Filière du lait : les éleveurs, ces grands perdants du boom de la consommation

Les éleveurs n'ont pas profité de l'explosion de la consommation de produits laitiers, relève une étude de l'ONG. Ce sont surtout les industriels et les distributeurs qui en ont profité.
Giulietta Gamberini
De quoi dépendent ces inégalités croissantes ? L'étude les explique par l'organisation de l'industrie alimentaire qui, afin de réaliser des économies d'échelle, standardise le lait collecté et valorise, bien plus que la matière première agricole, l'image de marque.
De quoi dépendent ces inégalités croissantes ? L'étude les explique par l'organisation de l'industrie alimentaire qui, afin de réaliser des économies d'échelle, standardise le lait collecté et valorise, bien plus que la matière première agricole, l'image de marque. (Crédits : Reuters)

Comment est partagée la valeur de l'alimentation entre producteurs, transformateurs et distributeurs ? A l'heure où l'inflation met de plus en plus de Français en situation de précarité alimentaire, et où le débat sur les marges des industriels de l'agroalimentaire et des enseignes de la grande distribution fait rage, une étude publiée le 27 novembre par la Fondation pour la Nature et l'Homme (FNH) tente de répondre à la question pour la filière laitière.

Réalisée avec le Bureau d'analyse sociétale d'intérêt collectif (le Basic), elle analyse, sur une période de 20 ans, d'une part l'évolution de la situation économique et sociale des éleveurs, d'autre part celle des bénéfices dégagés en aval. Elle se concentre sur le lait issu de l'agriculture conventionnelle, qui représente 80% du marché des produits laitiers, et exploite des données de l'Insee, de l'Observatoire de la formation des prix et des marges (OFPM) et du Réseau d'information comptable agricole (RICA), ainsi qu'une revue bibliographique et des entretiens avec des acteurs de la filière. Et son constat est sans appel : la répartition de la valeur à l'intérieur de la filière laitière est de plus inégalitaire, comme le résume Thomas Uthayakumar, directeur du plaidoyer de la FNH.

Les bénéfices des distributeurs multipliés par deux en trois ans

L'étude montre, en effet, que les éleveurs n'ont pas profité de l'explosion de la consommation de produits laitiers, qui a été multipliée par 2,4 en volume entre 1960 et 2021, et qui occupe désormais 11% du budget des ménages, pour un chiffre d'affaires global de 17 milliards d'euros.

Ainsi, entre 2018 et 2021, les bénéfices nets issus de la vente de produits laitiers des principaux industriels laitiers français ont augmenté de 55%, en passant de 449 à 697 millions d'euros. Ceux des huit principales enseignes de la grande distribution ont même été multipliés par deux, en passant de 74 millions à 145 millions d'euros.

Les revenus des éleveurs inférieurs au Smic horaire

Or, sur la même période, les éleveurs, eux, « ont gagné en moyenne entre 22.400 et 33.000 euros brut par an pour 58 heures de travail hebdomadaire, ce qui revient à un salaire inférieur au smic horaire », relève la FNH. Un constat qui « est stable sur une plus longue période (2011-2021) ». Leurs revenus sont donc largement tributaires des subventions publiques : pour 84% en moyenne entre 2011 et 2021. En 2015 et 2016, années d'une terrible crise du lait où les coûts de production ont dépassé les recettes issues des ventes, ce taux a même atteint 100%: ce qui représente, selon l'ONG, « un double passage en caisse des citoyens ».

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En même temps, le nombre d'exploitations d'élevage de vaches laitières ne cesse de chuter : entre 2011 à 2021, elles sont passées de 107.000 à 71.000. 42 % des élevages laitiers sont surendettés et sans trésorerie et près d'un cinquième des éleveurs vit sous le seuil de pauvreté. Des conditions socio-économiques qui empêchent, d'ailleurs, toute transition durable, puisque « adopter des pratiques agroécologiques n'est pas envisageable pour la majorité d'entre eux », note l'ONG.

« Un renversement progressif, année après année, des équilibres »

Ce constat d'une répartition de plus en plus inégale de la valeur est confirmée par une analyse de l'évolution de la redistribution des marges des produits laitiers. La FNH met ainsi en avant l'exemple de la brique de lait UHT demi-écrémé, dont le prix hors taxes a augmenté entre 2011 et 2022 de 51%.

Pour ce produit laitier, « l'analyse rétrospective des estimations de l'OFPM depuis 2001 montre un renversement progressif, année après année, des équilibres dans le partage de la valeur entre éleveurs, industries agroalimentaires et enseignes de la grande distribution (que la découpe de valeur soit exprimée en centimes d'euros versés à chaque maillon, comme en pourcentage du prix final) », note la FNH.

