« L'accident du Rio-Paris a été une sidération totale » (Eric Schramm, ex-pilote et DG adjoint d'Air France)

Commandant de bord chez Air France, Eric Schramm s'est vu confier une importante remise à plat de la sécurité des vols au sein de la compagnie nationale suite à la catastrophe de l'AF447, le crash d'un Airbus A330 dans l'Atlantique Sud avec 228 personnes à bord lors d'un vol Rio-Paris, le 1er juin 2009. Afin qu'une telle catastrophe ne se reproduis plus, il a mené le programme « Trajectoire », devenant successivement directeur général adjoint d'Air France en charge des Opérations aériennes en 2010, puis des Opérations et dirigeant responsable en 2015. Pour La Tribune, il a accepté de revenir sur cette période charnière et les dessous de ce chantier, lourd mais nécessaire pour que la compagnie ne revive plus un tel drame.
Eric Schramm, l'ancien directeur général adjoint en charge des opérations d'Air France, a mené un large chantier de réformes pour améliorer la sécurité des vols.
Eric Schramm, l'ancien directeur général adjoint en charge des opérations d'Air France, a mené un large chantier de réformes pour améliorer la sécurité des vols. (Crédits : Eric Schramm)

LA TRIBUNE - Pourquoi avoir lancé une transformation de la sécurité des vols Air France après l'accident du Rio-Paris, avant même les conclusions du rapport d'enquête du BEA ?

ERIC SCHRAMM - L'accident du Rio-Paris a été une douche froide, une sidération totale dans l'entreprise. J'ai alors été contacté par des pilotes pour créer un groupe de travail discret où nous avons essayé de réfléchir sur ce qu'était la sécurité des vols, comment elle était perçue à Air France, quelles étaient les pistes éventuelles d'amélioration. Nous avons fait un papier qui a été transmis à mon insu par un des membres du groupe au président d'Air France-KLM, Jean-Cyril Spinetta, qui a orienté le dossier vers le directeur général Pierre-Henri Gourgeon. Ce dernier m'a convoqué en octobre 2009 pour mettre en place un groupe afin de réfléchir et moderniser la sécurité des vols d'Air France.

J'ai alors constaté plusieurs choses. Il y avait eu depuis plusieurs années une multitude d'incidents graves voire d'accidents. Tous ces événements étaient des précurseurs, il a fallu l'accident du vol à Toronto en août 2005 (sortie de piste d'un Airbus A340 qui se solda par la destruction de l'appareil et une douzaine de blessés graves, NDLR) pour faire réellement réagir la compagnie.

Elle a alors lancé la mission Colin (du nom de Jean-Michel Colin, cadre pilote qui présida cette mission, NDLR), qui a rendu un travail très intéressant avec trois idées fortes : impliquer, simplifier et donner du sens. Impliquer, parce que l'on s'est aperçu que l'implication n'était pas suffisante de la part du management et des personnels, chez les pilotes comme dans d'autres métiers. Simplifier, parce ce que des évènements arrivaient depuis de longues années et aboutissaient à chaque fois à une couche supplémentaire dans les documents et les référentiels. Notre documentation était devenue un ensemble extrêmement stratifié, avec parfois même des contradictions. Puis donner du sens à la formation, au niveau professionnel, aux métiers opérationnels. Il m'est apparu à ce moment-là que la sécurité des vols était un sujet qui concernait véritablement tous les métiers opérationnels de la compagnie : pilotes, maintenance, personnels navigants commerciaux, exploitation au sol... Malheureusement, ce rapport a été mis de côté et personne n'a réellement travaillé dessus.

