Investissement, startup : les femmes de l'immobilier ne veulent plus faire de la figuration

En cette journée internationale du droit des femmes et à une semaine du marché international des professionnels de l'immobilier (Mipim), six investisseuses et startuppeuses témoignent des barrières à l'entrée et à l'évolution des carrières dans un secteur encore très masculin.
César Armand
(Crédits : Istock)

Elles s'appellent Déborah Fritz, Éliane Lugassy, Emma Malha, Emilie Vialle, Eugénie Martinez et Jade Francine. Non, elles ne jouent pas dans un film intitulé femmes mais avec les entreprises Myre, Witco, Beanstock, Snapkey, Axeleo et WeMaintain, elles sont à l'affiche d'une industrie encore trop immobile.

En cette journée internationale du droit des femmes et à une semaine du marché international des professionnels de l'immobilier (Mipim), ces investisseuses et startuppeuses ne veulent plus faire de la figuration dans un secteur dominé par les hommes.

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"Des barrières d'entrée et d'évolution"

Déborah Fritz est l'aînée de la bande. Dès 2016, elle a fondé Myre, une jeune pousse spécialisée dans la gestion des données au service des gestionnaires d'actifs. Avant cela, elle a travaillé vingt ans dans l'immobilier et la finance d'entreprise. Elle a par exemple été directrice financière de Beacon Capital Partners, l'un des plus grands fonds d'investissement immobilier américain.

"Néanmoins, évoluer dans un secteur peu paritaire présente de nombreuses barrières d'entrée et d'évolution. J'ai su me faire ma place et prouver ma force dans un milieu principalement masculin", explique Déborah Fritz.

Elle en veut pour preuve que six ans après sa création, sa startup compte déjà 40 personnes et a levé trois fois des fonds. Non contente de son entreprise, elle a également créé avec quatre autres femmes Anne Genot, Caroline Devalet, Cécile Hickel et Karine Cohen-Scali l'association 17%.

"Il s'agit du taux de participation des femmes en 2018 à l'un des plus grands salons internationaux de l'immobilier, le Mipim", précise Déborah Fritz.

"L'objectif de cette initiative est de favoriser les échanges entre les actrices de l'immobilier et de créer un réseau féminin au travers d'événements de networking. Ces moments de rencontre permettent un échange d'expérience pour lutter, au-delà des barrières existantes, contre les freins que les femmes peuvent parfois aussi s'imposer face à des habitudes ancrées dans notre société", poursuit-elle.

"Il m'est souvent arrivé de pitcher seule face à une assemblée d'hommes"

Eliane Lugassy a, elle, aussi fondé sa jeune pousse il y a six ans, MonBuilding devenue Witco, mais avant cela, elle a passé trois ans chez Rothschild. A cet égard, elle souligne que "c'est parfois compliqué de créer des liens au milieu d'hommes qui créent des réseaux informels autour de passions tel le foot... auquel je ne m'intéresse pas plus que ça".

"Ces biais ne permettent pas de tisser les mêmes relations et cela se ressent forcément dans les variables..." pointe-t-elle, en référence aux avantages financiers qui accompagnent le salaire de base.

En revanche, souligne la startuppeuse, certains clients commencent désormais à exiger de ne travailler qu'avec des banques d'affaires ayant X femmes dans l'entreprise. "Cela permet que les choses changent même si je ne suis pas particulièrement en faveur des quotas, les femmes ayant envie d'être reconnues pour leur travail avant tout", ajoute-t-elle.

Encore faut-il convaincre les investisseurs de suivre les femmes qui se lancent dans l'entrepreneuriat. D'après Éliane Lugassy, ces derniers cherchent en effet des fondateurs "sur d'eux-mêmes", une communication où les hommes "excellent plus que les femmes en la matière"

"Une fois que tu as compris ces codes, tu sais comment leur donner envie de te suivre", nuance-t-elle, même si "lors du dernier round d'un roadshow, il m'est souvent arrivé de pitcher seule face à une assemblée d'hommes. Heureusement, je n'ai pas ressenti un quelconque machisme."

Il semble que cela ait fonctionné : depuis la création de sa société, elle a déjà levé 14 millions d'euros.

"Les femmes se mettent moins en avant car elles ont moins d'ego"

Emma Malha a, elle, co-fondé Beanstock, une place de marché spécialisée dans l'investissement locatif qu'en 2020, mais par son parcours précédent d'ingénieur dans le BTP et les transports publics, il lui est arrivé d'être "la seule femme sur un chantier de 200 personnes".

Avec son associé masculin, elle avait remarqué que moins de 20% des femmes réalisaient un investissement locatif. Aujourd'hui, elles représentent 40% de ses clientes. "Une femme rapporte toujours au moins une femme sur la plateforme. Tout le monde parle des inégalités de salaries, mais les inégalités de patrimoine sont bien plus importantes", relève-t-elle.

Aussi, dès juin 2021, sa jeune pousse a réussi à lever 2,5 millions d'euros, mais Emma Malha a, comme ses consœurs, dû entrer dans des clous préécrits à l'avance.

"Il y avait très peu de femmes autour de la table. Malheureusement, avec les hommes, on ne parle pas la même langue", lâche-t-elle. "Les femmes se mettent moins en avant car elles ont moins d'ego. Elles sont plus terre-à-terre car elles répondent directement à la question, mais ça commence à changer", embraye la dirigeante de Beanstock.

