"Il n'y a pas de demande de salariat chez les livreurs" Melvina Sarfati El Grably, nouvelle DG Deliveroo France

ENTRETIEN. Déconfinement, stratégie de diversification, statut des livreurs... La nouvelle directrice générale de Deliveroo France, Melvina Sarfati El Grably, détaille en exclusivité à La Tribune ses prises de position pour le développement de la plateforme de livraison de repas.
Anaïs Cherif
Melvina Sarfati El Grably, nouvelle directrice générale de Deliveroo France.
Melvina Sarfati El Grably, nouvelle directrice générale de Deliveroo France. (Crédits : DR)

Après pratiquement trois mois d'inactivité, les restaurants et les cafés pourront de nouveau ouvrir leurs portes à compter de ce mardi dans des conditions sanitaires strictes. Ce redémarrage d'activité est aussi très attendu par les plateformes de livraison de repas à domicile, comme Deliveroo.

Implantée en France depuis 2015, la startup britannique cofondée par Will Shu et Greg Orlowski recensait environ 12.000 restaurants partenaires et 11.000 livreurs avant le confinement dans l'Hexagone. En 2018, Deliveroo France revendiquait un chiffre d'affaires de près de 95 millions d'euros (+63% sur un an) pour un bénéfice net de 2,7 millions d'euros (+80%). Interrogée sur le sujet, la société n'a pas communiqué son chiffre d'affaires pour l'année 2019.

La jeune pousse, qui a levé plus de 1,5 milliard de dollars depuis sa création en 2012, vient de se doter d'une nouvelle directrice générale. L'annonce officielle doit être faite dans quelques jours. Melvina Sarfati El Grably a pris la tête de Deliveroo France, après être passée chez Procter & Gamble (1997-2007), la société de conseil McKinsey (2007-2014) et Pernod Ricard aux États-Unis.

Pour sa première prise de parole dans les médias, Melvina Sarfati El Grably explique à La Tribune la stratégie de Deliveroo France pour aborder la cruciale réouverture des restaurants et la diversification récente de la plateforme vers la livraison de produits d'épicerie, entre autres. Elle revient également sur les polémiques récurrentes concernant le statut et les conditions de travail des livreurs.

LA TRIBUNE - Après une période de confinement inédite, les restaurants sont autorisés à rouvrir leurs portes ce mardi, avec des contraintes sanitaires variables selon les zones verte et orange définies en France. Quelle va être la stratégie de Deliveroo pour profiter de ce déconfinement progressif ?

MELVINA SARFATI EL GRABLY - La réouverture des restaurants est un moment très important pour nous car ils sont nos premiers partenaires. Il faut voir Deliveroo comme une marketplace [place de marché, Ndlr] à trois pôles : les restaurants, les livreurs et les consommateurs.

En dépit du déconfinement, nous n'allons pas instantanément revenir au monde d'avant. Premièrement, les restaurants vont devoir composer avec des contraintes sanitaires strictes. Cela va notamment se traduire par des salles moins denses pour respecter les mesures de distanciation sociale, l'ouverture des seules terrasses pour les restaurants en zone orange [Île-de-France, Guyane, Mayotte, Ndlr], le port du masque obligatoire pour les serveurs et les clients lors des déplacements dans les établissements...

Deuxièmement, la crise a malheureusement touché énormément de restaurants, dont certains vont se retrouver en mauvaise santé financière. Et côté consommateur, l'aube d'une récession pourrait conduire à réduire certaines dépenses non essentielles.

Mécaniquement, les restaurants vont être amenés à avoir moins de chiffre d'affaires qu'avant le confinement. C'est pourquoi nous allons les accompagner pour opérer la livraison de repas et donc permettre un complément de chiffre d'affaires qui sera plus précieux que jamais. En temps normal, recourir à Deliveroo permet aux restaurateurs d'augmenter leurs revenus en moyenne de 30%.

Quelles mesures ont déjà été prises ?

