Chute du mur de Berlin : "La transition s'est faite dans l'urgence"

[ENTRETIEN] Alors que l'Allemagne s'apprête à fêter les 30 ans de la chute du mur de Berlin ce samedi 9 novembre, l'économiste spécialiste de l'Allemagne, Isabelle Bourgeois, rappelle que si le rattrapage entre l'Est et l'Ouest a permis de réduire certains écarts, des inégalités persistent. Pour la chercheuse, beaucoup d'habitants à l'est ont le sentiment d'être "des citoyens de second rang".
Grégoire Normand
(Crédits : Reuters)

LA TRIBUNE - Quelle était la situation économique de la RDA au moment de la chute du mur de Berlin ?

ISABELLE BOURGEOIS (*) - Au moment de la réunification, la RDA était en banqueroute. Le système économique et social s'est effondré. Il fallait tout reconstruire en commençant par les routes, ou l'installation du téléphone. Les investissements que l'on réclame actuellement à l'Allemagne ont alors été réalisés massivement à l'Est au détriment de l'Ouest. Il fallait d'urgence reconstruire une économie viable. L'économie étant le préalable pour le modèle social.

Comment la transition s'est-elle opérée ?

Il a fallu défaire tous les combinats, c'est-à-dire toutes ces unités de production de type soviétique, qui étaient obsolètes. Le processus de transition d'une économie planifiée vers une économie de marché sociale s'est fait dans l'urgence. Au moment où les Allemands de l'ex-RDA ont demandé leur adhésion à la République fédérale, les États de l'Europe de l'Est menaient eux aussi leur révolution. Il y a eu à ce moment des accords de voisinage préfigurant l'intégration de ces États dans l'Union européenne.

Dans ce contexte-là, l'est de l'Allemagne s'est retrouvé pris en étau. Les investisseurs ont sauté par-dessus l'Allemagne de l'Est pour investir en Pologne par exemple. Ce qui manque aujourd'hui dans les Länder de l'est de l'Allemagne, ce sont les sièges de grandes entreprises. Il y a certes un tissu de PME très compétitives et innovantes, mais il n'y a pas de grands groupes cotés. Il y a surtout des filiales. La qualité de l'emploi reflète cette situation. Ce sont surtout des emplois d'exécution. Il y a moins d'emplois à responsabilité qu'à l'Ouest. Globalement, les emplois dans les Länder est-allemands sont donc moins rémunérés.

Les disparités entre l'Est et l'Ouest sont-elles encore marquées ?

Les disparités qui subsistent ont pour origine de multiples facteurs. Le dernier rapport sur l'état de l'unité allemande (2019) révèle que le PIB par habitant en l'Allemagne de l'Est équivaut à 75% de celui de l'Allemagne de l'Ouest. Ce qui correspond peu ou prou à la moyenne européenne. En 1990, au moment de la réunification, ce niveau était de seulement un tiers.

Au niveau des revenus, les écarts ont-ils diminué ?

Le revenu disponible des habitants de l'Est atteint 85% de celui des habitants dans les Länder de l'Ouest. Il faut toutefois rappeler que le coût de la vie est inférieur dans les Länder de l'ex-RDA. Au niveau des salaires, les niveaux sont aujourd'hui presque identiques, mais le rattrapage a été trop rapide. Il y avait une urgence politique, et non pas économique, à harmoniser les salaires. L'économie des Länder est-allemands n'a pas eu le temps de mener sa transition lentement comme ont pu le faire la Pologne et les autres États est-européens. Dans le contexte de l'unification, le patronat et les syndicats avaient peur de voir se profiler à l'horizon un dumping salarial qui aurait pu faire des émules à l'Ouest, et ont donc forcé le rattrapage. Les entreprises ne pouvaient pas rémunérer à la hauteur de la productivité, d'autant que celle-ci ne s'élevait que lentement. La brusque augmentation des salaires a entraîné un collapsus juste après le boom qui avait suivi immédiatement l'unité. C'est là la principale origine d'une croissance qui reste légèrement plus lente à l'est.

