Etats-Unis : "L'aide alimentaire va jouer un rôle de plus en plus crucial"

Avec la crise liée au coronavirus, les Républicains vont difficilement pouvoir remettre en cause le pilier fondamental de la politique agricole américaine, dont bénéficient aujourd'hui 40 millions de personnes, analyse l'économiste Thierry Pouch. Et à l'international, la tension entre l'agriculture américaine et celle européenne va se maintenir, quel que soit le président.
Giulietta Gamberini
Aux Etats-Unis, l'aide alimentaire occupe une place fondamentale: elle représente 75% du budget consacré tous les cinq ans à l'agriculture.
Aux Etats-Unis, l'aide alimentaire occupe une place fondamentale: elle représente 75% du budget consacré tous les cinq ans à l'agriculture. (Crédits : Reuters)

La Tribune : Quels peuvent être les effets de l'élection présidentielle américaine sur la politique alimentaire et agricole interne des Etats-Unis ?

Thierry Pouch : Depuis les années 1930 aux Etats-Unis, qui pourtant revendiquent la libre entreprise, un véritable plan quinquennal en matière de politique agricole et alimentaire est défini par une loi adoptée tous les cinq ans. Or, le président du pays n'a que peu d'influence sur sa construction. C'est le Congrès, constitué du Sénat et de la Chambre des représentants, qui fixe les contenus de cette loi agricole. Le président peut y opposer son veto, comme l'a déjà fait George Bush junior en son temps, mais le Congrès peut passer outre.

C'est donc au Congrès que, tous les cinq ans, les Démocrates s'opposent aux Républicains sur la politique agricole et alimentaire fédérale. Mais le conflit ne porte pas tellement sur les questions de régulation du marché, qui font désormais consensus. Les divergences concernent surtout la politique alimentaire, et notamment l'aide alimentaire intérieure, ainsi que l'environnement.

Lire aussi : Le Covid-19 aggrave la fragilité de nos systèmes alimentaires

Pourquoi autant de débats autour de l'aide alimentaire intérieure ?

Aux Etats-Unis, l'aide alimentaire occupe une place fondamentale. Elle représente en effet 75% du budget consacré tous les cinq ans à l'agriculture lequel, dans la dernière loi agricole votée fin 2018 et entrée en vigueur début 2019, s'élève à 450 milliards de dollars. Seul un quart de ce budget est en revanche destiné à l'agriculture, notamment au soutien des marchés et à la protection de l'environnement.

Cette aide remonte aux années 30 lorsque, au lendemain de la crise de 1929, on a vu naître la politique agricole américaine avec Roosevelt. La grande crise avait gravement appauvri la population et entraîné des cas de malnutrition d'enfants. L'Etat fédéral et le Congrès avaient donc décidé de créer une aide alimentaire importante, qui a survécu depuis - alors que dans l'Union européenne, l'aide alimentaire prévue dans le cadre de la Politique agricole commune (PAC) a été supprimée en 2014 en raison de ses coûts.

Elle a retrouvé toute son importance après la crise économique et financière de 2008, lorsque le nombre de ses bénéficiaires est passé de 20 à 40 millions d'Américains. Aujourd'hui, à peu près un Américain sur dix y est éligible, et en profite via des bons alimentaires : des chômeurs, des femmes seules avec enfants, des immigrés en situation régulière, des personnes âgées dans des établissements pour retraités ou des élèves dans les écoles.

Les Républicains sont toutefois plutôt favorables à la réduction de cette forme d'assurance sociale, et essaient tous les cinq ans d'en diminuer le budget. Jusqu'à maintenant, ils n'ont pas rencontré beaucoup de succès : entre 2012 et 2018, le montant alloué n'a quasiment pas changé. Et après la crise liée au coronavirus, une telle remise en cause sera probablement encore plus difficile. Au contraire, en raison de la crise sociale, l'aide alimentaire intérieure va probablement jouer un rôle de plus en plus crucial dans les années à venir aux Etats-Unis.

Lire aussi : États-Unis : quel impact du Covid-19 sur le pays de la démesure ?

Quel est en revanche le débat entre Républicains et Démocrates sur les enjeux agricoles au sens strict ?

Bien que la politique agricole ait été mise en place par un Démocrate, Roosevelt, les agriculteurs américains votent traditionnellement pour les Républicains, qui en conséquence les soutiennent. Ainsi, lorsque Donald Trump a été élu, les agriculteurs ont voté pour lui à 78%. Dans les élections qui arrivent, ils s'apprêtent à le refaire à 75%. Et au cours de son mandat, pour les soulager des effets de sa politique commerciale vis-à-vis de la Chine, qui a adopté des mesures de rétorsion ciblées contre le secteur agricole américain, Donald Trump a débloqué des aides exceptionnelles en faveur des agriculteurs d'environ 50 milliards de dollars. Elles leur ont permis de redresser leurs revenus en 2019, et auront probablement les mêmes effets en 2020 malgré la crise liée au Covid.

