Au moment où le train ne cesse de monter en puissance, les constructeurs ferroviaires ont du mal à suivre le rythme. Si les retards concernent l'ensemble du secteur, Alstom est loin d'être épargné. Force est de constater que nombre de programmes sont en retard, RER NG, TGV M en France, mais aussi Aventra au Royaume-Uni. De quoi inquiéter les opérateurs ferroviaires, dont la SNCF l'un de ses principaux clients.
Si le RER de nouvelle génération est enfin entré en gare avec deux ans de retard, ce n'est pas encore le cas pour le TGV du futur, désormais désigné TGV Inoui 2025 par la SNCF. Selon les informations de La Tribune publiées en septembre dernier, celui-ci n'arrivera pas avant mi-2025. Et la crainte d'un nouveau glissement est présente au sein de l'opérateur ferroviaire, aujourd'hui dans l'incertitude quant à la tenue de cette échéance.
Pour l'instant, le TGV M poursuit son programme d'essais, qui se déroule de façon nominale à en croire Alstom. Celui-ci s'avère particulièrement dense avec quatre rames devant parcourir plus d'un million de kilomètres cumulés. Le constructeur rappelle qu'un programme d'essais, en particulier aussi innovant que le TGV M couplé à d'importants objectifs de réduction des coûts, n'est jamais à l'abri d'un imprévu mais assure que tous les signaux sont au vert pour le moment.
Le TGV M a déjà connu de sérieux dérapages depuis son lancement. Certes, la SNCF et Alstom, qui co-conçoivent le programme, se sont rendus rapidement compte que la date originelle de 2020 n'était pas tenable. Mais depuis, le calendrier a dérivé à plusieurs reprises, d'abord vers 2023, puis pour les Jeux Olympiques 2024 et désormais 2025.
Besoin de TGV
De nouveaux retards seraient en tout cas malvenus au moment où la SNCF manque de TGV pour couvrir la demande exceptionnelle de voyages en train. Une situation qui fait notamment suite à la mise au rebut d'une cinquantaine de ses anciennes rames au cours des cinq dernières années et qui a même obligé l'opérateur ferroviaire à lancer son plan « Botox » pour prolonger la vie d'une centaine de TGV.
La SNCF serait ainsi encline à accélérer le rythme prévu pour les livraisons. Elle a pour l'instant acheté 115 TGV M pour un montant total de 3,3 milliards d'euros. Après une commande originelle pour 100 rames annoncée en 2016 et confirmée en 2018, elle a ajouté 15 rames pour l'international en 2022, avec un rythme de livraison calé sur 12 unités par an. Mais des options de flexibilité pourraient lui permettre de descendre à 9 ou de monter à 15 en fonction des besoins. Au vu de la demande actuelle pour le train, la SNCF se montre d'ailleurs fortement intéressée par cette dernière possibilité.
Un niveau d'activité en hausse
Avec les difficultés affichées ces derniers temps, la question de la capacité d'Alstom à tenir le rythme se pose. Mais le constructeur se veut là-aussi confiant, notamment sur le fait d'arriver à livrer l'ensemble des 115 rames commandées dans les temps impartis lors de la signature du contrat, en dépit des dérives initiales. Tout semble ainsi planifié pour assurer la montée en puissance de la production, tant au niveau des recrutements que de l'outillage.
Quant aux doutes émis sur la capacité ou la volonté d'Alstom de développer une deuxième ligne de production pour le TGV M à La Rochelle, cette possibilité est toujours d'actualité. Mais il faudra sans doute une nouvelle commande de la part de la SNCF, qui a exprimé que son besoin total pourrait même aller jusqu'à 200 rames.
Spécialiste des transports au sein du cabinet SIA Partners, Arnaud Aymé estime que les capacités de production d'Alstom ne se sont pas dégradées, avec un outil industriel fonctionnel et une main d'œuvre préservée pendant le Covid. Il note ainsi la progression du niveau d'activité, avec une croissance organique du chiffre d'affaires de près de 9 % au premier semestre 2023 . De quoi honorer un carnet de commandes rempli à ras bord, avec 90 milliards d'euros de contrats.
