La santé en chantier : l’Europe du médicament manque de vitamines

SÉRIE D'ÉTÉ - ÉPISODE 3/5. Une stratégie européenne de gestion du Médicaments serait bien plus efficace pour faire face à une nouvelle pandémie. Mais certains États membres font des stocks injustifiés alors que d'autres pratiquent le dumping pour attirer les investissements des laboratoires... La crise sanitaire a montré que les citoyens européens sont encore bien loin d'une Europe de la Santé et du Médicament.
(Crédits : Pixabay)

Trois mois de pandémie nous l'ont douloureusement rappelé : les États membres de l'Union européenne sont incapables de soigner leurs citoyens en toute autonomie. Pour remplir leurs pharmacies, ils dépendent de 60 à 80% des importations de médicaments ou de principes actifs pour fabriquer les traitements ! Si, entre temps, une molécule vraiment efficace contre le nouveau virus avait été décourverte, les Européens auraient vraiment eu du mal à être les premiers servis...

C'est un fait, au début de la crise sanitaire nous avons surtout manqué de masques et de lits de réanimation. Mais nous avons aussi connu des tensions sur les traitements qui semblaient prometteurs contre le COVID-19, ainsi que sur les médicaments nécessaires aux services de réanimation (comme le curare). Ce manque d'indépendance en matière de production pharmaceutique pose une question sensible : comment améliorer notre accès aux médicaments en Europe ?

En France, lors des précédents épisodes de rupture d'approvisionnement de certains médicaments en pharmacie, les laboratoires plaidaient déjà pour élargir leur gestion à l'échelle européenne. Une position confirmée par Philippe Lamoureux, président-directeur général du syndicat des industries pharmaceutiques, le Leem.

« La crise l'a montré, toute l'Europe s'est installée dans une forme de dépendance en termes de matières premières et d'accès aux médicaments innovants. Aucun pays européen ne possède la surface nécessaire pour être auto suffisant. Si nous voulons améliorer notre autonomie stratégique pour l'approvisionnement et la production, nous ne pourrons l'envisager qu'à l'échelle du continent. Car nous partons de loin. Rien que pour les stocks de précaution communs prévus, pourquoi ne pas conserver les médicaments en vrac et les conditionner ensuite dans une langue ou une autre, suivant les besoins réels des pays ? »

Pour les importations de produits sous tension, nos 27 petits marchés européens auraient plus de chance de faire le poids face aux États-Unis ou à la Chine s'ils se présentaient ensemble. Qui plus est, avec 1.200 médicaments d'intérêt stratégique, dont l'absence peut porter gravement atteinte aux malades, aucun des États membres ne serait capable de les produire tous sur son seul sol. Alors qu'attend-on pour mieux nous organiser ? Pour relocaliser une partie de la production de médicaments en Europe et sécuriser les chaînes d'approvisionnement entre les États membres ?

Chacun pour soi en Europe face à la crise sanitaire

Dans l'UE, la santé publique est une compétence nationale. Chaque pays organise et gère ses services de soins comme il l'entend : l'Union peut compléter leurs politiques sur certains sujets comme la prévention contre les maladies ou les menaces sanitaires. Mais guère davantage. C'est pourquoi au printemps dernier, Bruxelles a eu bien du mal à faire entendre sa voix, alors même que les citoyens européens se demandaient ce que faisait l'Europe pour les protéger du COVID-19.

Face à la pénurie de masques et à l'absence de tests de dépistage, face aux incertitudes concernant les médicaments efficaces, différents États membres ont même fermé leurs frontières ! Par exemple, l'Allemagne a interdit l'exportation de masques début mars, avant de lever cette interdiction sous la menace d'une procédure judiciaire de la Commission... Mi-mars, la France a aussi envisagé de bloquer l'exportation d'hydroxychloroquine, au cas où le médicament se révèlerait efficace contre le COVID-19, avant d'abandonner cette idée. Plus grave, d'autres Etats ont largement dépassé les bornes, comme la République tchèque qui a confisqué des masques et respirateurs chinois destinés à l'Italie, alors qu'ils transitaient sur son sol. Écœurant . Heureusement, quelques pratiques solidaires ont renoué avec le principe de l'Union, comme des hôpitaux allemands accueillant des patients d'Italie et du Grand Est français.

Dans sa logique européenne, la Commission a essayé d'agir et de coordonner une réponse commune à la pandémie en finançant un stock d'équipements médicaux pour tous les États membres, avant de conclure avec AstraZeneca un premier accord d'achat anticipé de vaccin pour l'ensemble des pays européens.

Comme l'Europe de la Défense, l'Europe de la Santé et du Médicament a donc du mal à se développer. Un exemple ? En 1995, l'Union a certes réussi à créer l'Agence européenne du médicament (EMA), une forme de guichet unique pour les laboratoires pharmaceutiques. Aujourd'hui, l'EMA propose une procédure commune d'autorisation de mise sur le marché (AMM) des nouveaux traitements pour les 27 pays de l'UE, en vérifiant la sécurité et l'efficacité des nouveaux traitements. Mais en 25 ans d'existence, elle n'a toujours pas réussi à harmoniser leurs évaluations scientifiques... Si bien (ou plutôt mal) que les laboratoires doivent toujours remplir une procédure différente pour chaque État membre !

Produit stratégique, le médicament reste un secteur très sensible sur lequel les différents gouvernements européens oscillent entre concurrence et solidarité. Suivant les traitements, certains pays en commandent parfois sans besoin réel, mais pour faire du stock au cas où. Du coup, les patients d'autres pays qui en auraient vraiment besoin souffrent d'une rupture d'approvisionnement injustifiée.