En 2008-2009, une étude métier « PNT 2010 » a également été lancée, avec des résultats assez intéressants comme le manque de confiance des pilotes dans leur documentation et dans leur management. Les pilotes allaient même parfois chercher dans la documentation d'autres compagnies. Tous ces éléments ont guidé notre réflexion. Avec toute l'équipe, nous avons rapidement baptisé notre plan « Trajectoire* » parce que c'est la première chose que fait un pilote quand il y a une panne : il assure la trajectoire. Nous avons décidé de voir comment Air France se comportait en général, en termes de philosophie et d'attitude : il y avait beaucoup trop d'orgueil dans notre compagnie, le poids des années, l'histoire, le caractère latin... avec une capacité de remise en cause assez faible. J'ai même dit à l'époque que nous étions la compagnie qui apprenait à voler aux oiseaux.

Une réforme de nos méthodes de travail était nécessaire. Nous nous étions endormis sur nos lauriers, nous avions attendu trop longtemps avant de nous moderniser. Sur la documentation, nous étions arrivés à un point où nous faisions voler les Airbus comme des Boeing et les Boeing comme des Airbus, mais où nous avions oublié que c'étaient des avions. Nous faisions fausse route, sans mauvaises intentions. Et pour autant Air France était une compagnie sûre, personne ne pouvait dire le contraire.

L'AF447 a été le catalyseur de cette transformation, mais même sans l'accident, il aurait fallu faire un jour ce travail.

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Comment s'est organisé votre travail ?

Partant de là, nous avons lancé une étude croisée, un benchmark, auprès de 62 compagnies avec des sujets aussi différents que la formation, le traitement de l'échec, les rotations, la documentation, l'analyse des vols, le management, tous les sujets ont été étudiés. Ce travail nous a montré que nous manquions de modernité, que nous avions pris du retard sur de nombreux sujets. Pour autant tout ce que nous avons observé lors de ce benchmark n'était pas forcément transposable, nous avons donc pris ce qui nous intéressait le plus.

Nous avions aussi un très bon partenaire pour cette situation, KLM. Ils avaient vécu l'accident de Ténérife (collision de deux Boeing 747 au sol en 1977, l'accident le plus meurtrier de l'histoire de l'aviation avec 583 décès, NDLR), qui était toujours très présent dans leur esprit. Nous leur avons demandé de l'aide, et ils nous ont affecté un commandant de bord pour nous épauler.

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Quelles ont été les principales mesures mises en place ?

Trajectoire était en fait un programme de projets. Nous avons dessiné et partagé notre vision de ce que devaient être les méthodes de travail de demain des pilotes d'Air France. L'épine dorsale de cette transformation a été le changement de la documentation, en abandonnant celle fabriquée et traduite en français par Air France pour évoluer vers la documentation des constructeurs, qui est rédigée en anglais.

Nous avons aussi décidé de choisir un support électronique pour notre documentation et commandé 5000 tablettes numériques, devenant l'un des principaux clients d'iPad pendant quelques temps. Nous étions les premiers et nous avons été suivis par d'autres métiers de l'entreprise et d'autres compagnies. Nous avions une bonne vision de ce qui allait se passer avec la suppression du papier dans les cockpits.

Les pilotes à l'époque, et notamment les commandants de bord, étaient devenus des applicateurs, qui exécutaient des règles décrites dans des manuels. Je voulais qu'ils redeviennent des décideurs. Nous avons introduit la notion d'airmanship, avec des procédures moins décrites, et laissé un espace de liberté aux pilotes, compétents et formés, pour qu'ils puissent exercer leur jugement, leurs prérogatives et leur métier afin de résoudre les situations auxquelles ils étaient confrontés en exploitation. Et cela a bien marché.

Une standardisation de la méthode de traitement des pannes, le FORDEC, a été mise en place. Cette méthode nous l'avons copiée lors du benchmark chez nos collègues allemands de la Lufthansa.

Nous avons changé le protocole d'analyse des vols qui datait de 1970. Il avait été écrit au moment où les enregistreurs de vol ne gardaient que cinq ou six paramètres. Le métier s'est approprié la sécurité des vols avec les gatekeepers, les gardes-barrières, des pilotes qui interrogent leurs collègues quand il y a un événement pour comprendre ce qu'il s'est passé. C'est ainsi près de 100 projets qui ont été menés par les équipes de Trajectoire.

