Le monde change, les habitudes restent. Alors que l'ouverture à la concurrence du marché ferroviaire intérieur sera effective ce samedi avec l'arrivée de Trenitalia sur la ligne Paris-Lyon-Chambéry prolongée vers Modane-Turin et Milan en Italie, les syndicats de la SNCF ont appelé à la grève pour le premier week-end des vacances de Noël, notamment sur l'axe Sud-Est, celui que va emprunter son concurrent transalpin. Non pas pour s'opposer à cette libéralisation qu'ils ont toujours dénoncée, mais pour obtenir une hausse des salaires, de meilleures conditions de travail et des effectifs supplémentaires.
Immortalité
Un timing incompréhensible aux yeux du PDG de la SNCF Jean-Pierre Farandou, mais qui traduit bien l'univers dans lequel baignent les syndicats : la SNCF est immortelle, ouverture à la concurrence ou pas. Les syndicats le savent. Et en jouent. Ils savent aussi que le degré de concurrence dans le ferroviaire sera probablement sans commune mesure avec celui observé dans le transport aérien, ne serait-ce parce que la filiale low-cost, Ouigo, joue depuis bien longtemps le rôle de bouclier. Pour autant, immortalité n'est pas synonyme d'invulnérabilité. Les syndicats ont beaucoup à perdre à refuser le changement. Car le client aura peu de scrupules à changer d'opérateur si d'aventure celui-ci proposait un service jugé meilleur, soit par la qualité de service, soit par sa grille tarifaire, soit les deux.
En tout cas, Trenitalia ne pouvait rêver mieux pour lancer ses opérations. L'appel à la grève de la SNCF lui donne une belle opportunité de remplir ses trains pendant les fêtes de fin d'année, alors que la commercialisation tardive des places ce lundi, cinq jours à peine avant le début de l'exploitation samedi, laissait augurer d'un remplissage des trains en demi-teinte, ou d'une recette encore plus faible qu'espérée. Dans un premier temps, les trains rouges italiens devaient surtout attirer les curieux du ferroviaire et les passagers italiens avant de se faire connaître du grand public français et que celui-ci prenne l'habitude d'aller chercher les trajets disponibles ailleurs que sur le site de voyages SNCF. Le mouvement de grève pourrait donc provoquer un effet d'aubaine pour la promotion de Trenitalia en France.
Cette grève sur "l'axe TGV Sud-Est est un coup dur porté à la réputation de l'ensemble des cheminots auprès des Français", a déclaré Christophe Fanichet, PDG de la société SNCF Voyageurs. A deux jours des grands départs, où sont attendus un million de voyageurs sur trois jours, il n'a pas hésité à qualifier le mouvement de grève de "proprement scandaleux".
"L'année du service client"
Face à ce déficit d'image, Jean-Pierre Farandou n'a pas non plus mâché ses mots pour inviter les syndicats à changer. Invité ce mercredi du Club de l'économie du Monde, il a déclaré qu'il comptait faire de 2022 "l'année du service au client" pour que la compagnie ferroviaire devienne "impeccable", ce qui implique aussi selon lui que les syndicats en finissent avec leur culture de la grève.
"Ce que les Français veulent, c'est que la SNCF fasse bien son métier du ferroviaire, c'est notre rôle et il y a du boulot", a-t-il dit. Et d'ajouter : "c'est sûr que cette ambiance de menaces, de non-continuité du service avec les mouvements sociaux est très perturbante, elle peut être un facteur qui peut freiner la progression du ferroviaire (...). J'espère que les syndicats seront capables aussi, au fond, d'accepter le monde qui change. (...) Est-ce que les syndicats seront capables d'accepter un monde qui change - parce qu'il change - ?" (...) Sur la concurrence en particulier, il n'y aura pas de retour en arrière. (...) Il faut l'accepter, il y a une nouvelle donne. La SNCF ne sera pas le seul opérateur (et), franchement, faire une grève sur le Sud-Est entre Paris et Lyon au moment où Trenitalia fait un lien entre Paris et Lyon, je ne comprends pas (...) "C'est ce nouveau monde-là qu'il faut que nous apprenions ensemble. Je tends la main aux syndicats, je suis prêt à poursuivre le dialogue", a-t-il conclu.
Équation complexe
La partie est d'autant plus compliquée pour Jean-Pierre Farandou que la société doit faire des efforts après avoir bénéficié d'une aide d'Etat de 4 milliards d'euros, et qu'elle doit respecter les objectifs de performance prévus par la loi sur la réforme ferroviaire de 2018 en contrepartie de la reprise par l'Etat de 35 milliards d'euros de dette. Le groupe doit atteindre un flux de trésorerie libre (« free cash flow ») à l'équilibre en 2022. Autrement dit, cesser de brûler du cash. Pas facile avec la crise sanitaire. Après les 3 milliards d'euros de pertes enregistrées en 2020, le groupe public devrait en effet perdre "entre 1,5 et 2" milliards d'euros cette année et "dans ces conditions, envisager une augmentation salariale n'est pas chose aisée", selon Jean-Pierre Farandou, qui explique devoir "emprunter sur les marchés financiers pour payer les salaires du mois de décembre !"
Lors de la présentation des résultats semestriels, le groupe avait annoncé « emprunter l'équivalent de (son) déficit pour faire face aux dépenses courantes ». La SNCF annonçait disposer d'une ligne de crédit de 3,5 milliards d'euros, pour une trésorerie disponible de 8,7 milliards d'euros.
Depuis ces mesures, et alors que la SNCF affirme que le désendettement est une priorité, la dette de la SNCF est repartie à la hausse. Pour faire face à un flux de trésorerie libre déficitaire de 2,8 milliards d'euros en 2020, le groupe a emprunté autant. Et le niveau d'endettement s'est à nouveau accru de 256 millions d'euros au premier semestre pour atteindre 38,4 milliards d'euros. Le groupe SNCF a également exclu la possibilité de recourir à une nouvelle cession d'actifs, se limitant à la cession actée en octobre de sa filiale de location de wagons de fret Ermewa, qui devrait lui rapporter 3 milliards d'euros.
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