
Alors que Berlin a dit adieu à ses trois dernières centrales nucléaires en activité au printemps dernier, l'histoire allemande de l'atome civil n'est pas complètement finie, loin de là. En effet, si le gouvernement fédéral a décidé de mettre fin à l'exploitation de la fission nucléaire, le pays germanique met le paquet sur la fusion nucléaire.
Lire ici notre dossier : la revanche du nucléaire
Mardi, la ministre de la Recherche Bettina Stark-Watzinger a annoncé vouloir investir plus d'un milliard d'euros dans cette technologie au cours des cinq prochaines années. Au sein de cette enveloppe, un nouveau programme de soutien d'un montant de 370 millions d'euros vient d'être débloqué pour soutenir trois centres de recherche. L'objectif est de créer un « écosystème de la fusion avec l'industrie » pour qu'une centrale à fusion puisse voir le jour en Allemagne dès que possible, a-t-elle expliqué dans un entretien accordée à l'agence de presse allemande DPA.
Une technologie plus sûre et moins de déchets
Contrairement à la fission nucléaire, sur laquelle repose toutes les centrales nucléaires en fonctionnement dans le monde, la fusion nucléaire ne consiste pas à casser des noyaux lourds d'uranium pour libérer de l'énergie, mais à faire fusionner deux noyaux d'hydrogène extrêmement légers pour créer un élément plus lourd. Dans le détail, le mariage forcé du deutérium et du tritium permet de produire de l'hélium et un neutron. Cette réaction doit alors permettre de générer des quantités massives d'énergie sous forme de chaleur, qui peut ensuite être transformée en électricité grâce à une turbine.
Si l'Allemagne ne lui a pas tourné le dos, c'est que ce procédé, qui vise à reproduire sur Terre l'opération à l'œuvre dans les étoiles, coche, a priori, toutes les cases. L'électricité que la fusion nucléaire pourrait délivrer serait quasi illimitée et décarbonée. Surtout, elle serait sûre, car il n'y a pas de risque d'emballement des réactions, et produirait très peu de déchets de haute radioactivité à vie longue, ceux que la France entend enfouir à 500 mètres de profondeur, dans le cadre de Cigéo, et qui soulèvent des questions éthiques.
Une recherche à la pointe
Avant même cette annonce d'investissement, l'Allemagne figurait déjà parmi les pays les plus en pointe en matière de recherche sur la fusion nucléaire en Europe. Sur son territoire, trois organisations mènent des travaux dans ce domaine : l'Institut Max Planck de physique des plasmas (IPP), l'institut de technologie de Karlsruhe, ainsi que le centre de recherche de Jülich, situé près d'Aix-la-Chapelle.
A lui seul, l'IPP emploie quelque 1.100 collaborateurs. C'est près de cinq fois plus que les effectifs de l'Institut de recherche sur la fusion par confinement magnétique (IRFM) du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), le principal organisme de recherche sur la fusion nucléaire dans l'Hexagone. Celui-ci regroupe environ 250 personnes aux portes du chantier d'Iter, le programme scientifique international censé démontrer la viabilité de la fusion à grande échelle, basé à Cadarache dans les Bouches-du-Rhône.
Avec un budget annuel proche de 150 millions d'euros, l'IPP est l'un des plus importants centres de recherche sur la fusion en Europe. Il dispose de deux implantations, l'une à Garching et l'autre à Greifswald. Surtout, il opère deux réacteurs de recherche au design différent : le tokamak ASDEX Upgrade et le stellarator Wendelstein 7-X, soit le stellerator le plus avancé au monde.
Des lasers ultra-puissants
Comment expliquer cette approche allemande très volontariste ? « Il ne faut pas oublier que l'Allemagne a été dirigée [pendant plus de 15 ans, ndlr] par une chancelière physicienne de formation. C'est une personne qui croit beaucoup à la recherche. Angela Merkel avait même inauguré le stellarator 7-X en 2016 », rappelait récemment à La Tribune Greg de Temmerman, grand spécialiste français de la fusion nucléaire et ex-coordinateur scientifique d'Iter.
Au-delà de la sphère de la recherche, Berlin mise sur l'industrialisation de la fusion pour mener sa transition énergétique. D'après un document fédéral, publié en février dernier, le gouvernement estime que la fusion nucléaire « offrira une source d'énergie qui ne reposera pas sur les combustibles fossiles et qui sera fiable et économique ». Un point qui reste toutefois encore largement à démontrer.« La fusion nucléaire nous offre la possibilité de résoudre tous nos problèmes énergétiques », a également déclaré Bettina Stark-Watzinger. Un discours qui tranche avec la prudence observée par Greg de Temmerman. Selon le scientifique, il est dangereux d'associer lutte contre le changement climatique et fusion nucléaire, dont la réalité industrielle reste encore lointaine.
Pour tirer son épingle du jeu, l'Allemagne parie notamment sur une technologie de laser ultra-puissant, qui diffère des approches par confinement magnétique étudiées notamment au sein de l'IPP. Sprind, l'agence fédérale allemande dédiée aux innovations de rupture, a ainsi créé en mars dernier une filiale consacrée au développement d'un réacteur de fusion nucléaire basé sur cette technologie. Pulsed Light Technologies, c'est son nom, prévoit d'investir 90 millions d'euros au cours des cinq prochaines années. Ce financement profitera notamment aux deux startups germaniques spécialisées dans ce domaine : Marvel Fusion, qui a récemment noué un partenariat avec l'industriel tricolore Thales, et Focused Energy. Les deux entreprises visent une commercialisation ou la mise en service d'un réacteur pilote au cours de la prochaine décennie.
Le Royaume-Uni dans les starting-blocks, la France en retrait
L'Allemagne finance donc des projets en dehors des laboratoires de recherche, ce qui était inimaginable il y a dix ans. « Pendant des années, on ne parlait que de fusion et non de fusion nucléaire. La fusion voulait se distinguer de la fission nucléaire », rappelle Greg de Temmerman . Une prudence lexicale utilisée pour éviter d'attiser les critiques. « Pourtant, la fusion reste bien un procédé nucléaire qui forme des déchets » pouvant rester radioactifs quelques centaines d'années, mais non plusieurs centaines de milliers d'années comme certains déchets issus de la fission.
Sur le Vieux continent, Berlin n'est pas le seul à accélérer dans la fusion nucléaire. Il y a quelques jours, la ministre espagnole des Sciences et de l'Innovation Diana Morant a également annoncé un nouveau financement de près de 22 millions d'euros accordé au projet IFMIF-DONES, axé sur les matériaux des futurs réacteurs à fusion et basé près de Grenade. Une enveloppe à laquelle viennent s'ajouter un financement identique apporté par le gouvernement andalou.
De son côté, la France mise essentiellement sur le méga projet international Iter, qui accumule les retards. Outre sa gouvernance épineuse, car très politique, la dimension XXL de ce chantier engendre un niveau de complexité sur le plan de l'ingénierie que les physiciens n'avaient pas anticipé. Pour ne pas se laisser distancer dans cette course internationale, le CEA souhaiterait mener, en parallèle, un projet purement français afin de développer une centrale à fusion nucléaire plus compacte que le réacteur Iter.
Reste que l'organisme peine à décrocher davantage de soutiens publics, notamment pour financer une étude de faisabilité. Outre-Manche, Londres a déjà mis en place son propre programme national baptisé Step. Objectif : raccorder au réseau électrique un petit réacteur à fusion d'ici 2040. Plusieurs observateurs considèrent d'ailleurs le Royaume-Uni comme le plus grand promoteur de la fusion nucléaire en Europe.
Sujets les + commentés