Guerre en Ukraine : « l'alimentation devient de plus en plus une arme à part entière »

ENTRETIEN. Les pays occidentaux et la Russie s'accusent mutuellement d'être à l'origine de la crise alimentaire mondiale provoquée par la guerre en Ukraine. Diane Mordacq, chargée de recherche au Club Demeter, réseau et think tank agroalimentaire, met en garde sur l'instrumentalisation de l'alimentation en temps de guerre, et analyse les réponses possibles.
Cette guerre montre à quel point le fret maritime est important dans le monde, souligne Diane Mordacq.
"Cette guerre montre à quel point le fret maritime est important dans le monde", souligne Diane Mordacq. (Crédits : Reuters)

La Tribune - Quelle est la principale cause du risque de pénuries au niveau mondial : la guerre en Ukraine, qui empêche l'exportation des céréales stockées dans le pays et met en danger les productions à venir, comme l'affirment les dirigeants occidentaux, ou les sanctions prononcées par l'Occident contre la Russie, comme l'affirme le président russe Poutine ?

Diane Mordacq - Les deux facteurs contribuent sans doute à une réduction des quantités de produits agricoles et alimentaires sur le marché, mais c'est difficile d'identifier une cause principale. Ce qui est sûr, c'est que 25 millions de tonnes de céréales destinées à être exportées sont toujours bloquées en Ukraine, et qu'on ne sait pas si ces 25 millions de tonnes, qui devraient ressortir dans environ un mois de la nouvelle campagne agricole, pourront quitter le pays.

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Du côté russe, les sanctions occidentales, ainsi que les effets de la guerre sur le budget du pays, causent un manque de liquidités qui affecte les chaînes d'approvisionnement et les exportations. Mais il ne faut pas oublier que l'accusation "d'affamer le monde" a déjà été utilisée contre les Occidentaux par la Russie lors de la guerre en Syrie. Or, il a finalement été prouvé que c'était le gouvernement syrien, avec le support russe, qui limitait les ressources alimentaires accessibles à la population, en s'opposant par exemple à l'ouverture de corridors humanitaires destinés à fournir de la nourriture. L'objectif était de permettre ensuite à la Russie, lorsqu'elle distribuait l'aide alimentaire, de se mettre en scène en tant que libératrice du peuple affamé par l'Occident. Il faut donc être très vigilant sur les montages qui peuvent être faits et sur comment l'arme alimentaire - puisque l'alimentation devient de plus en plus une arme à part entière - peut être utilisée. En outre, on ne dispose pas de données fiables sur les stocks russes, car ce sont des informations stratégiques que les pays ont parfois intérêt à ne pas dévoiler.

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Que peut-on faire pour assurer les exportations ukrainiennes ?

La situation rêvée serait de débloquer les ports ukrainiens et de laisser sortir les bateaux. Mais cela créerait un nouveau front potentiel de guerre, car cela permettrait aussi aux Russes d'attaquer les côtes. Ce n'est donc pas une solution envisagée.

Des initiatives ont aussi été adoptées afin d'augmenter les exportations par train. L'Ukraine possède en effet un très bon réseau ferroviaire, le troisième d'Europe derrière la France et l'Allemagne. Et si on ne peut mettre que 70 tonnes de marchandises dans un wagon, on peut accrocher beaucoup de wagons ensemble. Entre le 1er et le 16 mai, 800.000 tonnes de céréales ukrainiennes ont ainsi été expédiées par train, deux fois plus qu'en mars.

Mais cela va prendre du temps avant de pouvoir exporter par ce moyen les 25 millions de tonnes stockées dans le pays, en raison d'une pluralité d'obstacles. Les marchandises doivent être transbordées aux frontières, car l'écart des rails en Ukraine et dans le reste de l'Europe n'est pas le même. Et un train dirigé en Lituanie a dû contourner la Biélorussie, alliée à la Russie, car elle n'aurait pas laissé passer le convoi.

Cette guerre montre donc à quel point le fret maritime est important dans le monde pour le commerce international. Les gros bateaux qui sortent normalement des ports ukrainiens, eux, peuvent en effet transporter 75.000 tonnes de marchandises : il faudrait 1000 wagons de train pour les égaler.

Quelle position adopter vis-à-vis de la Russie ? Un assouplissement ciblé des sanctions est-il envisageable ?

Je ne pense pas, en tout cas pas par pour le moment. Hier soir, les 27 Etats membres de l'Union européenne ont d'ailleurs trouvé un accord pour un sixième paquet de sanctions contre la Russie : cela prouve qu'on est encore loin de tout assouplissement. D'autant plus que les exportations alimentaires russes ne sont pas visées directement. Pour accepter d'exporter ses céréales, la Russie tente d'obtenir un assouplissement des sanctions sur d'autres produits, en exerçant ainsi une forme de chantage.

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Comment endiguer également le risque de restrictions des exportations dans d'autres pays ?

L'Union européenne interdit l'adoption unilatérale de restrictions aux exportations. Mais vis-à-vis de pays tiers, on ne dispose pas de moyens contraignants permettant de s'opposer à de telles décisions souveraines. L'initiative européenne Farm (Food and agriculture resilience mission), visant à répondre à la déstabilisation du marché agricole et alimentaire mondial causé par la guerre en Ukraine, prévoit bien un pilier commercial comprenant, entre autre, un engagement multilatéral à ne pas imposer de restrictions à l'export des matières premières agricoles. Mais il n'est justement pas contraignant : il repose sur la bonne volonté des Etats membres.

Après l'Inde, quels pays pourraient adopter de telles restrictions ?

C'est très difficile à prévoir, car cela relève de décisions politiques internes. Mais les gouvernements pourraient être plus facilement tentés d'adopter des restrictions des exportations dans les pays où la production risque de baisser en raison des conditions météorologiques, afin de garder les récoltes pour la population nationale.

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L'objectif est aussi souvent de faire baisser les prix des denrées sur le marché interne, afin de les déconnecter des cours internationaux, au profit de la population et afin d'éviter famines et révoltes. Mais de telles mesures ne sont pas exemptes de dangers. Ce sont en effet les agriculteurs du pays qui en paient le prix, puisqu'ils doivent vendre leurs produits aux prix internes tout en continuant d'acheter leurs intrants aux prix des marchés mondiaux. S'ils décident en conséquence de stocker leurs marchandises, au lieu de vendre, afin d'attendre la levée des restrictions aux exportations, l'effet paradoxal peut être celui d'une réduction des quantités sur le marché intérieur. En Egypte, le gouvernement les a donc obligés, sous peine de sanctions, à vendre sur le marché intérieur.

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Commentaire 1
à écrit le 01/06/2022 à 9:29
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Encore une fois, la guerre en Ukraine a bon dos. L'Ukraine n'est que le 8eme producteur mondial de blé et a fait comme tout le monde, c'est à dire attendre que le prix monte avant de l'exporter. La guerre est venue et l'exportation n'a plus pu ... E...

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