Ces jeunes qui veulent faire du business autrement

De plus en plus de diplômés cherchent à donner du sens à leur parcours professionnel en mettant leurs compétences au service de causes sociales. Les grandes écoles adaptent leurs cursus à ce mouvement de société.
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Développement durable, social business, entrepreneuriat social? Les étudiants sont de plus en plus attirés par ces entreprises et ces fonctions qui tiennent compte des enjeux sociaux, climatiques et environnementaux. À l?inverse des acteurs classiques de l?économie sociale et solidaire (ESS) de la précédente génération, l?entrepreneuriat social assume aujourd?hui de plus en plus la recherche de la rentabilité et du profit, le principal restant de maximiser l?impact social des actions mises en ?uvre. De leur côté, les entreprises cherchent à professionnaliser leurs approches en recrutant de jeunes diplômés formés aux méthodes de management classiques. « Les acteurs historiques de l?ESS, mutuelles, coopératives et grands groupes, ont besoin de diplômés capables d?évoluer dans cet univers et d?exploiter leur savoir-faire et leur vision pour faire évoluer leur modèle », remarque Céline Claverie qui dirige Antropia, l?incubateur social de l?Essec.

La philanthropie, une matière à part entière

Dès 2003, cette grande école de commerce ouvrait sa chaire « Entrepreneuriat social », avant de créer Antropia en 2005. Outre l?entrepreneuriat social, l?Institut de l?innovation de l?entrepreneuriat social (IIES) se compose des pôles Philanthropie, Sustainable enterprise et Égalité des chances. De 25 à 30 étudiants suivent chaque année cet enseignement qui alterne cours théoriques et stages de six mois sur le terrain. Ils peuvent notamment mener des missions de monitorat auprès des porteurs de projets hébergés dans l?incubateur social. D?abord réservé aux étudiants de l?école, celui-ci s?est ouvert à tous les porteurs de projets de la région depuis qu?il est devenu une association cogérée par la Caisse d?épargne Île-de-France et l?Es-sec. Sur les 50 entreprises sociales nées à Antropia, 15 seulement ont été créées par des anciens de l?école. En bientôt dix ans, plus de 220 diplômés ont suivi l?enseignement de la chaire entrepreneuriat social. 80% d?entre eux travaillent dans des structures de l?économie sociale et solidaire classique, dans des entreprises sociales ou dans les départements RSE d?entreprises traditionnelles.HEC, de son côté, a commencé par ouvrir en 2003 un master en développement durable, puis une majeure « Alter management » pour apprendre à entreprendre autrement. Et une dizaine de cours en économie sociale et solidaire et des « certificats Entreprise et Pauvreté » de deux mois peuvent être dispensés en fin d?études. « Nous proposons une large palette d?enseignements et de nombreuses occasions d?aller sur le terrain, mais cela reste au libre choix des étudiants, reconnaît Bénédicte Faivre-Tavignot, directrice exécutive de la chaire Social business, Entreprise et Pauvreté. Notre objectif, c?est de rendre certains cours obligatoires et d?en proposer dans chaque majeure. » Les 80 diplômés qui sortent chaque année de l?école après avoir suivi le certificat « Entreprise et Pauvreté » se répartissent à parts égales entre l?économie sociale et solidaire, des fonctions liées à ces thématiques au sein d?entreprises classiques et, pour un tiers d?entre eux, une pro-fession sans lien avec ces sujets. Voici les parcours de quelques-uns de ces jeunes qui, passés brillamment par des écoles prestigieuses, ont choisi de faire car-rière dans l?économie sociale et solidaire.
C?est le cas de Lisa Buratel, issue d?une lignée d?entrepreneurs. Mais quand elle entre à l?Essec, elle ignore que sa conception de l?entrepreneuriat (l?humain et le social au centre de la démarche) porte un nom. Trésorière pendant dix-huit mois de la junior entreprise de l?école, elle ressent ce besoin de mettre du social dans son parcours. Elle opte alors pour un stage dans un think tank bruxellois et planche sur la diversification des activités des entreprises d?insertion. « Elles subissent la crise comme les autres, remarque-t-elle. Historiquement, elles s?acquittent de tâches sans valeur ajoutée, comme le conditionnement, facilement délocalisables. Alors que certaines ont acquis des compétences, dans les emplois verts tels que le recyclage notamment, qu?elles pourraient mettre en avant vis-à-vis des grands groupes du secteur. »

