Parmi les nombreux bouleversements engendrés par la guerre russe en Ukraine, la menace d'une crise alimentaire mondiale émerge chaque jour un peu plus comme l'un des principaux dangers. Alors que l'alimentation est devenue une arme à part entière, La Tribune revient sur les principaux facteurs qui chamboulent des marchés mondiaux de céréales, produit essentiel pour la sécurité alimentaire mondiale.
- L'évolution incertaine de la situation en Ukraine
Le risque de famines dans les pays les plus dépendants des importations de céréales sur lequel l'Onu alerte depuis des mois ne dépend pas d'une insuffisance des volumes disponibles aujourd'hui, explique le président de l'Établissement national des produits de l'agriculture et de la mer (FranceAgriMer) Henri Brichart. Il découle plutôt de l'envolée de leurs cours sur les marchés internationaux depuis le début de la guerre entre la Russie et l'Ukraine, qui, ensemble, représentent un tiers des échanges de blé mondiaux, et sont aussi d'importants exportateurs de maïs et d'engrais.
L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) dans un rapport publié jeudi ("Perspectives de l'alimentation"), affirme d'ailleurs que la hausse des dépenses mondiales d'importations alimentaires prévue en 2022 par rapport à 2021, de 51 milliards de dollars (pour atteindre 1.800 milliards de dollars), est due pour 49 milliards au "seul fait de la progression des prix". Le résultat étant quand même que "bon nombre de pays vulnérables dépensent davantage sans toutefois recevoir plus de nourriture", constate l'organisation onusienne.
Cette envolée est essentiellement liée aux incertitudes sur la situation en Ukraine, où une vingtaine de millions de tonnes de céréales sont stockées et, depuis le début de la guerre, peinent à sortir du pays à cause des dégâts aux infrastructures, mais surtout du blocage par la Russie des ports ukrainiens de la Mer Noire. Depuis mai, des initiatives ont été prises afin d'exporter ces céréales par voie ferroviaire ou fluviale, mais leur potentiel est très restreint par rapport aux capacités du fret maritime. Et même si les tentatives d'accords en cours afin de créer des corridors maritimes sécurisés pour les céréales devaient aboutir, "il faudrait plusieurs semaines afin d'en voir les effets", souligne Marc Zribi, chef de l'unité Grains et sucre de FranceAgriMer. A cela s'ajoute la aussi des prix du fret maritime, due à la hausse des prix des assurances.
Nombre d'incertitudes pèsent aussi sur les futures récoltes ukrainiennes. Affectée par la guerre, la production de blé devrait chuter de 40% pour la saison 2022-23, selon l'Association céréalière d'Ukraine. Celle de maïs devrait baisser de 30%, selon la même source.
- Les aléas de la production mondiale
D'autres craintes pèsent toutefois aussi sur les marchés mondiaux et les prix. En 2022, la production mondiale pourrait en effet aussi être affectée par des facteurs météorologiques. Divers pays sont en effet déjà frappés par une importante sécheresse, à toutes les latitudes et dans toutes les régions du monde. Ainsi, selon la FAO, en 2022 "la production mondiale des principales espèces céréalières devrait reculer pour la première fois en quatre ans", et leur consommation devrait décliner pour la première fois en 20 ans. Cependant, ce serait surtout l'utilisation des céréales pour l'alimentation animale qui fléchirait, celle destinée à l'alimentation humaine étant en revanche prévue comme stable.
A cela s'ajoute le risque de restrictions nationales aux exportations, susceptibles d'encore plus chambouler les marchés. Afin de limiter l'inflation intérieure, l'Inde y a déjà eu recours pour le blé et le sucre. L'évolution des très importants stocks de céréales chinois, visant à assurer l'approvisionnement interne dans un pays qui importe la moitié de ses besoins, mais aussi à se prémunir face aux tensions internationales, est aussi un potentiel facteur de déstabilisation.
- L'apport possible de la France
L'aléa météorologique pèse aussi sur la production française. Après un mois de mai particulièrement chaud et sec, l'arrivée des pluies et de températures plus proches des moyennes de saison donne un peu de répit aux céréales de l'Hexagone. Mais leurs effets vont varier grandement selon le type et le stade des cultures, les sols, les régions, et l'évolution ultérieure du climat, souligne FranceAgriMer.
"C'est le mois de juin qui fera la récolte", observe Catherine Cauchard, cheffe de projet Céré'Obs, tout en soulignant que les effets des orages de début juin n'ont pas encore été évalués.
En 2021-2022, on prévoit toutefois "en tout cas supérieure à la demande interne, en sachant que la France exporte en moyenne la moitié de sa production", explique Henri Brichart.
"Elle contribuera donc à pallier la diminution de la production ukrainienne", note le président FranceAgriMer.
De données précises sur la prochaine campagne ne seront toutefois disponibles qu'à la fin de l'été.
- Les fluctuations des prix des engrais
L'évolution des prix des engrais azotés, nécessaires dans les cultures intensives, va aussi peser sur ceux des céréales. Après s'être eux aussi envolés au cours des derniers mois -avant même la guerre russo-ukrainienne- à cause de la hausse des cours du gaz essentiel à leur production, puis des difficultés d'approvisionnement liées à la guerre russo-Ukrainienne, ils se sont stabilisés au cours du mois dernier en raison d'un ralentissement de la demande, à son tour due aux niveaux très élevés qu'ils ont atteint -en un an, les prix ont triplé.
"Certains agriculteurs sont tentés de se diriger vers des cultures moins exigeantes en engrais", analyse Marc Zibri.
Un choix qui pourrait toutefois aussi induire des baisses de rendements pour les prochaines récoltes, s'inquiète la FAO.
FranceAgriMer estime toutefois que les engrais devraient rester très chers, puisque les prix de l'énergie vont rester élevés. Les difficultés d'approvisionnement vont en outre persister, puisque la Russie est un de leurs premiers exportateurs mondiaux et que ses transactions internationales sont gênées par les sanctions internationales -qui pourtant ne visent pas les produits agricoles.
- L'imprévisibilité de l'évolution des prix
L'ensemble de ces facteurs pèse donc sur l'évolution des prix, qui sont très volatils. Après l'envolée initiale, le cours mondiaux des céréales ont ainsi baissé la semaine dernière, pour ensuite remonter, en fonction des toutes dernières nouvelles sur la situation géopolitique ou météorologique.
Face à des prix de toute façon très élevés, la demande de certains pays, qui n'ont pas de besoins immédiats très importants, et qui cherchent des solutions de financement, marque en outre un coup d'arrêt, dans l'espoir aussi d'une prochaine baisse. Mais la situation pourrait évoluer rapidement dans tous les sens, met en garde FranceAgriMer. L'établissement met d'ailleurs en garde les céréaliers français face au risque d'une chute de leurs recettes alors que leurs charges, notamment celles liées à l'achat d'engrais, pourraient rester très élevées.
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