
« Le réchauffement de la planète est un problème mondial, et pourtant, personne ne veut payer pour le résoudre ». En 2006, l'éminent économiste spécialiste de la mondialisation Joseph Stiglitz annonçait dans son ouvrage, « Un autre monde », le bras de fer qui allait opposer les pays riches et les pays pauvres pour financer la transition écologique. Quinze ans après, le financement de cette montagne d'investissements donne toujours des sueurs froides aux gouvernements et aux économistes. Lors de la présentation du projet de loi sur l'industrie verte à la mi-mai, les ministres Bruno Le Maire (Économie), Christophe Béchu (Écologie) et Roland Lescure ont confirmé que ce texte devait se « faire à coût budgétaire nul ».
Au regard des sommes à débourser, cet engagement est une gageure à l'heure où le péril climatique s'accélère partout sur la planète. Résultat, les États vont devoir faire face à un mur de dépenses. De son côté, le chef de l'État pousse pourtant les feux pour une réindustrialisation depuis le début du printemps. Dans un récent rapport de synthèse remis à la Première ministre Elisabeth Borne, l'économiste Jean Pisani-Ferry a évalué le montant des investissements privés et publics en faveur de l'action climatique à 70 milliards d'euros par an. Le coût pour les finances publiques est chiffré entre 27 et 34 milliards d'euros, chaque année, à l'horizon 2030. La dette pourrait augmenter de 9 points de PIB d'ici 7 ans.
Une bataille des subventions
Afin d'accroître le verdissement de l'industrie et la relocalisation de certaines activités, l'exécutif tricolore a notamment prévu de mettre en place un crédit d'impôt. Estimé à 500 millions d'euros chaque année, l'avantage fiscal est destiné à favoriser la production nationale. À celui-ci s'ajouteraient des subventions dont le montant va dépendre des besoins.
À l'image des plans pharaoniques des États-Unis (IRA, Inflation reduction act) et de la Chine, l'Union européenne et la France tentent de changer de braquet. Le chantier institutionnel et budgétaire semble toutefois immense. En effet, les partisans du traité de Maastricht en zone euro continuent de défendre les règles de discipline budgétaire, et ce, alors que la réindustrialisation va devoir mobiliser des sommes colossales pour subventionner la production de biens décarbonés en Europe. Séduits par les subsides du plan Biden et une énergie à bas coût, certains grands groupes européens ont déjà prévu d'investir et d'installer une partie de leur production sur le sol américain.
Plusieurs observateurs ont pointé le manque de clarté sur les leviers en Europe et le risque de dispersion.
« En Europe, on utilise le bâton du marché carbone alors que les États-Unis utilisent la carotte de la subvention. Le marché carbone a rapporté 34 milliards d'euros de recettes en 2021. Outre-Atlantique, 250 milliards d'euros vont être distribués au secteur de l'énergie sur 10 ans », a souligné Xavier Timbeau, économiste à l'OFCE.
« Avec la mise en œuvre de l'IRA et la prolongation du marché carbone en Europe, il risque d'y avoir un écart de compétitivité-prix. Il faut absolument prendre en compte les subventions en Europe, sinon on risque d'assister à une fuite massive d'industrie décarbonée. Ce qui serait un comble », a-t-il poursuivi.
Le casse-tête du financement
Le financement public de cette transition industrielle et écologique risque de virer au casse-tête. En effet, le gouvernement s'est engagé à réduire la dette et le déficit d'ici 2027. Au printemps, l'exécutif a promis de refroidir « la dépense publique » dans son programme de stabilité envoyé à Bruxelles. La dette publique en pourcentage du produit intérieur brut (PIB) devrait passer de 111,6% à 108,3% entre 2022 et 2027, alors que Bercy anticipait une hausse de 111,9% à 112,5% sur la même période lors du précédent programme de stabilité présenté à l'été 2022.
Dans ce contexte budgétaire serré, le gouvernement s'est montré opposé à toute nouvelle forme d'endettement, brandissant le spectre d'une faillite de l'État. Le ministre des Comptes publics, Gabriel Attal, a récemment affirmé sur France Info que « s'endetter pour investir dans la transition était utile pour le pays, la planète, l'économie, les recettes fiscales [...]. Mais la priorité est le désendettement de notre pays ». Ce qui n'a pas manqué de faire réagir.
L'idée d'une taxe verte sur les plus riches fait son chemin
L'ancien pilier du programme économique d'Emmanuel Macron à la présidentielle de 2017, Jean Pisani-Ferry, a préconisé de son côté la mise en place d'une taxe exceptionnelle sur les plus hauts revenus pour financer une partie de cette transition. En effet, la réindustrialisation va entraîner des hausses de coûts que les classes moyennes et populaires ne vont pas pouvoir assumer seules, sans compensation.
Le ministre de l'Économie, Bruno Le Maire, a rapidement opposé un veto à une telle taxe, pourtant mise en œuvre dans quelques pays européens, comme l'Espagne ou le Royaume-Uni.