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Vous n'étiez pas les seuls à travailler sur la sécurité des vols ?

Il y avait en parallèle une mission externe menée par l'Independent Safety Review Team (Équipe indépendante d'évaluation de la sécurité - ISRT), composée d'une dizaine d'experts internationaux. Ils avaient une wild card pour aller voir tous les services. La sécurité des vols n'est pas juste l'affaire des opérations aériennes, c'est un problème culturel qui touche toutes les entités opérationnelles. Ils nous ont d'abord fait deux recommandations immédiates : lancer un LOSA (audit de sécurité en service de ligne, NDLR) puis créer un comité de sécurité des vols au niveau du conseil d'administration qui soit présidé par le président du groupe et animé par le dirigeant responsable. Et à la fin de sa mission, l'ISRT a fait 35 recommandations qui concernent Air France, les organisations professionnelles et également la Direction générale de l'aviation civile (DGAC).

Le LOSA nous a permis d'avoir des remontées directes des cockpits et ainsi de corroborer ce que nous détections à l'analyse des vols. Lorsque nous avons eu les résultats, cela a été une douche froide supplémentaire. Le rapport final du LOSA est riche et complet, avec lui les experts nous donnent plusieurs pistes pour orienter nos travaux. Tous ces éléments sont venus renforcer notre réflexion. Les autres métiers opérationnels de la compagnie ont ensuite également fait des LOSA dans leur périmètre, à la maintenance, chez les personnels navigants commerciaux, à l'exploitation au sol.

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Combien de temps a-t-il fallu pour implémenter ces mesures ? Comment sont-elles venues s'intercaler avec celles de l'ISRT ?

Cela a été très long. Sur la centaine de projets menés, certains étaient longs, d'autres courts. Le programme de documentation a duré deux ou trois ans. C'était un boulot de titans. Une telle réforme est longue, mais il fallait avancer. : les pilotes étaient en attente et auraient pu se demander ce que nous faisions dans nos bureaux. Les projets les plus simples sont sortis plus rapidement. Nous avons aussi décidé de tenir les pilotes informés lors de réunions, que nous avions baptisées les assises sur la sécurité des vols. Celles-ci se tenaient en deux sessions tous les six mois au Musée de l'air et de l'espace au Bourget. A peu près 400 pilotes étaient présents à chaque session. Le principe était de les rassembler et d'échanger avec eux, de leur montrer l'avancée de nos travaux, de convaincre les réticents et de préparer les pilotes pour le travail énorme qui les attendait.

Le temps était notre pire ennemi. L'impact d'un évènement comme l'AF 447 finit un jour par s'atténuer. Les problématiques économiques et sociales viennent s'y superposer. Il fallait absolument maintenir un momentum important afin que la transformation porte ses fruits le plus vite possible.

L'ISRT a commencé à travailler en janvier 2010 pour des mesures intermédiaires en juin et un résultat en décembre de la même année. Nous avons travaillé en parallèle sur nos projets, qui n'ont jamais été contradictoires avec les recommandations de l'ISRT. Il y avait quand même énormément de bon sens, du common sense comme cela se dit en anglais. Nous avons beaucoup travaillé main dans la main avec eux.

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Est-ce que toutes les mesures décidées ont été mises en place et a-t-on observé une amélioration justement de la sécurité ?

Sur les 35 mesures de l'ISRT, les 32 qui concernaient la compagnie ont été mises en place, sous la direction stricte d'Alain Bassil (ancien directeur général délégué aux Opérations d'Air France, NDLR). Ensuite, et cela a été extraordinaire, nous avons vu une amélioration dans nos résultats d'analyse des vols, avec une diminution du nombre des évènements, mais surtout de leur gravité mesurée par la matrice de risques. Il y aura toujours des évènements dans une compagnie aérienne, mais nous avons vu une véritable amélioration. Boeing et Airbus ont cité notre transformation lors de leurs symposiums de Brighton et de Singapour. La Lufthansa est venue nous questionner suite à un incident en exploitation sur un A321 à Varsovie.

