Un an après la crise des « gilets jaunes », le malaise est toujours palpable. Malgré les multiples voyages d'Emmanuel Macron partout en France, malgré ses nombreuses tentatives pour reprendre le dialogue avec les élus locaux, le pays sait inconsciemment qu'il est toujours divisé entre une « France d'en haut » et une « France d'en bas », entre les métropoles et la France dite « périphérique », comme l'assène le géographe Christophe Guilluy.
Ces analyses binaires, purement économiques, sont pourtant à manier avec précaution. L'anthropologue Emmanuel Todd et le démographe Hervé Le Bras en proposent d'ailleurs une autre, à la fois religieuse et anthropologique dans leur essai Le Mystère français, dans lequel ils rappellent l'influence dans notre vie politique des fractures du passé : « Le républicanisme, le communisme et la CGT se sont épanouis dans l'espace central et méditerranéen. La droite traditionnelle, la CFTC puis la CFDT ont trouvé leur assise dans les bastions catholiques périphériques. L'opposition de ces deux France a constitué la structure fondamentale de la vie sociale et politique française durant les années 1789-1960 ». Ajoutant : « Cette division de l'espace demeure active, de manière souterraine, non consciente. »
Déclassement
Cette France de l'espace central du grand bassin parisien, et celle de l'arc méditerranéen, est principalement celle des « gilets jaunes ». La même qui avait voté majoritairement contre le traité de Maastricht en 1992, et contre le traité constitutionnel de 2005. C'est celle aussi, selon Todd et Le Bras, qui aspire le plus au principe d'égalité. Inscrit sur le fronton de nos mairies, cette promesse républicaine semble en panne à l'heure de la globalisation.
Le déclassement dont souffrent ces territoires n'est pas qu'économique, il est aussi symbolique. Les crises qui s'y conjuguent sont multiples et potentiellement explosives. Au blocage de la mobilité sociale s'ajoute celui de la mobilité tout court, vécu comme une relégation face aux « citoyens du monde ». Qu'à l'origine, les « gilets jaunes » se soient mobilisés sur la limitation de la vitesse à 80 kilomètres par heure est moins anecdotique qu'il n'y paraît.
Insiders et outsiders
Dépeint comme un président déconnecté des réalités, enfermé dans sa tour d'ivoire, Emmanuel Macron est pourtant bien conscient de ces difficultés. Quand il était ministre de l'Économie, il nous avait brossé à grands traits le portrait d'une France divisée : « Il existe trois strates dans le pays. D'abord, il y a les élites politico-économiques et journalistiques en état de névrose. Elles regardent leur pays avec un prisme négatif car elles ne savent plus le voir tel qu'il est. Ensuite, la jeunesse, polarisée entre une énorme attente et un désespoir profond. Mais elle exprime souvent une véritable énergie. Je souhaite activer ces jeunes, leur permettre de se donner un avenir. Enfin, il existe une France qui pense que la mondialisation n'est qu'un risque, qu'une perte. Ce sont les zones de déclassement qui n'arrivent pas à se projeter dans ces nouveaux équilibres. Il est nécessaire de les protéger et de leur expliquer. Cela n'ira pas mieux tant qu'on n'aura pas réconcilié ces trois France ».
À cette époque-là, il formalise une société divisée entre insiders et outsiders, héritée du work fare state anglais et américain, censé prendre la place de l'État-providence (welfare state). Emmanuel Macron croit alors que cette « réconciliation » passe par une flexibilisation accrue du marché du travail.
Oubli des classes moyennes
Or, en opposant insiders et outsiders, le ministre de l'époque, Emmanuel Macron, a oublié les classes moyennes, justement au cœur du mouvement des « gilets jaunes ». Et en voulant adapter au pas de charge l'État social aux standards de la globalisation, il s'est particulièrement fragilisé politiquement. Péché d'orgueil ou naïveté ? Malgré ses efforts, l'Allemagne d'Angela Merkel ne lui a finalement rien donné en retour. Dans ce contexte, ses projets sur les retraites, l'assurance chômage ou la SNCF risquent de rallumer la flamme de la contestation.
C'est à l'aune de cette impasse qu'il faut lire ses tonitruantes déclarations à The Economist, plaidant pour de lourds investissements dans l'économie et contestant, par la même occasion, le totem des règles budgétaires imposées par la Commission et la BCE : « Nous avons besoin de plus d'expansionnisme, de plus d'investissement. L'Europe ne peut pas être la seule zone à ne pas le faire. » Il rappelle au passage que les Allemands « sont les grands gagnants de la zone euro, y compris avec ses dysfonctionnements ». Macron le sait, il est au pied du mur. Mais en Europe, il n'est pas le seul.
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NOTE SUR L'AUTEUR
Marc Endeweld, auteur de L'ambigu Monsieur Macron (Éditions Flammarion), et de Le grand manipulateur - Les réseaux secrets de Macron (Éditions Stock), tiendra désormais chaque semaine une chronique politico-économique dans La Tribune intitulée "Politiscope".
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