Au cours du confinement, nous avons rendu obligatoire la collecte et livraison sans contact. Cela va perdurer jusqu'à nouvel ordre. Nous avons également mis en place du "click and collect" permettant aux clients de récupérer directement leurs commandes dans les restaurants. Plus de 1.000 restaurants ont utilisé cette fonction, pour laquelle Deliveroo ne prélève aucune commission [traditionnellement, la plateforme prélève une commission pour chaque livraison de repas, Ndlr].

Nous avons permis aux restaurateurs de recevoir leurs paiements de manière quotidienne, pour soulager leur trésorerie, contre toutes les deux semaines en temps normal. À compter de la semaine prochaine, nous allons aussi mettre en place la possibilité pour les clients d'arrondir le montant de leurs commandes à l'euro supérieur pour redistribuer les fonds aux restaurants.

Pendant le confinement, un boom des livraisons en tout genre a été observé, notamment dans le commerce en ligne. Deliveroo France a-t-il profité de cette croissance ?

Il y a beaucoup d'idées reçues. Tout le monde se dit que les restaurants ont fermé et donc, les livraisons de repas ont augmenté. En réalité, au début du confinement, nous avons été spectateur d'un événement sans précédent dans le monde de la restauration : du jour au lendemain, environ la moitié des restaurants ont disparu des plateformes de livraison comme Deliveroo. Et quand il n'y a plus de restaurants, il n'y a plus de commandes.

Le marché de la livraison de repas a donc été extrêmement fluctuant et imprévisible au cours des trois derniers mois. Nous ne communiquons pas de chiffres, mais le niveau de commandes observées sur la plateforme n'a vraiment pas été supérieur à ce que nous connaissons d'habitude. Cette incertitude risque de perdurer encore quelques temps, car le marché n'est toujours pas revenu à la normale.

Pensez-vous que la crise sanitaire et économique provoquée par le coronavirus va avoir un impact à long terme sur l'activité de Deliveroo, en modifiant les habitudes des consommateurs par exemple ?

Deliveroo n'a jamais eu pour vocation de remplacer le fait d'aller au restaurant. Mais nous anticipons évidemment des évolutions. En raison des nouvelles contraintes sanitaires et logistiques, les restaurants vont devoir s'adapter. Cela va peut-être passer par une réduction des menus proposés, une attente plus longue pour les clients donc moins de services pour les établissements, des grandes tablées moins présentes...

Le consommateur va également changer, car trois mois d'anxiété se sont écoulés. Nombreux sont ceux qui ont vu leur activité professionnelle diminuer, voire ont subi une perte d'emploi. Il y a une vraie inquiétude sur la santé financière du pays et en période de crise, les consommateurs ont l'habitude de se focaliser sur les dépenses essentielles en baissant le budget loisirs.

Pendant le confinement, le Clap (Collectif de livreurs autonomes parisiens) a dénoncé un manque de protection des livreurs, jugeant "incompréhensible" le maintien des livraisons de repas. Quelle est votre position ?

Le gouvernement a considéré ce service comme essentiel. Nous avons cherché à protéger les livreurs pour que les opérations se poursuivent dans un cadre sanitaire irréprochable. Deliveroo a fait parvenir à chacun des livreurs qui en faisaient la demande des masques et du gel hydroalcoolique. Il y a eu cependant un temps incompressible d'acheminement des équipements à leurs domiciles, c'est pourquoi nous avons délivré dans un premier temps des bons d'achats [Deliveroo remboursait jusqu'à hauteur de 25 euros les livreurs pour l'achat de matériel de protection, sur présentation d'un justificatif de paiement, Ndlr].

Nous avons souhaité maintenir le dialogue social, avec environ 7.000 appels téléphoniques réalisés avec les livreurs au cours du confinement pour expliquer les nouvelles normes sanitaires. Pour les livreurs qui ont été contaminés par le Covid-19 (présumé ou confirmé), nous avons instauré une indemnité journalière de 30 euros par jour pendant 14 jours. Au total, moins d'une centaine de livreurs ont fait appel à cette indemnité.

