Une baisse de production d'électricité de 5.000 mégawatts durant la nuit de mercredi à jeudi, des coupures d'électricité ciblées dans l'Essonne et la Haute-Marine, les centrales hydroélectrique des Alpes-Maritimes à l'arrêt en fin de journée, les expéditions totalement suspendues dans les raffineries de TotalEnergies ce matin, avec des taux de grévistes oscillant entre 70% et 100%, des blocages de déchargement de méthaniers attendus dans les heures à venir... Que ce soit dans l'électricité, le pétrole ou le gaz, les syndicats du monde de l'énergie se montrent particulièrement déterminés à s'opposer au projet de réforme des retraites voulue par Emmanuel Macron, qu'ils jugent profondément injuste.
À l'automne 1995, la forte mobilisation du secteur des transports publics contre le plan Juppé avait paralysé le pays pendant près d'un mois. Presque trente ans plus tard, c'est le secteur de l'énergie qui apparaît comme le fer de lance de la mobilisation contre la réforme des retraites, dont l'examen à l'Assemblée nationale doit débuter le 6 février prochain.
« On ne s'interdira rien »
Un peu plus de deux mois après les pénuries de carburants dans les stations-service provoquées par le blocage des raffineries et que le système électrique ait été mis sous tension en raison des grèves dans les centrales nucléaires pour obtenir des hausses de salaires face à l'inflation, les fédérations des industries chimiques, des mines et de l'énergie savent, ô combien, leurs activités sont stratégiques pour l'économie française et peuvent donc constituer un puissant levier contre le projet du gouvernement.
Chez TotalEnergies, la CGT appelle déjà à une grève de 48 heures la semaine prochaine, puis de 72 heures à partir du 6 février.
« L'objectif n'est pas la pénurie, mais le retrait de la réforme », a insisté, au micro de France Info, Eric Sellini, coordinateur CGT chez TotalEnergies.
« Nous sommes mécontents, et on l'exprime. Si cela doit aller jusqu'à l'arrêt des installations, on ira. On lance des avertissements, » a-t-il prévenu.
Si les raffineries ont la capacité de bloquer l'économie du pays en quelques jours seulement, c'est toutefois dans la branche des industries électriques et gazières (IEG) que le mécontentement est sans doute le plus grand.
« La journée du 19, c'est là que débute le mouvement. La question de la reconductibilité n'est plus une question. L'objectif maintenant est de savoir comment on va l'organiser localement avec les grévistes. Nous allons utiliser tous les moyens en notre possession. On ne s'interdira rien », lance à La Tribune Fabrice Coudour, secrétaire fédéral CGT de la Fédération nationale des mines et de l'énergie (FNME), première organisation syndicale de l'électricité et du gaz.
Coupures de courant volontaire, distribution gratuite d'énergie, travaux retardés...
Outre les baisses de production électrique qui ont conduit le gestionnaire du réseau RTE à envoyer un message de sûreté ce matin, la FNME-CGT a également procédé à des coupures d'électricité ciblées à Massy (Essonne) et Chaumont (Haute-Marne) via le réseau de distribution Enedis. Objectif : cibler les élus qui soutiennent la réforme des retraites, et ce, malgré le risque de s'exposer à des procédures disciplinaires pour faute grave. « C'était juste pour faire passer un message, comme quoi on avait bien les mains sur le réseau », selon Claude Martin, secrétaire fédéral de la FNME-CGT [Voir encadré en pied d'article]
Il est aussi prévu d'organiser la gratuité de l'électricité et du gaz pour certains consommateurs. La CGT réfléchit également à retarder les travaux sur des stockages de gaz tandis que la forte mobilisation des salariés chez EDF pourrait impacter, de manière différée, le programme de maintenance des centrales nucléaires, dont les marges sont extrêmement serrées.
L'ampleur de la grogne est directement liée aux pertes qu'engendrerait la réforme pour la branche IEG. En effet, au-delà du recul de l'âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans d'ici à 2030, ces salariés seraient particulièrement touchés par cette réforme si elle était menée à bien, compte tenu de la suppression annoncée de leur régime spécial de retraite attaché au statut des IEG, créé en 1946.
Le régime spécial des IEG menacé
Aujourd'hui, quelque 135.000 salariés travaillant dans 157 entreprises de la branche (EDF, Engie, Enedis, GRDF, RTE, mais aussi, Gaz électricité Grenoble, Gaz de Bordeaux, etc.) relèvent du régime spécial des retraites des IEG, souvent présenté comme plus avantageux.
Même si celui-ci a déjà fait l'objet de nombreuses réformes pour le faire converger vers le régime général, il présente encore d'importantes spécificités en partie calquées sur la fonction publique. D'abord, la pension à taux plein est égale à 75% du salaire des six derniers mois. « En revanche, contrairement au régime général, les primes ne sont pas comptabilisées dans nos pensions », pointe Soraya Lucatelli, déléguée syndicale CGT à Gaz Electricité Grenoble (GEG).
Le régime général, lui, prend bien en compte les primes, mais la pension à taux plein correspond à 50% de la rémunération des 25 meilleures années du salarié.
La pénibilité prise en compte
Surtout, le régime spécial des IEG tient compte de la pénibilité des métiers qui sont les plus contraignants (port de lourdes charges, travail en 3x8, astreintes 7 jours/7, etc.) Cette prise en compte de la pénibilité repose sur un système baptisé « service actif ».
« Pour prétendre à un départ anticipé de cinq ans, il faut avoir effectué 17 ans de services actifs à 100% », précise Fabrice Coudour.
