Depuis son rachat de Twitter pour 44 milliards de dollars, Elon Musk se place ni plus ni moins comme le sauveur de la "liberté d'expression" sur le réseau social, jusqu'à la présenter dans son discours comme la principale motivation de son opération financière. L'homme d'affaires a par le passé lourdement critiqué Twitter, notamment dans sa gestion du cas Donald Trump, qui fût censuré puis banni suite à sa contestation dangereuse des résultats de l'élection présidentielle.
Elon Musk prône pour sa part un laisser-faire maximal sur la modération, une posture applaudie par la droite conservatrice américaine, qui voit d'un très bon œil le rachat. "Par "liberté d'expression", je veux simplement parler de celle qui s'accorde avec la loi", a-t-il précisé sur son compte Twitter le 26 avril. "Je suis contre la censure qui va au-delà de la loi. Si les gens veulent moins de liberté d'expression, ils demanderont à leur gouvernement de passer des lois en ce sens. Donc, aller au-delà de la loi est contraire à la volonté du peuple". Autrement dit : la modération du réseau devrait changer pour devenir plus permissive, mais elle existera toujours pour assurer le respect des lois.
Une marge de manœuvre très limitée
Du côté des juristes, les annonces grandiloquentes d'Elon Musk tombent à plat. "Certes, il peut imposer des conditions générales d'utilisation (CGU) moins strictes sur Twitter s'il le souhaite, mais il restera limité par le cadre légal", rappelle à La Tribune Sonia Cissé, avocate chez Linklaters. En France, la loi pour la confiance dans l'économie numérique a encadré dès 2004 les propos tenus en ligne, et la loi visant à lutter contre les contenus haineux sur internet, votée en 2020, a ajouté encore d'autres obligations de modération. Ces textes contraignent les plateformes, et notamment Twitter, à agir rapidement en cas de débordements, et ils précisent quels propos vont au-delà de la liberté d'expression.
"C'est parce qu'il existe des limites que c'est une liberté et non une anarchie", commente à La Tribune Étienne Drouard, avocat associé chez Hogan Lovells. La liberté d'expression est déjà inscrite aux plus hauts niveaux du droit, dans la Déclaration universelle des droits de l'Homme de 1948 ou encore dans l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'Homme.
« Elon Musk laisserait penser que les États défendent mal la liberté d'expression, c'est faux. Et dans tous les cas, ce n'est pas le rôle des chefs d'entreprises de le faire », assène l'avocat.
A titre d'exemple, les positions homophobes ou transphobes de la droite dure américaine ne pourront pas plus échapper à la modération dans le Twitter d'Elon Musk que dans celui d'aujourd'hui. En réalité, la marge de manœuvre du milliardaire se trouve dans le petit espace entre ce qu'interdisent les CGU actuelles du réseau et les limites de la loi. Autrement dit, l'homme d'affaires pourrait seulement modifier la posture de Twitter sur une poignée de questions, et notamment celle de la désinformation -bien qu'elle soit, elle aussi, encadrée par la loi. "Il existe sur certains sujets une zone grise, où la plateforme peut décider", concède Sonia Cissé. Certains propos peuvent être soumis à interprétation, et le laisser-faire de la modération aura alors un rôle à jouer.
« Elon Musk peut donner une impression - et je dis bien une "impression" - de liberté d'expression plus grande sur Twitter », ajoute-t-elle.
Hasard du calendrier, le très attendu Digital Services Act (DSA) européen a été voté la même semaine que le rachat. Ce texte impose aux plateformes de nouvelles obligations de transparence, notamment sur leur politiques de modération et les moyens qui y sont alloués. Alors qu'il entrera en vigueur dans les prochains mois, il pourrait être incompatible avec la volonté de laisser-faire du milliardaire, d'autant plus qu'il prévoit des sanctions allant jusqu'à 6% du chiffre d'affaires mondial consolidé.
La "liberté d'expression", simple écran de fumée ?
S'il ne convainc pas les juristes, le brouhaha d'Elon Musk sur la question de la liberté d'expression trouve un écho chez les conservateurs américains. Plusieurs figures de la droite dure, comme l'éditorialiste Tucker Carlson, ont réactivé leurs comptes suite au rachat. Le milliardaire a pour sa part martelé que le réseau devait devenir "politiquement neutre".
En insistant sur la liberté d'expression, Elon Musk n'a finalement donné que très peu de détails sur son véritable projet économique pour Twitter. "Il ne faut pas perdre de temps à parler de liberté d'expression", tranche Etienne Drouard. Le simple argument de la liberté d'expression ne vaut pas 44 milliards de dollars." Le juriste rappelle que Musk est avant tout le dirigeant du constructeur de voitures électriques Tesla et du constructeur de fusées et de satellites SpaceX :
« Pour les batteries de Tesla, il a besoin d'autorisations pour exploiter des terres rares en Afrique. Avec SpaceX, il a besoin de contrats avec les gouvernements pour envoyer ses fusées et ses satellites Starlink dans l'espace. Elon Musk dépend des gouvernements pour tout son portefeuille. »
L'avocat voit pour sa part la liberté d'expression comme un "accessoire" du coup d'éclat de l'homme d'affaires, dont le véritable enjeu serait avant tout économique et politique.
« C'est très bien joué de sa part sur le terrain du droit de la concurrence, car pour faire des liens entre Twitter et ses autres activités, il faut se lever tôt. Le monde des médias était un des seuls endroits où il pouvait aller, et il lui offre une influence étatique, globale, en plus d'une algorithmie sociale. Il lui offre la capacité de faire peur à un gouvernement », diagnostique-t-il.
Twitter a effectivement un rôle à part parmi les réseaux sociaux. Prisé des hommes et femmes politiques, des activistes et des journalistes, il a été le berceau d'importants mouvements sociétaux comme le printemps arabe et MeToo. Et il n'a pas été au cœur d'un scandale de l'ampleur de Cambridge Analytica à l'instar de Facebook. "Musk a gagné de l'influence sur un outil d'expression mondial. Avec Twitter, il peut exercer un levier d'influence extraordinaire", conclut Étienne Drouard. Et face à ces enjeux, les questions sur le détail de la modération paraissent d'une importance bien moindre.
Sujets les + commentés