Le statut des livreurs opérant sur votre plateforme revient régulièrement dans le débat public. Ils sont soumis au statut d'auto-entrepreneur, considéré comme précaire. Depuis 2018, plusieurs actions en justice ont été menées dans différents pays pour obtenir des requalifications de contrat de prestation de service en contrat de travail. Deliveroo a d'ailleurs été condamné pour la première fois en France en février 2020 pour "travail dissimulé" par le conseil des prud'hommes de Paris, décision pour laquelle vous avez fait appel. Est-ce une situation viable pour Deliveroo ?

Dans divers pays, il y a effectivement eu des contentieux judiciaires. Ces derniers portaient sur des modèles de contrats et d'opérations qui datent du début de l'activité de Deliveroo, et dont certaines conditions ont été jugées litigieuses. Notre façon d'opérer est aujourd'hui très différente : par exemple, les livreurs peuvent facilement refuser une course. Pour nous, il n'y a aucun lien de subordination et il n'y a pas de remise en cause de notre modèle.

Les livreurs sont très attachés à la flexibilité que notre modèle leur offre, car la plupart d'entre eux l'utilisent comme un complément d'activité. Ils peuvent se connecter quand et où ils veulent, sans demande d'exclusivité de la part de notre plateforme. Il n'y a pas de demande de salariat de leur part.

Nous voulons aussi améliorer les conditions de travail. Par exemple, nous proposons une responsabilité civile professionnelle et une assurance accident du travail depuis 2017. Nous proposons également une assurance maladie complémentaire des indemnités journalières de la Sécurité sociale depuis 2019.

Un des biais de votre modèle est qu'il permet à certains livreurs de sous-louer leurs identifiants de comptes à des étrangers sans-papiers pour effectuer les livraisons à leur place. À ce jour, Deliveroo ne semble pas s'être saisi de ce problème. Des mesures sont-elles à l'étude ?

Ce phénomène, dont nous avons conscience, est par nature compliqué à mesurer. Nous prenons le problème très au sérieux. Lors de la création d'un compte, nous vérifions de façon stricte les papiers d'identité fournis. Sur le terrain, nous avons mis en place une brigade d'inspection qui fait la tournée des restaurants pour vérifier l'identité des livreurs. Nous réfléchissons également à déployer un système d'identification par reconnaissance faciale pour éviter cette sous-traitance illégale.

Deliveroo France a annoncé la semaine dernière un partenariat avec Casino pour livrer des produits d'épicerie, juste après avoir fait de même avec Monoprix et Franprix. Quel est l'intérêt de cette nouvelle diversification ?

La crise du coronavirus a mis en lumière de nouveaux besoins essentiels pour les consommateurs. Avec nos partenaires de la grande distribution, nous allons livrer de la petite épicerie pour des courses de dépannage.

Cela s'inscrit dans notre stratégie de diversification verticale : depuis l'arrivée en France de Deliveroo, nous avons cherché à devenir un acteur central dans le monde de la restauration en étendant toujours nos services. Au-delà de la livraison de repas, qui restera notre cœur de métier, nous proposons des commandes groupées à destination de l'événementiel (Deliveroo for Business), des cuisines partagées permettant à plusieurs restaurateurs de disposer d'espace supplémentaire sans en subir les coûts associés (Deliveroo Editions), la commande de matières premières pour les restaurateurs afin de bénéficier de tarifs groupés...

Quelles sont vos priorités à horizon 2020/2021 ?

Nous traversons actuellement une crise sanitaire et économique sans précédent, ce qui induit énormément d'inconnues. Notre entreprise est encore relativement jeune. En France, la maturité du marché de la livraison de repas est inférieure à ce qui est observé dans d'autres pays, comme les États-Unis. Nous allons donc continuer à observer les habitudes des consommateurs, épauler les restaurateurs et poursuivre le dialogue social avec les livreurs.