« Seuls 23% des salariés des IEG peuvent prétendre à un départ anticipé », précise-t-il. Ainsi, un salarié des IEG occupant un emploi dit sédentaire compte 0% de service actif.
EDF et Engie, à eux deux, rassemblent 70% des salariés de la branche. Chez EDF, quelque 60.000 salariés sont statutaires au régime des IEG et 48% partent avec une anticipation au titre de la pénibilité. « En pratique, l'âge moyen de départ effectif des salariés d'EDF SA progresse régulièrement et s'élève à 60 ans en moyenne en 2021 (en comprenant les salariés ayant des anticipations). Il est de 62,9 ans pour ceux qui n'ont aucune anticipation », précise l'électricien dans un courrier à La Tribune.
De son côté, Engie compte 24.000 collaborateurs appartenant à la branche IEG. Dans le groupe, l'âge moyen de départ à la retraite est de 60,5 ans. Les salariés bénéficiant d'une anticipation partent en moyenne à 58 ans tandis que ceux qui n'en bénéficient pas partent en moyenne à 62 ans et 7 mois. Dans les deux entreprises, l'âge moyen de départ à la retraite devrait atteindre les 62 ans en 2024.
Un régime « exemplaire, solidaire et excédentaire »
Au-delà de ces spécifiés liées à la pénibilité, les syndicats défendent un régime « exemplaire, solidaire et excédentaire» qui, selon eux, devrait « servir de modèle au régime général».
« Plusieurs fois, le régime général est venu ponctionner les excédents de notre régime », affirme Fabrice Coudour.
« Au nom de la solidarité, 1,6 milliard d'euros cumulés ont été versés entre 2005 et 2020 vers les régimes de retraites ayant moins d'actifs que de retraités, comme les régimes des agriculteurs et des artisans, abonde Soraya Lucatelli. Notre régime ne coûte rien à la collectivité, le supprimer ne ramènera rien à l'État », estime-t-elle.
Dans le détail, le régime spécial des IEG dispose de sa propre caisse : la Cnieg (Caisse nationale des industries électriques et gazières). Le financement des pensions repose sur les cotisations des salariés (12,8 % du salaire) et des employeurs (jusqu'à 44%) dont le taux est légèrement supérieur à celui en vigueur dans le régime général. Il repose aussi sur une taxe, la Contribution tarifaire d'acheminement (CTA), mais celle-ci ne couvre plus que les droits spécifiques passés acquis jusqu'en 2004.
La clause du grand-père ne convainc pas
La promesse du gouvernement de maintenir les avantages du régime spécial jusqu'au départ des derniers salariés relevant de ce statut, selon la clause dite du « grand-père », ne convainc pas l'organisation syndicale.
« À partir du moment où les nouveaux entrants ne cotisent plus au régime, il ne peut que s'appauvrir. Cela conduira à son déficit », regrette Virginie Neumayer, déléguée syndicale CGT de la Fédération nationale des mines et de l'énergie.
Pour la syndicaliste, cette réforme risque aussi de « fragiliser les relations entre les salariés » ce qui aura des conséquences sur « le collectif travail ».
« C'est impensable de faire cohabiter deux régimes et injuste pour les nouveaux embauchés qui devront effectuer les mêmes tâches que leurs collègues sans bénéficier des mêmes garanties », renchérit Soraya Lucatelli.
Preuve que ce mécontentement est partagé, chez EDF, le taux de grévistes s'élevait, ce jeudi 19 janvier, à 50% de l'effectif total. Pour mémoire, le taux de grévistes lors de la première et la plus suivie des journées de mobilisation contre le précédent projet de réforme des retraites s'élevait à 41,4% le 5 décembre 2019. Engie, lui, déclarait à la mi-journée 40% de grévistes dans les IEG.
-
En marge des grèves contre le projet de réforme des retraites, le gestionnaire du réseau de distribution d'électricité Enedis a recensé jeudi, deux coupures volontaires et limitées de courant en France, une à Massy (Essonne) et l'autre à Chaumont (Haute-Marne). La CGT avait prévenu de coupures d'électricité ciblées sur des communes d'élus favorables à la réforme, ce que le gouvernement avait condamné, les jugeant « inacceptables en démocratie ». Ces deux coupures ont touché Massy en début de matinée et Chaumont, préfecture, durant une bonne partie de la matinée, selon Enedis qui a évoqué des « actes de malveillance présumés »: « C'était des coupures volontaires, ce n'était pas des coupures dues à des travaux », a indiqué la direction à l'AFP. À Massy, quelque 1.100 clients ont été touchés, selon Enedis. Le poste manipulé pour occasionner cette coupure alimente « environ 2.200 clients, dont des clients d'une zone industrielle », selon la préfecture de l'Essonne, qui indique que la coupure a duré de 06H30 à 08H00. La CGT Energie « revendique » cette coupure, a indiqué Claude Martin, secrétaire fédéral de la FNME-CGT, qui a évoqué « une coupure très limitée dans le temps, moins de deux heures », et qui a touché selon lui surtout des entreprises : « c'était juste pour faire passer un message, comme quoi on avait bien les mains sur le réseau », a-t-il conclu. « Je trouve cela toujours regrettable que ce genre d'actions soit conduite, mais l'impact a été très limité. L'intention était plus symbolique que malveillante », a déclaré à l'AFP le maire de Massy, Nicolas Samsoen (UDI). « Enedis a gardienné le site. Il y a désormais des personnes pour surveiller le poste à Massy, afin que cela ne se reproduise pas. » (avec AFP)La CGT revendique deux coupures volontaires de courant
Sujets les + commentés