En effet, alors que son prix est passé de 0,55 à 0,83 centimes hors taxes, la marge brute des éleveurs a baissé de 4%. Celle des entreprises agroalimentaires et des distributeurs, en revanche, a respectivement augmenté de 64% et 188%. La part perçue par les éleveurs est donc passée de 45% à 29 % du prix, alors que le maillon de la transformation est passé de 40 à 43%, et celui de la distribution de 15% à 28%.

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 La hausse des coûts n'explique pas tout

« Le lait conditionné est ainsi un cas emblématique de produit où l'industrie laitière et la grande distribution ont progressivement augmenté leur marge brute sur le long terme, sans lien avec les coûts de la matière première », selon l'ONG.

« L'ampleur de l'augmentation des marges brutes des maillons de transformation et de distribution (...) ne peut pas s'expliquer par la seule hausse de leurs coûts internes, que ce soit l'énergie qui n'en représente que quelques pourcents, ou les salaires qui n'ont été revalorisés que d'un peu plus d'un tiers en 20 ans », précise d'ailleurs l'étude, en soulignant qu'« en comparaison, les coûts de production des éleveurs laitiers sont beaucoup plus dépendants des coûts de l'énergie (que ce soit pour l'essence de leurs tracteurs, les engrais de synthèse ou les aliments pour animaux). À titre d'illustration, ils ont crû de +40 % rien qu'entre janvier 2020 et janvier 2023 ».

Standardisation et oligopole

De quoi dépendent ces inégalités croissantes ? L'étude les explique par l'organisation de l'industrie alimentaire qui, afin de réaliser des économies d'échelle, standardise le lait collecté et valorise, bien plus que la matière première agricole, l'image de marque. Elle les attribue également à la concentration des acteurs de la transformation et de la distribution de produits laitiers, « qui a donné naissance à des oligopoles industriels et économiques ».

« La fabrication française de produits laitiers est aujourd'hui assurée en majorité par de grandes unités de transformation pour plus de 68 % des quantités », relève la FNH. Une trentaine de marques, détenues par sept gros acteurs, représentent ainsi l'essentiel du frigidaire des Français.  Et 3 % des entreprises réalisent 97 % des bénéfices. Quant à la grande distribution, qui est aujourd'hui quasiment entièrement détenue par ses huit principaux acteurs, en France elle canalise aujourd'hui 95 % des achats de produits laitiers.

Plus de transparence

S'il est encore trop tôt pour évaluer les effets des trois lois Egalim (de 2018, 2021 et 2023), dont l'objectif était justement de mieux repartir la valeur des produits alimentaires au profit des producteurs, elles semblent toutefois globalement insuffisantes par rapport au caractère structurel des défis à adresser, estime la FNH. Pour rééquilibrer la filière, la FNH recommande donc tout d'abord de consacrer une partie des aides publiques mais aussi des investissements annuels des acteurs privés voire de leurs dividendes à « la déconcentration des acteurs de l'aval » et à la transition agroécologique. Elle préconise aussi de davantage développer des contrats tripartites, afin d'assurer davantage de sécurité et visibilité aux éleveurs.

L'étude propose encore d'obliger les industriels et les distributeurs à transmettre leurs marges brutes et nettes au sein de chaque catégorie de produits, la valorisation de la matière première agricole et des matières premières industrielles et leurs résultats économiques et financiers à l'Observatoire français des prix et des marges. Elle suggère enfin d'« étudier l'opportunité d'établir : - un prix plancher de la matière première agricole, prenant en compte les coûts de production ; - un encadrement des marges (par exemple à partir d'un coefficient multiplicateur de la matière première agricole qui pourrait être basé sur la moyenne des marges des 10 dernières années) ». Ces deux dernières mesures figuraient dans une proposition de loi des députés LFI-Nupes rejetée le 30 novembre par l'Assemblée nationale par 168 voix contre 162, et que la ministre du Commerce Olivia Grégoire a dénoncé comme rappelant « Cuba ou l'Union soviétique avec les succès que nous leur connaissons ».

Giulietta Gamberini

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Commentaires 2
à écrit le 02/12/2023 à 10:16
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nihil novo sub sole ce n' est jamais celui qui crée qui récolte le fruit de son " travail " j' avais appris cela dès ma première année en sup. de co. ce qui m' avait fait m' orienter vers un métier " pouvant " être plus moral : celui de médecin de ...

à écrit le 02/12/2023 à 9:55
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Je connais un producteur laitier, le gars il bosse 14 heures par jour, et plus il produit de lait et plus il est endetté, il sait qu'à la fin de sa vie tout ses biens iront aux banquiers alors qu'ayant parfaitement exécuté les tâches que ceux d'en ha...

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