Aujourd'hui, la situation de l'ex-RDA est normalisée économiquement et socialement. Il y a moins de disparités entre l'Ouest et l'est de l'Allemagne qu'entre Paris et une autre région française. La différence est nettement plus réduite, même en termes de structure d'activité.

La réunification a-t-elle été le point de départ d'un modèle économique spécifique pour les trois décennies à venir ?

Non, les cinq régions (Länder) issues de la République démocratique allemande ont demandé l'adhésion à la République fédérale. C'est le modèle de l'Allemagne de l'Ouest qui s'est appliqué à l'Est. Les Allemands de l'Est ont réclamé le Deutsche Mark, le système social et la démocratie de l'Ouest. Cela s'est fait très rapidement.

Le modèle n'a pas changé. Si quelque chose a changé, c'est l'environnement autour de l'Allemagne. L'Allemagne s'est tout de même agrandie avec 15 millions d'habitants en plus, et aujourd'hui un poids économique supérieur. Il faut néanmoins rappeler que l'unité a coûté cher à l'Allemagne de l'Ouest. Elle a laissé 4% de son produit intérieur brut (PIB) tous les ans dans l'effort consenti à la réunification.

Quel rôle la réunification a-t-elle joué au sein de l'Europe ?

L'Allemagne a retrouvé sa pleine souveraineté, et presque le jour même, elle en a transféré une grande partie à l'Union européenne. L'unité de l'Allemagne a mis fin à la partition entre le bloc de l'Est et le bloc de l'Ouest et permis à l'Union européenne de se développer. La réunification de l'Allemagne a préfiguré la réunification de l'Europe avec l'élargissement à l'Est en 2004.

L'Allemagne, qui était surtout un poids lourd économique avant l'unité, s'est trouvée confrontée à de nouvelles responsabilités vis-à-vis de l'Union européenne et vis-à-vis du monde. L'Allemagne a encore du mal à accepter ce rôle en raison de son lourd passé. Assumer cette nouvelle responsabilité, sans réveiller les démons du passé, est quelque chose de très difficile. Si l'Allemagne ne s'engage pas dans une guerre, on va lui reprocher son inaction. Si l'Allemagne intervient, on lui reprocherait son caractère offensif. L'héritage de l'histoire pèse sur son nouveau rôle politique.

Quels sont les facteurs à la fois internes et externes qui ont contribué à plonger l'industrie allemande dans de grandes difficultés ces dernières années ?

L'ouverture à l'international de l'appareil productif allemand contribue à accroître toutes ces difficultés. Le ralentissement du marché mondial, la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, les incertitudes liées au Brexit, pèsent sur la demande adressée à l'Allemagne, notamment dans l'un des secteurs phares qu'est la construction mécanique. Au niveau externe, l'hystérie autour du diesel affecte profondément l'industrie automobile, l'autre secteur phare de l'industrie allemande. Ces répercussions sont alimentées par la pression de certains écologistes outre-Rhin, le grand nombre d'échéances électorales et le choix du gouvernement fédéral de miser sur le tout électrique.

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Un autre facteur est le défi de la numérisation, mais celui-ci n'est pas propre à l'Allemagne. Dans cette situation, beaucoup d'entreprises en Allemagne se livrent à l'attentisme, se restructurent ou commencent à mettre en œuvre le vaste éventail de mesures de flexibilité interne qui leur avait permis de résister à la grande crise de 2008/2009 et de rebondir rapidement ensuite.

Les écologistes ont également acquis un poids considérable sur la scène politique allemande.

