt que de construire un gazoduc qui restera là pour des décennies, il faut plutôt développer des formes d'autonomie énergétique locale, et moins dépendre des combustibles fossiles importés », lâche l'eurodéputé.

Un futur pipeline d'hydrogène ?

Reste que la Commission déploie un autre argument de taille, afin d'assurer que le projet s'inscrit dans les objectifs climatiques de l'Union : demain, de l'hydrogène bas carbone pourra transiter via ce pipeline. « Ce projet devra garantir la capacité future d'accéder à de nouveaux marchés énergétiques, notamment l'hydrogène », souligne ainsi une source en interne. Un discours semblable à celui de l'ENTSOG, le Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport de gaz :

« Le gazoduc [...] permettra l'importation de gaz naturel et de mélanges de gaz renouvelables (dont hydrogène / biométhane / gaz naturel) jusqu'à 100 % d'hydrogène, afin de répondre aux futures demandes énergétiques de Malte. Il permettra d'accéder au futur réseau d'hydrogène de l'UE, contribuant ainsi à la transition vers une économie neutre en carbone et à la décarbonation du secteur maltais de production d'électricité et d'autres secteurs intérieurs », peut-on lire dans une fiche dédiée.

« C'est une manière de légitimer le projet », commente Sami Ramdani. « Il ne faut pas prendre des vessies pour des lanternes ! La molécule d'hydrogène passe à travers les tuyaux transportant du méthane, il faudra refaire de lourds travaux après. Pour être un minimum crédible, il faudrait construire directement un gazoduc de transport d'hydrogène, mais ça coûte bien plus cher » , ajoute Christophe Grudler.

En effet, les pipes de méthane ne sont pas pensés pour transporter de l'hydrogène. Les molécules sont si petites qu'elles peuvent se diffuser dans la structure métallique et la fragiliser. Si bien qu'aujourd'hui, l'incorporation reste limitée à quelques pourcents. D'autant que la densité énergétique de l'hydrogène, d'un point de vue de son volume, s'avère quatre fois plus faible que celle du gaz. Autrement dit, pour obtenir le même nombre de mégajoules transportés, il faudra multiplier les débits en volumes par quatre.

« La conception du projet est actuellement en cours d'amélioration pour transporter des mélanges de gaz renouvelables/gaz naturel et d'hydrogène pur, une fois que ces approvisionnements en gaz verts seront progressivement disponibles et réalisables, dans le cadre du futur plan de transition vers une économie neutre en carbone », fait quant à elle valoir la Commission, sans donner davantage de détails.

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Vote au Parlement au printemps 2024

Pour l'instant, la nouvelle liste n'est pas publique, et devrait être adoptée plus tard ce mois-ci. « On nous la communiquera autour du 15 novembre, puis un vote se tiendra au Parlement en février ou mars 2024. D'ici là, on va essayer de mobiliser du monde pour s'y opposer », précise Christophe Grudler.

Mais s'opposer à une telle initiative n'est pas chose aisée : si les eurodéputés décident d'y faire objection, c'est l'intégralité de la liste qui devra être remise en cause, sans possibilité d'amendement. Or, en plus de Melita, celle-ci contient une quarantaine de projets d'interconnexion, dont certains unanimement reconnus comme nécessaires. « Un certain nombre de députés sont frileux à l'idée de rejeter tout ça en bloc », note Christophe Grudler. Preuve en est, lors du vote en session plénière à Strasbourg en mars 2022, 177 eurodéputés avaient soutenu la motion de rejet de la cinquième liste de PCI, qui comprenait le projet maltais, et une majorité de 519 eurodéputés l'avaient validée.

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Marine Godelier

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Commentaires 3
à écrit le 08/11/2023 à 15:39
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Si relier la Corse n'est pas justifiable, comment relier Malte pourrait-il l'être?

à écrit le 08/11/2023 à 11:58
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"entre Malte et la Sicile" LOL ! ^^

à écrit le 08/11/2023 à 10:32
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Les chantiers préférés de l'UERSS empire prévu pour durer mille ans ! Ceux qui ont un potentiel de durer très longtemps."Surtout, le meurtre d'une journaliste maltaise, Daphne Caruana Galizia, tuée en 2017 alors qu'elle enquêtait sur la corruption au...

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