« Comme architecte, on compose avec le réel, parfois on "ré-architecture" l’existant » (Sophie Denissof)

Depuis plusieurs décennies, Sophie Denissof redessine l’habitat urbain en inventant de nouvelles normes sociales et écologiques, le tout en se pliant aux contraintes de la ville. Pour La Tribune, l’architecte retrace son parcours et explique comment sa vision influe sur ses projets. (Cet article est issu de T La Revue n°11 - « Habitat : Sommes-nous prêts à (dé)construire ? », actuellement en kiosque).
(Crédits : DR)

Votre itinéraire d'architecte commence avec Roland Castro et cette initiative nommée Banlieue 89 soucieuse d'améliorer l'urbanisme en banlieue. Pourriez-vous nous en dire quelques mots ?

SOPHIE DENISSOF- J'ai commencé à travailler il y a quarante ans maintenant avec Roland Castro. C'était au début des années 1980. Il était mon enseignant à l'école de Paris La Villette et, au même titre qu'Antoine Grumbach et Michel Vernes, il y avait toute une génération de profs qui incarnait la tendance du retour à la ville. Cette génération portait un regard critique sur l'héritage du mouvement moderne dans la fabrication des villes, héritage qui a laissé des traces violentes sur l'urbain et les territoires. Une génération qui avait également révolutionné l'enseignement des beaux-arts, s'était engagée politiquement. Son idée était de replacer l'habitat au cœur des préoccupations des architectes. Et puis, c'est évidemment l'arrivée de Mitterrand et de la gauche au pouvoir. Un moment d'enthousiasme et d'espoir, une période très riche.

Cet enthousiasme-là, ce mouvement politique qui voulait changer la vie, ont-ils eu une influence directe sur votre vision de l'architecture ?

S.D. C'était un environnement extrêmement stimulant intellectuellement et dans la pratique. L'agence était emportée par le militantisme citoyen de Roland Castro (ce dernier fut d'abord maoïste, puis socialiste avant de soutenir, plus récemment, Emmanuel Macron, N.D.L.R.). La mission Banlieue 89 que portaient Roland Castro et Michel Cantal-Dupart était un changement de regard sur la banlieue, à l'opposé de l'urbanisme traditionnel : c'était précurseur. Elle visait à l'émancipation des villes de banlieue en incitant les maires à se saisir de la fabrication urbaine, en appelant les architectes à jouer un nouveau rôle moteur en se plaçant en amont des projets et des acteurs politiques et économiques, sans laisser ce champ aux seuls ingénieurs des Ponts. Cette démarche était à la fois incitative et prospective. Elle a débouché sur plus de 120 projets dans toute la France et la fabrication du premier plan du Grand Paris.

Cette manière nouvelle d'aborder la question urbaine et l'architecture, à l'opposé des visions traditionnelles, a été pour moi un formidable apprentissage et m'a construite comme architecte.

Quand on est à votre place, celle de l'architecte, part-on d'une feuille blanche ou bien compose-t-on avec l'existant ? Il me semble qu'il y a, dans vos visions, une volonté de faire avec le réel...

S.D. Bien sûr : comme architecte, on compose avec le réel, avec l'existant. Avant d'entamer un projet on doit s'interroger, regarder, marcher, s'imprégner physiquement. Il y a d'ailleurs une méthode commune, de Banlieue 89 à l'Atelier International du Grand Paris, en passant par le plan de lutte contre la Ségrégation Urbaine pour le Département des Hauts de Seine : c'est une manière de regarder, d'établir un diagnostic sensible et de représenter le territoire, de le cartographier. Puis, dans un second temps, de proposer des typologies d'intervention dans une démarche prospective.

À la fin des années 1980, le travail de réflexion de l'agence s'est concrétisé dans des projets de remodelage de grands ensembles, avec un constat évident qu'il y avait un déjà-là : des bâtiments avec des habitants, qui ont vécu des morceaux de vie. Ce n'est pas rien.