L'écologie est ancrée dans tous les partis en Allemagne. Ce processus remonte aux années 70. À l'époque, le souci environnemental s'est traduit par un effort considérable en matière d'innovation. Depuis toujours, en Allemagne, l'innovation relève très largement (beaucoup plus qu'en France) des acteurs du monde de l'entreprise, les mieux à même d'en évaluer la nécessité aussi bien que l'impact économique. Cette approche bottom up a été très productive. Or depuis quelque temps, dans un contexte de rivalité croissante entre les partis politiques, le gouvernement fédéral tend à miser sur une logique top down. Ce qui n'est guère porteur pour l'innovation, une démarche qui nécessite des temps de réflexion, de test sur le marché, et implique de multiplier les pistes de recherche.

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Ce qui compte est la capacité des acteurs à anticiper, à se projeter et à tester. L'innovation allemande a toujours été majoritairement incrémentale. Elle ne procède pas par sauts technologues, mais par développements successifs. Il s'agit d'améliorer sans cesse, de proposer de nouveaux produits, démarches ou solutions au plus près de la demande. C'est un processus de progression permanente sur la base d'une profonde connaissance des mécanismes mondiaux et des mécanismes de marché, diffusée à l'ensemble des acteurs économiques grâce au fonctionnement en réseaux. L'industrie allemande est très bien armée pour affronter l'avenir. Cette capacité de l'économie allemande lui donne de quoi rebondir en anticipant des tendances.

Ces difficultés de l'industrie allemande ne vont-elles pas entraîner un changement de modèle économique ?

L'Allemagne reste la principale économie industrielle dans l'UE. Le modèle économique allemand n'a pas changé. Il est toujours fondé sur la doctrine ordolibérale, au fondement de l'économie sociale de marché. C'est une forme de libéralisme organisé : un marché libre, oui, mais obéissant à des règles afin d'assurer son bon fonctionnement et limiter les abus. L'Allemagne souffre actuellement d'un marché mondial de plus en plus bridé par des restrictions comme les barrières douanières. L'Allemagne ne modifiera pas son modèle et ses principes - pourquoi le ferait-elle d'ailleurs ? C'est aussi le modèle de l'Union européenne. Cela dit, il peut y avoir des ajustements. La grande coalition actuellement au pouvoir a décidé d'une plus grande redistribution à vocation sociale, mais sans pour autant renoncer à la consolidation des finances publiques. La politique économique allemande consiste avant tout à créer un environnement favorable à l'activité. Elle n'interfère pas dans l'activité. L'activité est l'affaire exclusive des acteurs économiques. Quant à la fixation des salaires, rappelons-le, elle dépend exclusivement des partenaires sociaux.

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Les derniers résultats en Thuringe avec l'arrivée en première position de Die Linke, la percée de l'AFD et le recul de la CDU ne sont-ils pas à nouveau un signe de déstabilisation de la première économie européenne ?

Non, je pense que c'est plutôt le signe d'une normalisation. L'Allemagne se rapproche de la France, de l'Italie, ou encore des Pays-Bas. Ces pays ont de plus en plus de difficultés à constituer des coalitions de gouvernement. Cette normalisation peut s'expliquer par une érosion des grands partis fédérateurs, du centre. Le premier grand parti qui a commencé à perdre des adhérents et à perdre son identité est le SPD. Cela a commencé il y a une trentaine d'années. Il y a plusieurs facteurs pour expliquer ce phénomène avec une modification de la base électorale. Il n'y a plus d'ouvriers alors qu'ils étaient à la base du SPD.  Il y a également eu plusieurs scissions idéologiques, donnant naissance aux partis des Verts, ou au parti Die Linke. Les mêmes facteurs démographiques, auxquels s'ajoute une fragmentation de l'opinion, commencent à avoir des répercussions sur la CDU 30 ans après le SPD.

Les élections de Thuringe avaient des enjeux essentiellement régionaux. La campagne électorale s'est jouée sur des thèmes comme les déserts médicaux, le manque d'offre culturelle, le manque d'accès aux moyens de communication, le manque d'enseignants. La Thuringe est composée de quelques pôles urbains très actifs. Ces villes ont voté pour les Verts. Les milieux ruraux ont voté AFD contre les Verts. Les plus âgés et les plus jeunes ont voté Die Linke. Comme dans la France « périphérique », il y a également un vote protestataire très développé en Allemagne.

