Football : Éric Carrière lance une bouteille à la mer

Reconverti avec succès dans le vin, l’ex-international et consultant a quitté le milieu du ballon rond. Il s’inquiète d’y voir peu de gens heureux.
Solen Cherrier
À gauche, Éric Carrière, en équipe de France, en mai 2001. À droite, dans les locaux de Caves Carrière.
À gauche, Éric Carrière, en équipe de France, en mai 2001. À droite, dans les locaux de Caves Carrière. (Crédits : ATRICK HERTZOG/AFP ; NICOLAS DÉMOULIN)

Ce samedi-là, Éric Carrière déjeune avec un producteur de muscadet. La discussion le passionne. Le vigneron lui raconte comment il a réinventé son domaine, les 15 hectares hérités de ses parents, qui faisaient plutôt de l'élevage, les gelées qui l'obligent à s'équiper d'onéreux fils chauffants. Un discours ancré dans la terre, « hyper positif » malgré les difficultés du moment. Puis l'international aux 10 sélections reprend la route. Direction la Beaujoire pour commenter Nantes-Lille au micro de Canal+. Dans le stade de ses premiers exploits en pro, il enchaîne les poignées de main. Il connaît aussi du monde parmi les visiteurs : il a été sacré champion de France avec Sylvain Armand, le coordinateur sportif du Losc, ici même en 2001. Mais il ne reconnaît plus son ancien coéquipier quand celui-ci « pète un câble » après l'expulsion d'un joueur.

Affligé, Éric Carrière se repasse le fil de la journée : « On a deux secteurs sous pression mais, dans le foot, elle est telle que de bonnes personnes changent complètement de comportement. » Cela fait déjà quelque temps qu'il songe à s'éloigner de ce milieu où il voit « très peu de gens heureux » alors qu'il « devrait procurer du plaisir, non de la violence et de la polémique ». La dichotomie fait tilt. Cinq jours plus tard, le 24 mars 2022, il annonce arrêter son activité de consultant, qu'il exerce avec finesse depuis douze ans, pour se consacrer à son autre métier. « Dans le vin, je me suis tout de suite senti bien, de par mes origines ariégeoises, dit-il. Avec ma femme, on est des ruraux. Et là, ça sort de la terre : si on n'a pas les raisins, on n'est rien. »

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L'ancien milieu de terrain a commencé à basculer quand il jouait à Lyon, en se liant d'amitié avec un viticulteur en vallée du Rhône. « Je suis plus passionné par les personnes qui apprécient et font le vin que par le produit en lui-même », précise-t-il. En 2006, il achète des vignes. Premier millésime un an plus tard sur des condrieus et des côte-rôtie. Il se « [prend] au jeu » et, en 2010, au moment de raccrocher ses crampons à Dijon, monte Caves Carrière. En 2013, un an après avoir songé à fermer car il ne se sentait « pas légitime » dans la vente, il s'associe avec un spécialiste des vins de Bourgogne, Nicolas Creuzot. Puis ouvre son site à Dijon (2016). Avant de lancer sa maison de négoce à Bordeaux en partenariat avec Damien Grelat (2022).

Aujourd'hui, Caves Carrière emploie 27 personnes, 30 ans de moyenne d'âge, et dégage un chiffre d'affaires florissant (14 millions d'euros en 2022). Un nouvel entrepôt avec bureaux et showroom est en construction, un investissement à 5 millions d'euros, « la pression qui va avec ». Des parallèles qu'il trace avec son ancien métier, il retient « la quête d'excellence et le côté éphémère du succès ». Joueur, après chaque victoire, il se demandait comment il aurait pu mieux faire. Une philosophie incarnée par la devise du FC Nantes : celui qui renonce à devenir meilleur cesse déjà d'être bon. Il l'a transposée dans le monde de l'entreprise.

