[Article publié le 22.08.2019 à 19:10. Mise à jour du 26.08 : suite à la publication de cet article, Fiat Chrysler Automobiles a souhaité apporter des précisions, à retrouver à la suite de cet article]
Braquage à l'italienne ? Ou énorme coup de bluff ? L'offre de fusion présentée par la famille Elkann au conseil d'administration de Renault fin mai a fait long feu... Moins de dix jours après, la famille actionnaire et historique du groupe Fiat, héritière du fondateur Giovanni Agnelli, retirait elle-même son offre face aux hésitations de l'Etat français (premier actionnaire de Renault), et après avoir indiqué que cette offre était non-négociable.
Pendant dix jours, les actionnaires de Fiat-Chrysler Automobiles (FCA) ont fait comme si le rapport de force leur était favorable, pressant le groupe automobile français à statuer. Las d'une crise managériale sans précédent depuis l'arrestation de son charismatique patron Carlos Ghosn au Japon en novembre 2018, et terrifié par une rupture de ban avec son allié de 20 ans (le groupe Nissan), Renault semblait alors une proie facile. En réalité, le groupe automobile italien, américanisé depuis l'absorption du groupe Chrysler à la faveur de la terrible crise des subprimes en 2009, a plus que jamais besoin d'un allié sur qui s'adosser... Bien plus que le Français !
De bons résultats semestriels
En apparence, cet état de fait n'est pas immédiatement évident. Les derniers résultats semestriels de FCA en témoignent. Malgré la baisse du chiffre d'affaires (-3%), son bénéfice opérationnel est resté stable à 6,7 milliards d'euros. Mieux, son bénéfice net a même progressé de 14% à 793 millions d'euros. Le groupe automobile s'est même permis d'annoncer qu'il confirmait ses objectifs annuels. Enfin, Mike Manley, son PDG, s'est offert le luxe de lancer une pique revendiquant "un plan stratégique robuste qui peut survivre avec ou sans ce type de fusion". Une allusion clairement dirigée vers Renault et qui veut dire : "nous n'avons pas besoin de vous".
Sauf que la réalité est toute autre. Le groupe Fiat reste un groupe qui a accumulé les lacunes structurelles tout au long du règne de Sergio Marchionne, le patron disparu en juin 2018.
"Un groupe totalement financiarisé", nous expliquait en mai Bernard Jullien, maître de conférence à l'université de Bordeaux et spécialiste de l'industrie automobile.
Et pour cause, le groupe automobile a tant et si bien réduit ses investissements en R&D qu'il a pris énormément de retard sur toutes les innovations d'avenir entre autres sur l'électrification, une technologie totalement absente aujourd'hui et qui risque de lui coûter extrêmement cher dans les prochaines années. L'institut JATO a calculé quelles seraient les amendes potentiellement infligées à Fiat si les normes 2020 étaient appliquées aux ventes 2018. Il a évalué le montant de la facture à 3,24 milliards d'euros... par an ! Cette projection est parfaitement crédible compte tenu du plan produit extrêmement faible de voitures électrifiées sur cet horizon. D'ailleurs, le groupe emmené par Mike Manley a dû passer un accord avec Tesla afin de lui racheter "ses droits à polluer", et qui coûteront la bagatelle de 1,8 milliard d'euros sur trois ans... Et encore, cet accord qui ne réduira qu'en partie seulement le coût des amendes.
Une gamme totalement en panne
Le manque d'investissement s'est également traduit par une panne des plans produits. Cela fait bien longtemps que les marques du groupe n'ont pas sorti de nouveautés pour animer la gamme et relancer les ventes. Chez Fiat, on vivote encore avec une dernière version de la Fiat 500 lancée en... 2007, et avec des Panda. Soit deux modèles loin d'être les plus rentables. La Fiat 500X, lancée en 2014, a fait frémir la gamme, mais le soufflé est vite retombé, en l'absence d'une stratégie de gamme dynamique. Chez Alfa Romeo, la déception est à la mesure des promesses. Après avoir commercialisé son premier SUV à grand renforts d'annonces, la marque premium du groupe a stoppé net son offensive "produit". Des 8 modèles promis avant 2020, deux seulement sont sortis (Stelvio et Giulia). Même fiasco chez Maserati dont le Levante a suscité un bel enthousiasme, mais qui n'a été suivi d'aucune nouveautés depuis 2016. Côté américain, le déficit de stratégie de gamme a également plombé les marques locales. La marque Chrysler en est réduit à contempler l'inexorable érosion de ses ventes... Au premier semestre, la généraliste américaine n'a vendu que 64.422 voitures d'après les chiffres empilés par le site carsales.com, contre 170.000 sur la même période en 2015. C'est un fait, les ventes de FCA sont en baisse. Au premier semestre, les livraisons totales se sont effondrées de 11% !