Le premier projet de remodelage qui pose les bases de ce que l'on fera par la suite, c'est Lorient, le quai de Rohan. Dans le remodelage c'est un cas intéressant, car c'est une ville qui a été presque entièrement rasée pendant la guerre. L'idée de démolir le quartier, qui était une option, était de fait hors de propos, intolérable pour ses habitants. On a donc « ré-architecturé » l'existant : l'espace urbain, les bâtiments, les logements, sans faire table rase, pour donner une nouvelle vie au quartier et de la fierté à ses habitants.

« Je crois qu'il n'y a pas beaucoup d'arts qui soient plus politiques que l'architecture » a dit Emmanuel Macron. Qu'en pensez-vous ?

S.D. L'architecture est d'abord un art public, qui parle à tous, qui reflète une organisation, un ordre social. L'architecture est ou n'est pas génératrice d'urbanité. Le sens de ce mot urbanité est aussi la civilité, la politesse, la bonne manière de vivre ensemble. L'architecture des villes chinoises est révélatrice de la brutalité d'un ordre social. À l'opposé, l'Europe, ce « continent de la douceur » dont parle Aurélien Bellanger, semble chercher à renouer avec une pratique de la Cité : le partage de l'espace, du temps et des générations. Aujourd'hui, les modèles urbains hérités du mouvement moderne et les standards de l'habitat sont remis en cause pour chercher les conditions d'une bonne urbanité : un autre rapport à l'espace, au temps, à la nature, et un besoin de tisser des liens.

Si l'on prend l'exemple de la tour « Habiter le Ciel » (inaugurée le 11 février 2019, à Aubervilliers), qu'est-ce que signifie « bien habiter en hauteur » ?

S.D. Le concept d'Habiter le Ciel a été créé dans le cadre de l'Atelier International du Grand Paris en 2008, qui posait la question de la métropole du xxie siècle post Kyoto, de la lutte contre l'étalement urbain, de la densité.

Habiter le Ciel est une manière de construire en hauteur sans sacrifier au confort, à la générosité de l'espace, au plaisir d'habiter. C'est une manière inédite d'habiter une tour grâce à ses qualités appropriatives, individuelles et communes, un rapport à l'extérieur très généreux, et une individuation des logements. Autour de quatre grands jardins communs, disposés tous les quatre niveaux, se déclinent des logements pensés comme des maisons superposées. C'est un village vertical qui construit dans l'espace le bonheur d'habiter chez soi et ensemble.

Habiter le Ciel a été distingué d'une mention spéciale pour l'œuvre originale Femmes Architectes de l'ARVHA en 2020, j'en suis fière car c'est en quelque sorte une synthèse, un aboutissement d'années de travail sur l'espace du logement et de la ville.

Une question très ouverte pour finir : vous êtes une femme dans un monde d'hommes. Le vit-on comme une invisibilisation ou, au contraire, une possibilité de se démarquer ? Et d'ailleurs, le concept d'architecture féminine est-il pertinent ?

S.D. Je pense appartenir à une génération de femmes qui ont pu s'émanciper. Je ne me suis rien interdit dans mes choix personnels et professionnels. Je ne me reconnais pas nécessairement dans les terminologies du féminisme contemporain, néanmoins, l'invisibilisation est un terme qui s'applique très bien à mon parcours. Si j'ai pu être l'associée de Roland Castro pendant près de 40 ans, c'est que probablement de son point de vue, je n'étais pas une vraie rivale et que de mon côté je n'aspirais pas nécessairement à prendre la lumière. L'invisibilité a parfois du bon, cette position en retrait correspondait peut-être à mon caractère et m'a procuré un certain confort.

Cela dit, recevoir le prix pour les Femmes Architectes m'a apporté une reconnaissance que je pense avoir méritée et ne pas avoir reçue jusqu'alors.

Dans un paysage architectural dont les têtes d'affiche sont le plus souvent des hommes mégalomanes, il me semble nécessaire de reconnaître et promouvoir des femmes architectes, quitte à recourir à une forme de discrimination positive, le temps de regagner du terrain.

Je ne saurais pas définir pour autant une architecture au féminin. Si j'ai pu voir des différences entre hommes et femmes dans la manière d'exercer le métier d'architecte, je ne sais si c'est tant dans la sensibilité que dans la posture.

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