Généraliser les méthodes de l?entreprise

L?Institut de l?innovation et de l?entrepreneuriat social de l?école lui confie ensuite la coordination pour la zone francophone de la compétition internationale des entreprises sociales (GSVC ou Global social venture competition), organisée par l?université américaine de Berkeley. Elle s?envole bientôt pour le Burkina Faso pour y travailler avec les équipes d?une école d?ingénieurs spécialisée en « nutrition et environnement » qui se sont particulièrement distinguées au cours de cette compétition.
Anne Charpy, elle, a été accompagnée par l?incubateur social de l?Essec, lorsqu?elle a décidé, après vingt ans d?engagement dans les quartiers sensibles au Chili et en France, de créer VoisinMalin. Diplômée de l?ESCP en 1990, elle passe six mois dans une banque à Santiago du Chili avant d?entrer dans une ONG pour y déployer le microcrédit inventé par Muhammad Yunus quelques années avant au Bangladesh. De retour en France, elle complète son cursus par un master en urbanisme avant de diriger de grands projets de ville dans l?Essonne. Frustrée de « passer plus de temps à composer avec des jeux d?acteurs complexes plutôt qu?à optimiser les dynamiques des habitants », elle pressent que les méthodes de l?entreprise pourraient remédier à cette perte d?efficacité liée à une certaine approche publique. C?est pour peaufiner son projet VoisinMalin qu?elle intègre l?incubateur de l?Essec à l?issue d?un de ses contrats. Depuis dix-huit mois, sa structure repère et séletionne les habitants de quartiers en difficulté pour les envoyer faire ?uvre de pédagogie auprès de leurs voisins. Via du porte-à-porte pédagogique, de la traduction orale ou un accompagnement dans différentes démarches, ils leur facilitent les services de la vie quotidienne. VoisinMalin a pour clients La Poste, Veolia Eau, des collectivités locales ou encore des organismes HLM, à la recherche de pistes pour diminuer les impayés, les fraudes, les dégradations d?équipements, les incivilités, etc. Anne Charpy reconnaît que l?incubateur l?a aidée à étudier le marché, les vrais besoins, la différenciation à apporter, les tarifs applicables, etc. « Antropia donne un label qui rassure les entreprises, et l?échange avec d?autres entrepreneurs sociaux est très enrichissant », ajoute-t-elle.
Agnès Daël, aujourd?hui « chargée de mission Insertion et Social Business » au sein de la filiale habitat social de Bouygues bâtiment Île-de-France, a fourbi ses armes à HEC, où elle a suivi le certificat Social business en fin de scolarité. Le goût du social lui est venu lors d?un stage de six mois effectué à l?Agence nouvelle des solidarités actives (ANSA) créée à l?origine par Martin Hirsch pour expérimenter le RSA. « J?ai travaillé sur le projet Malin monté avec la Croix Rouge et Danone pour lutter contre la malnutrition des enfants en situation de grande pauvreté en France. » À la sortie de l?école, elle intègre la filiale habitat social de Bouygues pour y créer le poste qu?elle occupe aujourd?hui. « Les clauses d?insertion dans les marchés publics existent depuis plusieurs années, mais elles se généralisent. » Cette obligation de faire travailler des personnes éloignées de l?emploi complexifie la tâche des constructeurs, plus habitués à travailler de chantier en chantier avec des gens qu?ils ont déjà formés. Agnès Daël aide les équipes dédiées à anticiper ces contraintes, et à se doter d?outils pour mieux y répondre. Un autre aspect de sa mission porte sur le public cible de cet habitat social.
Au sein de l?action tank dont la Chaire HEC Social Business Entreprise et Pauvreté est un des fondateurs, Agnès Daël réfléchit ainsi aux côtés de Schneider, Lafarge ou Saint-Gobain sur des pistes pour abaisser le montant des charges, accroître le « reste à vivre » pour les occupants, et permettre à de nouveaux publics d?y accéder. « Ce travail en co-construction avec des entrepreneurs sociaux, des associations, des bailleurs et des collectivités devrait permettre d?apporter des réponses vraiment innovantes. » Attirée à l?origine par des missions de terrain, elle reconnaît que ses compétences la rendent plus utile dans le pilotage de projets. « Mais je conserve cette dimension en allant régulièrement sur les chantiers rencontrer les personnes en réinsertion », se réjouit-elle.