Autre lacune structurelle, les usines Fiat sont réputées peu productives. Ainsi, d'après une note de LMC Automotive relevée par Les Echos, les usines européennes de Renault ont atteint un taux d'utilisation de 70%, contre moins de 60% pour Fiat. Les très nombreuses usines italiennes de FCA (27 sites quand Renault compte 12 sites industriels en France), ont toutes subi du chômage partiel en 2018. En outre, le groupe semble avoir acquis du retard dans les process industriels dits "industrie 4.0" et qui permettent de dégager des gains de productivité et de la flexibilité industrielle.
Des investissements astronomiques
FCA doit donc investir dans de nouvelles plateformes qui permettront de construire de nouvelles gammes. Elles devront être modulaires pour permettre de les partager entre chaque marque. Elles devront également être capables d'accepter toute type d'énergie notamment des motorisations électriques. Sauf que la mise au point de telles plateformes coûte extrêmement chers, et se chiffre en milliards d'euros, et qu'il faut compter plusieurs années de développement. En outre, l'intégration de technologie électrifiée sera à rajouter à la note, et elle sera salée. Enfin, la facture pour concevoir une nouvelle gamme pour chaque marque, s'annonce astronomique.
Pour Fiat, la seule solution est de s'adosser à un groupe qui bénéficie déjà de l'une ou de l'autre de ces technologies. Le groupe Renault est le candidat parfait puisqu'il dispose de toutes les technologies nécessaires pour une électrification de gamme. Ensuite, Renault a développé une véritable expertise dans les plateformes partagées puisque la plateforme CMF a permis de construire des silhouettes pour six marques (Renault, Nissan, Dacia, Infiniti, Lada et bientôt Mitsubishi).
L'oeuvre de Sergio Marchionne, après avoir rationalisé Fiat en renonçant à toute une véritable culture d'ingénierie, a permis de totalement désendetter le groupe, mais celui-ci ne dispose d'aucune armes pour les années hautement périlleuses à venir: réglementation CO2, retournement du marché, concurrence accrue, compétitivité... D'ailleurs, l'italien à l'éternel pull bleu marine n'a jamais cessé de chercher un groupe auquel adosser FCA. En 2017 déjà, il faisait du pied à General Motors.
Il s'était d'ailleurs appuyé sur un "avis" du président Trump: "d'après ce que je comprends, je crois que Trump aimerait une alliance GM-Chrysler", avait-il déclaré au salon de Détroit. D'autres rumeurs ont évoqué des discussions avec Ford mais également Toyota. Un autre scénario a longtemps été privilégié par les marchés, celui d'un démantèlement du groupe. Après avoir lâché les camions et engins de chantier en 2013 en cédant CNH Industrial, après avoir scindé Ferrari, revendu Mareti-Magnelli, il était prêté l'intention (tardivement démentie) de céder un pôle dit premium qui aurait réuni Alfa Romeo et Maserati.
Une question de prix
A chaque fois, le dossier a buté sur le prix demandé par la famille... C'est une des raisons qui explique le temps long mis pour vendre Magneti-Marelli. Après plusieurs années de mise en vente, c'est en 2016 que Samsung formule la première offre sérieuse en mettant 3 milliards d'euros sur la table, là où Sergio Marchionne attendait le double... Le groupe finit cependant par céder l'équipementier pour 6,2 milliards en octobre 2018 au fonds américain KKR. Dans le cas Renault, la famille ne veut pas entendre parler d'un deal en-dessous de 50-50, soit un prix jugé excessif compte tenu des lacunes de Fiat et des apports de Renault.
D'après une source proche du dossier, "la famille Elkann a rompu toute ambition industrielle et d'ingénierie qui était dans la culture Agnelli (dont elle est issue, ndlr) et cherche à devenir un rentier d'un groupe mondial pour développer d'autres activités financières". L'adossement de FCA à un autre groupe industriel était l'aboutissement logique de cette stratégie. Cet adossement est évidemment bien plus nécessaire que ne semble l'admettre ses dirigeants. En tout cas, il est plus urgent que pour Renault...
-------------
À la suite de cet article, Fiat Chrysler Automobiles a souhaité apporter des précisions à travers un courrier qui nous a été adressé.
Sujets les + commentés