"L'univers est dominé par des hommes"

Fondatrice de Snapkey, agence immobilière spécialisée dans les locaux professionnels,  en mai 2019, Emilie Vialle déclare, elle, avoir eu "la chance" au début de sa carrière de travailler à l'étranger avec des femmes à des postes de direction.

"Elles ont sans aucun doute fait office de rôle modèle pour moi et m'ont toujours confortée dans la capacité d'une femme à mener une carrière à haut niveau avec succès", souligne la trentenaire.

Celle qui a commencé sa vie active en 2008 a eu pour CEO Indra Nooyi chez Pepsico. "La culture du travail et de la diversité & inclusion étaient incroyables et pas bullshit du tout", insiste-t-elle. Chez Deliveroo ensuite, Emilie Vialle était l'une des deux general managers femmes, en plus de toutes celles présentes au Comex.

"En Suisse ou en Angleterre où j'ai travaillé de nombreuses années, je n'ai jamais été discriminée pour mon genre et mon origine. J'ai toujours senti, sans naïveté, une ouverture totale à la compétence et à l'impact que l'on peut avoir quelle que soit notre genre, notre ethnicité ou notre âge", dit encore la startuppeuse.

Pour elle, les femmes ont cette forte capacité à gérer énormément de tâches variées simultanément et une grande capacité de rassembler des équipes et d'exécuter vite. Mais au fur et à mesure qu'une startup grossit, le besoin de financement - le nerf de la guerre - se fait de plus en plus pressant. Et c'est à ce stade charnière que le bât blesse.

"Que ce soit auprès des organismes publics (BPIs) ou des fonds de VCs [venture corporate, Ndlr], l'univers est dominé par des hommes et ce manque de diversité dessert les femmes", grince Emilie Vialle.

"On comprend aisément que ce système favorise naturellement les relations avec des personnes qui se ressemblent. Cet état de fait pousse la gent masculine à investir plus facilement sur des projets portés par des hommes. C'est pour cela que la mixité est d'une importance capitale pour contrer ce biais qui empêche les entrepreneuses de bénéficier des fonds et de la confiance nécessaires pour se lancer, et les investisseurs de miser sur des projets prometteurs", martèle-t-elle.

Autrement dit, pour obtenir des recommandations auprès d'hommes dans des fonds, il faut un sacré réseau dans la tech et un réseau masculin. Elle pense même que la difficulté à réseauter entre femmes et à se serrer les coudes constitue l'une des plus grosses faiblesses féminines. Pour autant, la fondatrice de Snapkey assure n'avoir jamais subi de discrimination de genre dans la proptech.

"Il ne faut pas financer un dossier juste parce que c'est une société montée par des femmes"

La solution viendra peut-être des investisseuses. Dès l'enfance, Eugénie Martinez, chargée d'affaires chez Axeleo Capital, a entendu parler de levées de fonds, mais dès qu'elle a voulu travailler dans la finance, "on m'a dit que c'était un univers super macho, de me préparer..."

"Ça n'incite pas à y aller... alors qu'on devrait éduquer les filles autrement plutôt que de leur dire ça !", s'agace la jeune femme de 29 ans.

Ce n'est pas pour autant qu'elle adopte un regard genré sur les dossiers qu'elle voit défiler sur son bureau. "Je regarde les dossiers de façon neutre", affirme-t-elle.

"On est tous biaisés; mais il ne faut pas financer un dossier juste parce que c'est une société montée par des femmes. C'est la qualité de l'investissement au global que l'on doit juger", rélève-t-elle.

Pour Eugénie Martinez, il ne suffira pas de mettre des femmes aux postes de partner. Une meilleure mixité dans les équipes d'investissement - auxquelles elle appartient - aura aussi un "impact fort" sur le financement des startups fondées ou co-fondées par des femmes.

"Si je ne sautais pas le pas, rien ne changerait"

Jade Francine, la patronne de WeMaintain, était avocate à Shanghai quand elle a décidé de se lancer dans l'entrepreneuriat. "En 2017, la French Tech locale était composée à 90% d'hommes et à 10% de femmes. Ça m'agaçait un peu, mais je pensais que si je ne sautais pas le pas, rien ne changerait", dit-elle cinq ans après.

Bien que fille d'une mère "assez engagée sur les questions d'égalité des femmes et de progrès social", la cheffe d'entreprise a longtemps eu le sentiment de devoir toujours prouver sa légitimité et confie qu'elle pouvait "mal prendre certaines remarques". "Avec le temps au lieu de me braquer, j'ai appris à temporiser et à ne plus m'énerver.", enchaîne-t-elle.

"Les entrepreneuses ont toutes le syndrome de l'imposteur voire le syndrome de la bonne élève. C'est-à-dire vouloir toujours donner la bonne réponse, faire bonne impression, mais il faut accepter de ne pas être parfait. C'est aussi ce qui est attendu d'elles. Il reste encore beaucoup de barrières à faire sauter !" s'exclame encore Jade Francine.

Décidément très en verve, elle rappelle que c'est un monde d'hommes "à tous les niveaux":  dans les participations, dans les conseils d'administration des investisseurs... "C'est étonnant car des études ont montré que plus il y a de la diversité en entreprise, plus elles performent !", tonne-t-elle encore.

César Armand

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