"La fin d'une Europe de la santé ?"

La crise sanitaire aura eu un mérite : inciter les uns et les autres à envisager la relocalisation de la production pharmaceutique en Europe. Un timide début, car les problèmes restent nombreux. À commencer par comment se partager les sites de production entre les États membres ? Pour Philippe Lamoureux, la coordination est essentielle pour éviter la concurrence à laquelle se livrent certains pays, comme l'Irlande, dans le top trois de la production pharma, alors que la France a chuté à la 4e  place.

« L'Europe a tout intérêt à mettre en place les conditions d'un éco système favorable à l'industrie pharmaceutique sans règlementations qui risquent de défavoriser la compétitivité. Mais nous devons tirer les leçons du Brexit. Face aux risques industriels, les Anglais développent une politique de forte attractivité pour les laboratoires. Sans une véritable approche européenne commune, chaque État membre risque de chercher à attirer des investissements avec des mesures de dumping.»

Si l'on table sur la relocalisation, refaire de l'Europe un champion du médicament va être long et coûteux. Selon Nathalie Moll, directrice générale de la Fédération européenne des Associations et Industries pharmaceutiques (EFPIA), la chaîne du médicament est très complexe et chaque nouveau site de production nécessitera de trois à cinq ans et un milliard d'euros d'investissement :

« Cette crise nous a montré l'importance de l'innovation pour participer à la mise au point de tests efficaces, de nouveaux traitements et, au final, d'un vaccin. L'Europe a tout intérêt à avancer dans le développement des nouvelles technologies pharmaceutiques avec un écosystème de recherche favorable à l'innovation. »

Pour que l'Europe du médicament rime aussi avec relance économique, le "made in Europe" pharmaceutique pourrait devenir un label. Quitte à obliger certains laboratoires à se montrer un peu moins gourmands sur leurs marges. Voilà ce que propose Nathalie Coutinet, enseignante chercheur à l'université Sorbonne Paris Nord et membre des Économistes atterrés.

« Leur grande dépendance aux marchés financiers a poussé les laboratoires pharmaceutiques à découper la production de leurs médicaments pour les fabriquer au moindre coût. L'Agence européenne du médicament pourrait sécuriser les approvisionnements et exiger que, par exemple, 30% des médicaments remboursés soient produits en Europe. »

Malgré ces bonnes idées, on est bien loin ne serait-ce que d'envisager une vraie politique européenne pharmaceutique pour notre indépendance sanitaire. Pire encore : pour finaliser l'adoption du plan de relance européen, l'UE a abandonné le programme EU4Health et son 1,7 milliard d'euros de budget initialement prévu. Alexandre Beau, Directeur du magazine Espace Social Européen y voit un signal assez négatif, même s'il garde l'espoir d'une concrétisation du projet Europe de la santé à terme.

« Depuis le 1er juillet, l'Allemagne assume la présidence de l'Union européenne pour six mois et les questions de santé se sont insérées dans l'ordre du jour. En dehors des mesures sur la gestion de la pandémie, le gouvernement Merkel souhaitait accélérer la feuille de route européenne sur la lutte contre le cancer. Intention initiale louable, mais balayée depuis par l'abandon du programme sanitaire EU4Health. Cela signifie-t-il pour autant la fin d'une Europe de la santé ? Pas totalement, car si la réalité politique et réglementaire est une chose, les dynamiques économiques portées par les champions continentaux de l'industrie de santé en sont une autre. Mais à cet instant, difficile de ne pas y voir un signal passablement négatif

Nathalie Moll n'est pas non plus très optimiste. Pour la directrice générale de l'EFPIA, les négociations autour du médicament manquent franchement d'ambition et semblent se concentrer sur la seule gestion des risques de rupture d'approvisionnement.

« Actuellement, la Commission européenne prépare une stratégie pharmaceutique pour la fin de l'année. Mais la feuille de route n'évoque que des questions d'accès au médicament en oubliant que les nouveaux traitements doivent aussi être inventés et produits. Cette stratégie envisage-t-elle l'Europe juste comme un marché important les médicaments dont elle a besoin ? »

Pour paraphraser l'ancien Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, en matière d'Europe de la Santé et du Médicament, si la pente est toujours forte, la route n'est même pas droite.

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SÉRIE D'ÉTÉ - LA SANTÉ EN CHANTIER :

  • Comment améliorer l'hôpital ?
  • Des parcours de soin en meilleure santé
  • L'Europe du médicament manque de vitamines
  • Le vaccin, un fluide stratégique en ces temps d'épidémie
  • Biotechnologies, la génétique comme arme fatale

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Commentaires 4
à écrit le 16/08/2020 à 15:29
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La santé a toujours été gérée par chaque état, ça va peut-être avoir provoqué un électro-choc, ou faire pschiiit (facilité, discours mais pas d'action, trop compliqué, etc etc). L'Allemagne est-elle candidate à fournir toute molécule à l'UE ? Elle v...

à écrit le 14/08/2020 à 19:27
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L Europe du médicament.... elle est bien bonne celle-là !

à écrit le 13/08/2020 à 11:39
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Il n'y a pas que le médicament, l'Europe souffre tout simplement de simplisme intellectuel : le libéralisme, c'est chouette même si ce courant de pensée économique ruine à terme les États et populations au profit de quelques un. L'Europe a été incapa...

à écrit le 13/08/2020 à 11:22
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Il faut faire un Airbus du médicament. C'est par ces initiatives que l'Europe va se construire.

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