Il y a eu un engouement, une adhésion fantastique et une véritable envie de travailler pour changer de la part des pilotes. De même, le Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL) a été extrêmement collaboratif et participatif dans cette co-construction. Sans quoi, cela n'aurait pas pu marcher.

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Est-ce que les principes instaurés avec Trajectoire sont toujours en vigueur aujourd'hui ? Notamment lorsque l'on voit certains incidents récents qui sont de nature à interroger et un rapport très critique du BEA. Doit-on s'en inquiéter ?

Je ne suis plus dans la compagnie aujourd'hui. Je ne sais pas quel est le niveau d'avancement ou de poursuite des travaux qui avaient été lancés. Je ne sais pas si les sujets mis en place par Trajectoire sont toujours d'actualité et arrivés à leurs termes. Par contre, en tant que lecteur de la presse, en tant que citoyen français, quand je lis ou quand j'entends des événements comme des pilotes qui se disputent dans un cockpit, que je lis le rapport du BEA sur la fuite de carburant d'un A330 ou que j'entends aux informations télévisées la remise de gaz de l'AF 011, je me pose des questions.

* Eric Schramm retrace l'histoire de ce programme trajectoire, mis en place à la suite de l'accident du Rio-Paris, ainsi que sa carrière de pilote dans son livre baptisé TrajectoireS, publié en 2020.

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Commentaires 8
à écrit le 15/10/2022 à 15:19
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J'ai participé aux développement des premiers pilotes automatiques chez Lear-Siegler dans les années 60, A l'époque les pilotes savaient trs bien réagir en cas de décrochage. Avec les avancées de l'automation, les pilotes sont devenus accros de l'ord...

à écrit le 09/10/2022 à 14:24
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Comparez les accidents mortels entre Air France et British Airways depuis la naissance (1974) de cette dernière. Alors que les deux compagnies sont quasi identiques, British Airways n'a connu quasiment aucun accident mortel contrairement à Air France...

à écrit le 09/10/2022 à 9:29
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C'est le même mal qui pourri aussi notre économie aujourd'hui. Les employés doivent suivre aveuglément les procédures sans contestation possible. L'esprit d'analyse et de décision est réservé à l'élite qui préserve ainsi sa domination. Mais quand l'é...

le 09/10/2022 à 20:57
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En l'occurrence ici, l'équipage aurait peut être mieux fait d'appliquer les procédures. La perte d'indication de vitesse est prévue et une procédure existe et était 'supposée' connue. Lisez le rapport du BEA, cela évite de dire trop de c....es.

le 10/10/2022 à 11:58
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Je crois qu'ils ont suivi la procédure de base suivante : Quand l'avion va trop vite, on ralenti. Si l'équipage avait pris le temps de réfléchir, ils auraient pu comprendre que l'indication de la vitesse était erronée. La procédure adaptée aurait alo...

à écrit le 08/10/2022 à 23:18
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Le rapport du BEA est disponible en ligne. Sa lecture est des plus instructives....

à écrit le 08/10/2022 à 12:39
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14 ans pour apporter des mesures correctives c'est cela gouverner alors pas surpris du déclin de la france il va en passer de l'eau sous le pont pour esperer un redressement du pays Visiblement nos elite son toujours a l'analyse de mai 1968 alor...

le 08/10/2022 à 15:14
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??? c'est écrit avec une très jolie formule " on apprenait a voler aux oiseaux ". Ce n' est pas le propre à Air France, c' est le propre à toutess structure, d'autant quand elles enflent et pis encore quand c'est origine France ( quoi qu'aux usa.. )....

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