Imaginer la fin de la société de consommation

Jean Fox, également diplômé de HEC, occupe aujourd?hui une fonction marketing des plus classiques chez Danone. Mais à l?école, frustré par l?impression qu?on cherchait à lui imposer un modèle prêt à consommer, et après avoir fait ses premières armes dans le marketing, il avait choisi la majeure « Alter Management », « pour y puiser les outils permettant de changer le monde au travers de l?entreprise ». Comblé par cet enseignement qui mêle recherche et terrain « où la prospective a la part si belle qu?on ne s?interdit pas d?imaginer la fin de la société de consommation », le voilà en fin d?études en volontariat international en entreprise (VIE) pour la Grameen Danone, le projet développé par le géant français de l?agroalimentaire au Bangladesh. Rentré en avril 2010 après plusieurs mois passés à transférer ses compétences en marketing à des ressources locales, il décide d?intégrer « la meilleure business unit du monde », Danone France. Pour y apprendre, là aussi, « les techniques qui lui permettront de changer les choses ». De son expérience, il a conservé la conviction que les produits de masse et les services assortis peuvent changer la vie des gens. Quant à lui, il espère tester bientôt les bénéfices de la fertilisation croisée entre cultures et continents, idéalement dans une filiale du géant de l?agro-alimentaire implantée dans un pays émergent.
Pour autant, certaines têtes bien faites, au parcours universitaire exemplaire, choisissent l?ESS sans y avoir été sensibilisées sur les bancs des prestigieuses écoles où elles ont étudié. Ainsi Charles-Edouard Vincent a eu une première vie professionnelle tout ce qu?il y a de plus classique, eu égard à son pedigree?; c?est en 2005, à trente ans seulement, que ce X-Ponts, diplômé en sciences de l?université de Stanford, quitte le monde de l?entreprise pour prendre une année sabbatique chez Emmaüs. Il y mène, auprès de Martin Hirsch, qui est alors son président, une mission de professionnalisation de la collecte des déchets d?équipement électriques et électroniques (D3E). Depuis, il a lancé Emmaüs Défi, qui offre un cadre de travail adapté aux SDF, sur un principe d?intérim inversé dans lequel c?est l?employeur qui s?adapte aux capacités et aux horaires de chacun. Il a également monté avec SFR une offre de téléphonie solidaire (cartes prépayées sans engagement à tarif préférentiel et accompagnement pédagogique), bientôt étendue à des dizaines de milliers de bénéficiaires. Charles-Edouard Vincent reconnaît que son expérience antérieure en management lui a été fort utile pour monter des projets, convaincre les entreprises comme les pouvoirs publics, et fédérer autour de lui les compétences qui lui faisaient défaut. Mais il lui semble que ce genre de virage est plus facile aujourd?hui. Alors que lui appréhendait à l?époque d?annoncer son projet de reconversion à ses collègues de SAP, il vient de recruter trois jeunes diplômés du certificat Entreprise et Pauvreté d?HEC, pour lequel il enseigne.

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