Propos recueillis par Anaïs Cherif

Anaïs Cherif

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaires 14
à écrit le 03/06/2020 à 6:50
Signaler
Ses livreurs sont des salariés. Simplement elle ne le reconnait pas pour ne pas payer les cotisations sociales. Cette façon d'exploiter met en danger les autres salariés : ce modèle s'étend progressivement

à écrit le 03/06/2020 à 3:54
Signaler
Une chance issue de la diversite qui veut prendre sa revanche, coute que coute.

à écrit le 02/06/2020 à 22:58
Signaler
Plus c'est gros, plus ça passe, air connu....

à écrit le 02/06/2020 à 20:07
Signaler
Boycott de cette Sté sui ne sert à rien à part voler les cotisations sociales... Encore plus étonnant qu elle s’ exprimé au nom de ceux qu elle fait «  travailler » Qu est qu elle en sait ? Elle a fait faire un sondage indépendant ? Le journalist...

à écrit le 02/06/2020 à 19:10
Signaler
Ce type d'activité, soit c'est rentable dans le cas d'un contrat de travail, soit ça ne l'est pas. Dans ce cas, ce n'est plus du travail, mais de l'esclavage. J'ai beau chercher, je ne vois pas d'autre mot.

à écrit le 02/06/2020 à 17:49
Signaler
Mars 2020 La justice a saisi 3 millions d'euros à titre conservatoire sur les comptes français de l'entreprise de livraison britannique dans le cadre d'une enquête pour travail dissimulé, rapporte Le Parisien. Deliveroo, qui revendiquait en septem...

à écrit le 02/06/2020 à 17:08
Signaler
La meilleure façon de ne pas pousser les auto-entrepreneurs vers ces métiers dégradants, c'est de ne pas utiliser ces services de livraison, par ailleurs excessivement coûteux. Marcher 10 min pour aller chercher une plat n'a jamais tué personne, c'es...

à écrit le 02/06/2020 à 15:09
Signaler
Ben voyons....!!! Et en plus ils ont envie de se faire exploiter, ne vous inquiétez pas bonnes gens, commandez puis dormez tranquilles. C'est vrai qu'ils préfèrent être payés au lance pierre, ne pas avoir de droits sociaux ni de couverture sociale ...

à écrit le 02/06/2020 à 15:09
Signaler
Ben voyons....!!! Et en plus ils ont envie de se faire exploiter, ne vous inquiétez pas bonnes gens, commandez puis dormez tranquilles. C'est vrai qu'ils préfèrent être payés au lance pierre, ne pas avoir de droits sociaux ni de couverture sociale ...

à écrit le 02/06/2020 à 14:13
Signaler
Les nouvelles technologies permettent d'exploiter les gens, et certains ne s'en privent pas en combinant plates-formes et pseudo travailleurs indépendants "associés" : c'est le grand retour du capitalisme sauvage du 19ième siècle. Lequel a fini par...

le 02/06/2020 à 16:42
Signaler
nouvelle forme d esclavage et de travail à la journée....enfin là c 'est "a la course à 5 euros" déguisée sous le joli mot d indépendance.... ceci étant, le plus dramatique est que des gens commandent leurs repas par le biais de cette application......

à écrit le 02/06/2020 à 11:47
Signaler
""Il n'y a pas de demande de salariat chez les livreurs" " Votre titre est vraiment très flou et peu pertinent, cette phrase hors de son contexte ne veut rien dire, affirmation en sens unique dont on sait que c'est l'intérêt de la personne qui l'a...

le 02/06/2020 à 12:02
Signaler
sourire il est à signaler bien sûr que tous ces dirigeants du nouveau monde, vantant l indépendance de ceux qui travaillent.... je dirais plutôt triment pour eux.... sont tous salariés avec probablement moulte bonus...., et ce grâce aux généreuses c...

le 02/06/2020 à 13:34
Signaler
Et l'angoisse installée chez tout ceux qui desservent l'intérêt général, pas pour ça bien entendu on prend des angoissés d'autres trucs que notre société nous offre abondamment, pour faire ça, c'est plus simple d'utiliser un humain déjà bien cabossé,...

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.