
Ça y est : après six mois de travail et près de 150 heures d'auditions, les députés de la commission d'enquête « visant à établir les raisons de la perte de la souveraineté énergétique de la France » ont rendu publiques leurs conclusions, ce jeudi 6 avril. Le document signe ainsi l'épilogue d'une séquence hors normes, lors de laquelle nombre de dirigeants d'entreprises, de hauts fonctionnaires, de scientifiques, d'anciens responsables politiques et même deux anciens présidents de la Républiques, Nicolas Sarkozy et François Hollande, ont dû s'exprimer tour à tour sur les errements de la stratégie énergétique de l'Hexagone, ayant abouti au risque de rupture d'approvisionnement cet hiver. De quoi dresser le procès de ce que le rapporteur, Antoine Armand (Haute-Savoie, Renaissance) qualifie de « lente dérive » et de « divagation politique » depuis le milieu des années 1990.
« C'est l'histoire de décisions parfois prises à l'envers, sans méthodes, sans prospectives, aux conséquences lourdes, et qui ne sauraient trouver leur source que dans l'inconscience ou l'électoralisme », a-t-il insisté jeudi auprès de la presse.
Mais si les rebondissements et autres punchlines se sont succédés au fil des convocations, cumulant parfois plusieurs centaines de milliers de vues sur YouTube - chose rare pour un travail parlementaire -, les résultats semblaient, en grande partie, courus d'avance, alors qu'une bonne majorité des députés de la commission défendent le nucléaire. Sans surprise, ceux-ci recommandent donc principalement de relancer l'atome au plus vite, mettant en avant les besoins de souveraineté et de réindustrialisation, en ligne avec les idées du rapporteur et du président (Raphaël Schellenberger, Haut-Rhin, LR). Rien de révolutionnaire, au moment même où l'exécutif entend mobiliser les mêmes leviers, en rompant avec les décisions passées.
Une succession d'erreurs sur le nucléaire, selon le rapport
Car l'une des principales « erreurs » (le rapport en identifie six) a été « d'opposer les énergies renouvelables et le nucléaire », et de ne « pas avoir anticipé la prolongation de la durée de vie des centrales nucléaires et leur renouvellement en série industrielle, en non en chantier isolé », souligne la commission. En effet, dès 2015, la France inscrit dans sa loi la fermeture progressive de son parc atomique, afin de réduire à 50% la part du nucléaire d'ici à 2025 (contre 75% jusqu'alors). Une décision « destructrice » et « mortifère » pour la filière, qui « n'aurait pas pu être étayée par une étude d'impact technique, industrielle et scientifique », estime Antoine Armand.
Il faut dire que le secteur se porte mal : d'environ 400 térawattheures (TWh) par an autour des années 2010, la production nucléaire d'EDF a chuté à 279 térawattheures l'année dernière, un niveau historiquement bas. En cause, notamment : un défaut de corrosion découvert fin 2021 dans plusieurs réacteurs, entraînant l'arrêt d'une bonne partie du parc pour le contrôler et, le cas échéant, le réparer. 2022 restera aussi l'année d'un énième retard de l'EPR de Flamanville, initié en 2007, et de l'aggravation des difficultés financières d'EDF.
Par ailleurs, les députés regrettent l'arrêt du réacteur de quatrième génération Surperphénix en 1997 et la fin en 2019 du programme Astrid d'étude d'un réacteur à neutrons rapides, lesquels auraient permis à l'Hexagone de prendre une « avance unique au monde » pour construire les centrales de demain, plus économes et produisant moins de déchet.
Sous-estimation du besoin d'électricité
Et ces manquements, selon les parlementaires, trouvent leur source dans une autre méprise : la sous-estimation des besoins en électricité pour se défaire des énergies fossiles, ayant conduit à un sous-dimensionnement chronique des infrastructures de production. Celle-ci remonte à loin : la période de 1990 à 2010 a signé une « décennie perdue », à cause d'une « illusion surcapacitaire », estime Antoine Armand.
« Au prétexte qu'à l'instant T, la production était supérieure à la consommation, et qu'EDF exportait tout en renforçant son modèle industriel, il n'y a pas eu de réflexion sur le vieillissement du parc, pourtant adressé dès la fin des années 1990 par l'Office parlementaire d'évaluation des choix scientifiques et technologiques », déplore le rapporteur.
D'autant que la situation perdure après 2010 : en 2015, trois des cinq trajectoires portant sur l'évolution du mix présentées par RTE, le gestionnaire du réseau de transport d'électricité, prévoient « une baisse ou une quasi-stagnation » de la consommation de courant d'ici aux prochaines décennies. Ce n'est que fin 2021, avec sa fameuse étude Futurs Energétiques 2050, que RTE affirme clairement que la demande d'électricité augmentera nettement afin de se substituer aux usages thermiques, et ce dans tous les scénarios (y compris de sobriété). « En 2010, un rapport commandé par Eric Besson [alors ministre chargé de l'Industrie, de l'Énergie et de l'Économie numérique, ndlr] prévoyait déjà une hausse possible. Celui-ci n'est manifestement pas arrivé jusqu'au bureau d'Arnaud Montebourg. [...] Tout cela a conduit trop tardivement à une relance du projet nucléaire », affirme Antoine Armand.
Pour y remédier, le rapport préconise notamment de se doter d'une ambition énergétique de long terme, courant sur « les 30 prochaines années au moins ». Avec du nucléaire, donc, mais également des énergies renouvelables, puisque le « mur énergétique n'attendra pas 2035 » (la date espérée pour la mise en service du premier des 6 futurs EPR).
L'ARENH sous le feu des critiques
Par ailleurs, le rapport fustige le cadre européen « désavantageant EDF », et notamment le mécanisme de l'ARENH (Accès régulé à l'électricité nucléaire historique) qui en découle. Ce dispositif, qualifié de poison par l'ancien PDG d'EDF Jean-Bernard Lévy, oblige le groupe à vendre chaque année 100 TWh à ses concurrents à moins de 50 euros le mégawattheure (MWh), un prix cassé par rapport aux cours du marché.
« C'est un mauvais arrangement, qui permet aux gouvernements successifs de ne pas payer la facture énergétique qui incombe aux mauvaises décisions prises au niveau européen, et la fait payer à EDF », fait ainsi valoir Antoine Armand.
Résultat : la commission propose purement et simplement de « suspendre sans délai et compenser l'ARENH », le temps de négocier une « réforme profonde » du cadre européen en matière de politiques énergétiques (lequel désavantage les grands groupes au nom de la libéralisation du marché). Le but : « Que notre principal producteur décarboné et souverain ne soit pas mis à terre », selon le rapporteur.
De quoi inquiéter les industriels électro-intensifs. « Ce serait un très mauvais coup porté à l'industrie française », a communiqué dans la foulée l'Uniden (Union des Industries Utilisatrices d'Énergie). Et de poursuivre :
« En assurant plus de 50% de la couverture des besoins en électricité de l'industrie en France, l'ARENH est un amortisseur nécessaire face aux à-coups du marché de gros ; c'est aussi un facteur de visibilité à court et moyen terme fondamental au moment où le défi de sa décarbonation, et donc de l'électrification des procédés, se pose ».
Interrogé par La Tribune, Raphaël Schellenberger affirme cependant que la suppression de l'ARENH au profit d'un nouveau mécanisme ne devrait survenir qu'à « moyen terme », l'urgence étant de « réduire son volume » et « redéfinir son prix ». Des positions toujours contraires à celles de l'Uniden, qui appelle depuis des mois à augmenter la quantité d'électricité fournie à prix cassés par EDF, au nom de la défense des consommateurs.
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