« Le gouvernement a rejeté la proposition de l'économiste Jean Pisani-Ferry d'instaurer une taxation exceptionnelle sur les hauts patrimoines, car elle s'inscrit dans une logique où les États se livrent à une concurrence pour attirer les capitaux », a expliqué l'économiste du CEPII, Thomas Grjebine.
Pourtant, plusieurs économistes, comme Patrick Artus (Natixis) ou l'ancien conseiller et mentor d'Emmanuel Macron, Jacques Attali, plaident pour une fiscalité sur les plus riches. Donnant du grain à moudre, les économistes du Laboratoire sur les Inégalités Mondiales (World Inequality Lab) ont montré que les 10% de la population au niveau du globe étaient responsables de 48% des émissions carbones, tandis que la moitié la moins riche représentait 12% du total des émissions, seulement. De son côté, le gouvernement continue de mettre l'accent sur le travail avec les réformes sur les retraites et l'assurance-chômage, la loi France Travail pour financer la transition.
Le plan France 2030 déjà en action
À l'automne 2021, Emmanuel Macron a également présenté le plan France 2030 destiné à soutenir les grands secteurs technologiques de demain. Doté d'une enveloppe de 54 milliards d'euros, ce plan a d'abord souffert d'un souci de pilotage avant d'être repris en main par le secrétaire général à l'investissement, Bruno Bonnel. La moitié de ce budget est dédiée au financement de la transition écologique, selon la direction générale des entreprises (DGE) de Bercy. « L'État a déjà engagé plus de 18 milliards d'euros, soutenu plus de 1.800 projets au bénéfice de plus 2.200 lauréats », selon les équipes de Bercy interrogées par La Tribune. Ce plan vise notamment une baisse de 8% des émissions de CO2 de l'industrie entre 2015 et 2030.
Emmanuel Macron lors de la présentation du plan France 2030 à l'Elysée à l'automne 2021. Crédits : Reuters.
Sur ce volet spécifique, le président de la République a mis une enveloppe de 4 milliards d'euros sur la table afin de décarboner les 50 sites les plus polluants et 1 milliard d'euros pour développer des technologies bas carbone destinées à des entreprises plus petites. Le chef de l'État est prêt à doubler le montant de cette enveloppe si les grands industriels multiplient par deux leurs efforts de décarbonation.
Le fossé des ressources budgétaires entre l'État et les régions
En France, le montant des aides aux entreprises s'élève à plusieurs dizaines de milliards d'euros chaque année. Les économistes ont d'ailleurs des difficultés à établir un bilan complet et détaillé du montant de ces aides, tant elles sont dispersées dans les documents budgétaires. Les chercheurs réclament d'ailleurs plus de transparence. « Aujourd'hui, le montant des aides aux entreprises s'élève à environ 200 milliards d'euros. C'est considérable », estime Olivier Lluansi, associé PWC et ancien conseiller industrie de François Hollande à l'Élysée.
L'expert pointe néanmoins le fossé entre les ressources des régions et celles de l'État, alors que les exécutifs régionaux sont les fers de lance sur les dossiers économiques depuis la loi NOTRe de 2015.
« Les budgets cumulés d'aides aux entreprises des régions s'élèvent à 8 milliards d'euros. Or, les grandes industries accompagnées par l'État (batteries, microprocesseurs, électrolyseurs, etc.), ont besoin d'un tissu de PME très dense au niveau local. On mesure alors le rôle des régions pour soutenir ce tissu local et disposer de moyens équilibrés entre soutiens au tissu territorial et émergence de nouvelles filières technologiques », ajoute-t-il.
Les niches fiscales brunes visées
Sur le plan fiscal, Bercy veut s'attaquer aux niches les plus favorables au secteur fossile. Lors d'un événement organisé par le parti Renaissance sur l'industrie verte à la mi-juin, Bruno Le Maire a pointé les paradoxes budgétaires de la France.
« Sur l'argent public, je pense qu'il est essentiel d'avoir de la cohérence (...). Cela veut dire qu'on ne peut pas investir sur le vert et continuer à avantager le brun ».
Il a notamment évoqué la suppression de certaines dépenses fiscales brunes dès le projet de loi de finances (PLF) 2024, actuellement en préparation à Bercy, et présenté traditionnellement à l'automne. Mais il est resté suffisamment flou pour ne pas braquer les principaux bénéficiaires.
Ce n'est pas la première fois que l'exécutif menace de mettre fin à ces régimes dérogatoires. Déjà, lors du premier mandat d'Emmanuel Macron, le ministre de l'Économie avait annoncé qu'il voulait mettre fin à l'exception du gazole non routier (GNR). Mais face à la bronca des secteurs du bâtiment et des travaux publics, le gouvernement avait jeté l'éponge. Une volte-face qui illustre toute la difficulté à vraiment stopper les avantages fiscaux d'une économie dopée aux énergies fossiles.
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