Les boulets de Bombardier
Dès lors, pourquoi Alstom semble autant en difficulté ? Plusieurs raisons peuvent expliquer les déboires actuels du constructeur. Sur le plan structurel, Arnaud Aymé indique qu'Alstom subit, comme les autres, les faiblesses organisationnelles du secteur ferroviaire. Il pointe ainsi l'incapacité des constructeurs à faire adopter des matériels standards aux opérateurs ferroviaires, empêchant ainsi la production de grandes séries très normalisées, avec de la visibilité à long terme, qui facilite la tenue des calendriers.
Sur le plan conjoncturel, Alstom a été touché par la crise sanitaire puis par les perturbations qui en ont découlé, là aussi comme l'ensemble du secteur ferroviaire : difficultés d'approvisionnement sur les matières premières, fortes tensions sur les chaînes logistiques, pénuries de composants électroniques... le tout sur fond de concurrence intersectorielle et d'inflation généralisée. Le constructeur a donc dû sécuriser ses approvisionnements en constituant des stocks et en adoptant des principes de doubles sources.
Au-delà de ces problèmes sectoriels, le groupe français a aussi dû composer avec des problèmes spécifiques, liés notamment au rachat de Bombardier début 2021. Malgré une satisfaction de prime abord, Alstom a découvert de mauvaises surprises dans les contrats déjà en cours chez le constructeur canadien. Si certaines se sont vues rapidement, d'autres ont mis du temps à être découvertes. C'est ce manque de clairvoyance qui est sans doute le plus problématique selon l'analyse d'Arnaud Aymé et qui explique en partie, selon lui, l'effondrement du titre en bourse début octobre (-40 % sans rattrapage depuis). « Personne n'aime les surprises », conclut-il. Un connaisseur du secteur s'interroge d'ailleurs sur l'incapacité des équipes projet et de direction à ne découvrir de telles failles qu'au dernier moment.
C'est le cas en particulier de contrats comme celui pour la livraison de 443 trains péri-urbains Aventra à différents opérateurs au Royaume-Uni, comme le reconnaît Alstom lui-même, avec des retards de production entraînant des décalages dans les payements (l'essentiel d'un train est payé à la livraison), accentués par une mauvaise architecture contractuelle prévoyant un niveau d'acomptes trop faible. Cela est venu se télescoper avec les importantes dépenses supplémentaires d'Alstom pour faire face aux perturbations d'approvisionnement.
Du cash qui s'envole
Arnaud Aymé décrit un « effet ciseau » entre ce montant de cash entrant plus faible que prévu et des dépenses accrues immédiates, qui a conduit Alstom à brûler 1,15 milliard d'euros au premier semestre de son exercice décalé 2023/2024, avec une prévision de flux de trésorerie disponible oscillant entre -500 et -750 millions d'euros sur l'exercice. Pour l'instant, les mesures de réduction de coûts, avec la suppression de 1.500 emplois dans le monde, soit 10% des fonctions commerciales et administratives, ne semblent pas convaincre les investisseurs. Reste à savoir si l'arrivée d'ici 9 mois de Philippe Petitcolin, ancien directeur général de Safran, comme président du conseil d'administration, peut changer la tendance. Pour sa part, Arnaud Aymé juge que seule une cession d'actifs pourrait générer suffisamment de cash pour avoir un impact à court terme.
Dans le même temps, cette situation coûte également cher à la SNCF. Cela se chiffre en dizaines de millions d'euros par an pour le maintien de vieux matériels - principalement sur les trains de banlieue - dans un contexte d'inflation forte des coûts de maintenance. Voire davantage avec le plan Botox, estimé entre 500 millions et 1 milliard d'euros, même si celui-ci ne peut être que très partiellement imputé aux retards d'Alstom. La SNCF touchera bien sûr des pénalités de retard de la part de l'industriel, mais elle se passerait bien de cette situation, elle qui estime qu'elle doit laisser filer des clients faute de trains. Si elle ne chiffre pas officiellement cette demande insatisfaite, ce sont 15 à 20 % des voyageurs qui « resteraient à quai ».
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