Quels sont les facteurs qui peuvent expliquer cette percée de l'extrême droite ?

Dans les Länder de l'Est, l'AFD a repris le rôle qu'avait Die Linke auparavant, un parti néo-marxiste à l'origine, spécifique à l'ex-RDA. Nombre d'Allemands de l'Est se sentent des "citoyens de second rang". C'est là un ressenti psychologique qui ne repose sur aucune réalité économique et sociale, mais qui reflète le fait qu'il faudra bien plusieurs générations pour que l'Unité allemande soit réalité vivante et vécue.

Il y a eu une rupture d'identité très brutale. La démocratie est arrivée du jour au lendemain. Cela oblige les citoyens à prendre leur responsabilité. Avant l'État de RDA s'occupait de tout, ce qui a eu pour effet de déresponsabiliser les citoyens. Or la démocratie est un long apprentissage. L'économie de marché créait elle aussi de nouveaux défis. Deux changements de monnaie en très peu de temps - l'arrivée du Deutsche Mark puis de l'Euro ont eux aussi bouleversé les repères. Ce sont là des facteurs et mécanismes de changement d'identité très importants, auxquels s'ajoute l'ouverture au monde. Leurs effets sont loin d'être négligeables.

Sur le plan démographique, quels sont les principaux changements à noter?

En 1989, la RDA a perdu près d'un million d'habitants en très peu de temps. Ils sont tous allés à l'Ouest. De 1990 à aujourd'hui, il y a 1,2 million de personnes qui ont quitté ces territoires. Ce sont surtout des jeunes. La population des Länder de l'Est est donc plus âgée. Ce phénomène s'est enrayé à l'Est depuis deux ans. Maintenant, des gens viennent se réinstaller à l'Est. Ce qui est signe d'attractivité.

En ce qui concerne le taux de chômage (un peu plus de 6%), s'il reste légèrement au-dessus de celui de l'Ouest (un peu moins de 5%), on est loin aujourd'hui de 18,7%, le maximum atteint en 2005. Les conditions de vie sont équivalentes aujourd'hui, même si quelques différences subsistent, essentiellement dans les zones rurales. Mais ces différences sont nettement moins prononcées qu'en France. Et si des écarts de richesse ou d'attractivité existent en Allemagne, c'est aujourd'hui bien plus entre le nord et le sud du pays qu'entre l'Est et l'Ouest.

(*) Isabelle Bourgeois a été chercheuse au Centre d'Information et de Recherche sur l'Allemagne contemporaine (CIRAC) de l'université de Cergy Pontoise de 1988 à 2017 et rédactrice en chef de la revue Regards sur l'économie allemande.

Grégoire Normand
Commentaires 4
à écrit le 10/11/2019 à 8:37
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Sil es gens votent de plus en plus massivement pour les extrêmes c'est aussi et surtout suite aux politiques migratoires et économiques adoubées par les partis en place. La population ne se reconnait plus dans ce monde ouvert à tous vents et les débo...

à écrit le 08/11/2019 à 15:31
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Je me souviens du concert qu'il y a eu ensuite " the wall " avec Roger Waters ,Scorpion, Cindi Laupers ,Sinead O Connors etc..,on peut d'ailleurs le retrouver sur le net.

à écrit le 08/11/2019 à 8:55
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Ce que l'on ne dit pas ce que cela a aussi été un tournant majeur de la politique européenne, les allemands de l'ouest ayant utilisé ceux de l'est afin de faire plonger les salaires et l'allemagne guidant l'europe, ce dumping social est devenue une v...

à écrit le 08/11/2019 à 8:14
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quand le mur s'est ecroule, la RFA a recupere un pays bien socialiste, pas liberal pour deux sous ( ' ce qui reduit les inegalites vu qu'il n'y a que des pauvres') et tenu par la STASI ( ce qui est conforme aux valeurs de gauche qui prive les gens de...

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