Cependant, dans le prolongement des politiques d'Obama, Joe Biden veut aussi œuvrer à la préservation de la population agricole américaine, qui compte aujourd'hui deux millions d'exploitations d'une taille moyenne de 200 hectares, mais qui est vieillissante. Il promet notamment de relever le plafond du micro-crédit destiné aux jeunes agriculteurs souhaitant s'installer.

Lire aussi : Agriculture: la crise conforte le modèle, plus résilient, des circuits courts

Et sur les enjeux environnementaux ?

Les registres des Républicains et des Démocrates sont très différents. Soutenus par une population plutôt urbaine, les Démocrates sont davantage favorables à la réduction des intrants, voire au développement d'une agriculture biologique et d'une alimentation bio dans les écoles et les cantines. Joe Biden a aussi l'intention de développer la bio-économie, afin de favoriser la production de biens bio-sourcés, et notamment d'accroître le poids des biocarburants de deuxième voire de troisième génération.

Au contraire, pendant son mandat, pour favoriser les agriculteurs, Trump a remis en cause la régulation de l'usage de l'eau auparavant définie par Obama. Afin d'accroître le poids et la rentabilité de l'industrie pétrolière, il a aussi endommagé la fiscalité de l'éthanol.

Tout dépendra toutefois surtout de l'importance accordée à l'environnement par le budget de la loi agricole. Or, aujourd'hui, à peine 5-6% est consacré à ces enjeux.

Lire aussi : En s'attaquant au pétrole, Biden a-t-il coulé sa campagne ?

Au-delà du niveau fédéral, les Etats américains, voire les villes, peuvent-ils jouer un rôle en matière de politique agricole et alimentaire ?

Oui, beaucoup de choses peuvent se passer, et se passent déjà, au niveau des Etats voire des comtés, qui adoptent des politiques locales. Dans certaines régions, d'ailleurs, la population est très demandeuse de plus de proximité entre producteurs et consommateurs. Dans certaines villes de taille moyenne, l'agriculture urbaine se développe. Tout cela alimente des débats très animés aux Etats-Unis. Et le développement de cette agriculture de proximité, voire d'un retour à la terre, permet aussi un accès direct à l'alimentation aux personnes en situation économique difficile.

Quid de la politique agricole et alimentaire américaine extérieure ? Le gouvernement des Etats-Unis vient notamment de menacer l'Union européenne de poursuites devant l'OMC à cause de sa stratégie Farm to Fork (F2F). Pourquoi ?

Des années 50 jusqu'à la première réforme de la PAC au début des années 90, il y a avait une sorte de convergence dans les politiques agricoles américaine et européenne, qui visaient toutes les deux à soutenir les agriculteurs. Mais à partir des années 90, les Etats-Unis, qui se sont sentis menacés par l'agriculture européenne, ont commencé à attaquer l'UE au GATT (l'Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce), puis à l'OMC (l'Organisation mondiale du commerce), en faisant valoir que les politiques européennes de subvention et d'aide étaient déloyales.

Cette opposition a été aggravée par un écartement croissant entre les politiques américaine et européenne en matière de protection de l'environnement et du bien-être animal. Dans l'UE, pour répondre à la demande d'une population européenne très sensibilisée sur la question écologique, ces questions ont pris de plus en plus d'importance, jusqu'à la toute récente définition de la stratégie Farm to Fork qui, avec la stratégie sur la préservation biodiversité, constitue l'un des axes fondamentaux du Green Deal européen.

Mais conditionner les importations dans l'Union européenne au respect d'exigences environnementales est perçu par les Etats-Unis, ainsi que par certains pays d'Amérique latine tels que l'Argentine ou le Brésil, comme une mesure protectionniste déguisée. On voit dans l'Europe une puissance affaiblie qui utilise les barrières environnementales pour se défendre. C'est pour cette raison que l'administration Trump a menacé  de remettre en cause devant l'OMC la stratégie F2F. En réalité il ne peut pas faire grande chose tant qu'il n'a pas renouvelé les membres de l'organe de règlement des différends de cette institution internationale, qui tranche sur les conflits commerciaux. Et la stratégie européenne n'est pas encore ficelée ni en place : les discussions traînent encore sur la nouvelle politique agricole commune (PAC), qui a trois ans de retard.