Son discours foisonne de métaphores footballistiques, il adore ça : « C'est tellement parlant. Même la personne qui n'a jamais joué au foot comprend vite quand on lui dit qu'on ne gagnera pas de matchs si on n'a que des attaquants - des commerciaux chez nous -, mais qu'on ne marquera pas beaucoup de buts si on n'a que des défenseurs. Il faut une équipe bien équilibrée. » Un bon manager aussi. Son job en l'occurrence, avec la stratégie. Comme en club, il s'est entouré d'un staff, qu'il appelle le G5.

Ça fait des années qu'on parle du bien-être dans l'entreprise, mais dans le foot... Le système fait que la plupart des personnes sont à bout

Éric Carrière

Ces derniers temps, il farfouille dans ses archives à la recherche d'articles négatifs de sa vie d'avant. Il les montre à ses salariés pour qu'ils apprennent à accepter et à relativiser la critique. « Si tu loupes ton contrôle, je ne vais pas te dire qu'il est bon, image-t-il. Mais il ne faut pas se voir plus bas que terre pour autant. » Il n'a plus les pics d'adrénaline du footballeur sous les projecteurs, mais il prend « plaisir à voir [ses] collaborateurs heureux ». Le « yoyo émotionnel » du sport de haut niveau ne lui manque pas. Le fonctionnement en vase clos du ballon rond non plus.

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Il y a quelques mois, son ancien coéquipier David Linarès l'a rejoint dans l'aventure après un échec en tant qu'entraîneur de Dijon (2020-2021). Il a été surpris du mode de fonctionnement. « Souvent, le milieu du foot fait preuve d'une certaine condescendance et revendique sa différence, note Éric Carrière. D'accord, mais c'est bien de regarder ce qui se passe ailleurs pour voir si c'est transposable. Beaucoup d'entreprises font intervenir d'anciens sportifs, mais je ne vois pas de club faire intervenir des patrons. Ils auraient pourtant des choses à apprendre. Ça fait des années qu'on parle du bien-être dans l'entreprise, mais dans le foot... Le système fait que la plupart des personnes sont à bout. Les staffs techniques et médicaux bossent sept jours sur sept, par exemple. Il y a cette culture de la présence. L'entraîneur est bon s'il est là en premier le matin et part en dernier le soir. Un staff, c'est une quinzaine de membres. Il ne faut pas me dire que tous ont besoin d'être là à chaque match. »

Ces réflexions du manager qu'il est devenu, il les avait déjà au moment de prendre sa retraite. Il envisageait alors une carrière d'entraîneur - il a passé ses diplômes. Un jour, il croise Christophe Dugarry. Il complimente le consultant et lui demande s'il ne veut pas coacher. « T'es fou ? » lui répond le champion du monde 1998, qui lui dépeint à l'acide ce métier aliénant. « Je me suis dit qu'il n'avait peut-être pas tort et que j'allais faire une coupure un an ou deux », rembobine Éric Carrière. Qui a failli plonger quand Noël Le Graët lui a proposé le poste de sélectionneur des Espoirs après le départ de Willy Sagnol en 2014. Il s'est posé, a décliné, l'histoire est passée.

Sa casquette de chef d'entreprise fait qu'il porte désormais « un regard particulier » sur les techniciens. « L'entraîneur reste un salarié très bien payé » soumis à une exigence de résultats de la part de son président mais qui « ne part pas avec zéro euro quand ça se termine mal ». Il peut apprécier la stabilité de l'univers du vin comparé au temps « ultra-court » du ballon rond et estimer que les entraîneurs devraient avoir des objectifs chiffrés à la signature : « S'ils ne sont pas atteints, on se sépare. Il faut arrêter de trouver plein d'excuses. » Il admet le courage que nécessite la fonction mais a « autant de respect pour le maçon qui se lève tôt pour monter un mur que pour un coach, y compris Pep Guardiola ». Un homme en poste retient son attention : Franck Haise, le manager général du RC Lens, dont il loue l'exigence et la considération portée à ses joueurs. « Comme par hasard », sourit-il, c'est un grand amateur de vin.

Solen Cherrier

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