Mais malgré la légitimité du discours environnementaliste dans l'agriculture, le risque est que  cette incompréhension amplifie les conflits commerciaux à l'avenir. D'autant plus que, depuis 2001, l'OMC est à bout de souffle et discréditée : vingt ans après le lancement des négociations du cycle de Doha pour le développement, elle n'a toujours pas abouti à un accord multilatéral. Le risque est donc que si on ne rétablit pas le multilatéralisme, la situation dégénère en conflits commerciaux bilatéraux.

Lire aussi : Climat et solidarité internationale doivent être au cœur des politiques européennes de l'après-crise

Les taxes instaurées par Donald Trump sur l'importation de produits viticoles pénalisent d'ailleurs déjà les agriculteurs français...

Les viticulteurs français ont en effet été les victimes collatérales d'un de ces conflits, notamment d'un conflit industriel entre Airbus et Boeing, qui a conduit a une escalade de réactions jusqu'à des taxes américaines sur les vins français. Les effets sont sévères : à cause de cela, et ensuite de la fermeture des restaurants liée à la crise sanitaire, la filière viticole française a perdu, entre janvier et septembre 2020, 2 milliards d'euros sur son solde commercial excédentaire.

Est-ce que si Joe Biden devenait président, cela pourrait changer les équilibres, ou cette tension entre politiques agricoles européenne et américaine est structurelle ?

Elle est structurelle, quelle que soit la couleur politique du président. Les Etats-Unis veulent défendre leur position de première puissance agricole mondiale. Depuis le milieu des années 80, les Républicains comme les Démocrates ont donc toujours attaqué l'Union européenne à cause de l'évolution de sa politique agricole.

Malgré cela, depuis trois ou quatre ans, l'UE est devenue la première puissance exportatrice mondiale, devant les Etats-Unis. Barack Obama a alors essayé de signer un traité transatlantique avec François Hollande, Angela Merkel et James Cameron : cette ambition s'explique aussi par l'intention cachée de rétablir un équilibre dans les échanges agricoles et alimentaires entre l'Europe et les Etats-Unis, aujourd'hui structurellement déficitaires en défaveur de ces derniers.

Comment s'inscrit le Brexit dans ce contexte ?

Le Royaume-Uni dépend de l'extérieur pour s'approvisionner en produits agricoles et alimentaires depuis le milieu du XIXe siècle. Lorsqu'il en faisait partie, il était le pays avec le plus fort déficit commercial en produits agricoles et alimentaires de l'Union européenne : 30 milliards d'euros. Tant qu'il ne met pas en place une politique agricole nationale, qui va lui coûter très cher et demander du temps, le Royaume-Uni sera donc obligé de signer des accords commerciaux avec d'autres pays pour s'approvisionner. Il vient d'ailleurs de le faire avec le Japon, est en pourparlers avec l'Australie et la Nouvelle-Zélande et a des discussions depuis des mois avec les Etats-Unis, ralenties par la période électorale américaine. Mais ces négociations vont probablement reprendre, et ce quel que soit le prochain président.

Lire aussi : Brexit: les douanes françaises se disent prêtes au choc, mais quid des 100.000 entreprises exportatrices?

Quid de l'accord commercial signé en début d'année par les Etats-Unis avec la Chine ?

La guerre commerciale sino-américaine déclenchée en 2018 par Trump a provoqué un effondrement des exportations des produits agricoles américains vers la Chine, en particulier du soja. L'accord signé en juillet 2018 avec Washington par l'ancien président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker, accroissant les importations européennes de soja américain, a représenté un soulagement insuffisant. Après avoir versé 50 milliards d'aides aux agriculteurs américains, Trump a donc finalement trouvé un accord avec Pékin en début 2020. La Chine a alors décidé d'importer un peu plus de produits agricoles américains. Depuis l'été, les exportations américaines vers la Chine ont donc véritablement repris.

Ces nouvelles relations bilatérales vont-elles affecter le secteur agro-alimentaire européen ?

Certainement. Une telle reprise des relations sino-américaines, par exemple, ne peut pas ne pas avoir d'effets sur le secteur agro-alimentaire européen, quel que soit le président élu. D'autant plus que les choix faits par l'Union européenne en matière d'environnement vont nécessairement affecter sa production, et donc sa capacité à exporter. D'ici 20-30 ans, l'Europe pourrait donc disparaître des marchés mondiaux. L'agriculture est devenue un enjeu stratégique, dont les dirigeants européens semblent ne pas voir pleinement conscience.

Propos recueillis par Giulietta Gamberini

Giulietta Gamberini

Sujets les + lus

|

Sujets les + commentés

Commentaire 0

Votre email ne sera pas affiché publiquement.
Tous les champs sont obligatoires.

Il n'y a actuellement aucun commentaire concernant cet article.
Soyez le premier à donner votre avis !

-

Merci pour votre commentaire. Il sera visible prochainement sous réserve de validation.