Souveraineté numérique : le coup de poker du député Philippe Latombe pour torpiller les transferts de données vers les Etats-Unis

En attendant l'inévitable plainte de l'activiste autrichien Max Schrems, prévue dans quelques mois pour réclamer l'annulation de l'accord entre les Etats-Unis et l'Union européenne sur les transferts de données entre les deux continents, le député français Philippe Latombe monte déjà au front. L'élu MoDem demande au Tribunal de l'UE de stopper au plus vite ces transferts de données, qui violent selon lui le RGPD et la Charte des droits fondamentaux de l'Union, en plus de contribuer à renforcer les positions dominantes des Gafam au détriment de la souveraineté numérique européenne. Explications.
Sylvain Rolland
Le député Philippe Latombe (MoDem) s'attaque au Data Privacy Framework.
Le député Philippe Latombe (MoDem) s'attaque au Data Privacy Framework. (Crédits : DR)

C'était attendu : d'après une information de L'Informé, que La Tribune a confirmée, le nouvel accord encadrant le transfert des données entre l'Europe et les Etats-Unis, intitulé Data Privacy Framework (DPF) est déjà attaqué en justice, moins de deux mois après son adoption le 10 juillet dernier.

Seule surprise : on attendait Max Schrems à la manœuvre. Connu pour ses combats pour défendre la vie privée des internautes avec son ONG None of Your Business (NOYB), le célèbre activiste autrichien avait obtenu l'annulation des deux précédents accords, respectivement en 2020 (le Privacy Shield) et en 2015 (le Safe Harbor). Mais cette fois, le coup vient du député français Philippe Latombe (MoDem). Ce spécialiste du numérique a déposé le 6 septembre deux plaintes auprès du Tribunal de l'Union européenne. L'objectif : obtenir l'annulation pure et simple de l'accord, qu'il estime illégal car incompatible avec le Règlement général sur la protection des données (RGPD) et avec la Charte des Droits Fondamentaux de l'Union.

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Incompatibilité profonde entre le RGPD et les pratiques américaines

Cette action en justice place à nouveau dans l'incertitude les quelques 5.000 entreprises, essentiellement américaines, qui transfèrent quotidiennement des données entre les deux continents pour assurer le fonctionnement optimal de leurs services. Et notamment les géants du numérique, à commencer par les Gafam (Google, Apple, Facebook devenu Meta, Amazon et Microsoft), qui sont les principaux bénéficiaires de l'accord.

Le problème semble juridiquement insoluble en raison de l'adoption, en 2015, du Règlement général sur la protection des données (RGPD). Ce texte européen majeur grave dans la loi des obligations pour les entreprises et organisations du monde entier sur le traitement et l'exploitation des données personnelles des Européens. Il pose comme prérequis des notions comme le consentement éclairé des utilisateurs, la transparence des traitements de données, ou encore le droit d'accès à un tribunal impartial en cas de litige.

Plus qu'une simple régulation, le RGPD est une loi extraterritoriale, qui s'applique donc aux entreprises et organisations du monde entier du moment que des données d'Européens sont impliquées. Le RGPD impose donc au monde une philosophie juridique très européenne, qui place les droits fondamentaux des individus au-dessus des intérêts des Etats. Or, cette culture est profondément incompatible avec les lois extraterritoriales américaines, qui se supplantent à toute autre législation et qui placent les intérêts de la nation au-dessus des droits individuels, ce qui se traduit par l'autorisation de collectes de données massives sans le niveau de précautions du RGPD.

Ainsi, le Cloud Act et la loi FISA (Foreign Intelligence Surveillance Act), les deux textes les plus problématiques aux yeux des défenseurs du RGPD, sont particulièrement invasifs car ils autorisent de fait la surveillance de masse au nom de la sécurité nationale. Ces deux lois extraterritoriales permettent par exemple aux agences de renseignement américaines d'accéder aux données de citoyens non-américains, du moment qu'une entreprise, organisation ou même un citoyen américain est impliqué, et ce sans vraie obligation d'information ni réel recours des individus concernés au-delà de procédures longues, coûteuses, complexes, opaques et donc volontairement ineffectives.

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Une annulation inévitable ?

Adopté il y a plus de vingt ans, en 2000, le premier accord transatlantique sur les transferts de données entre les deux continents, le Safe Harbor (traduit par « sphère de sécurité » à l'époque), était alors considéré comme une dérogation accordée à l'allié américain. La pratique d'exporter des données hors du pays des personnes concernées était alors nouvelle, en raison de l'éclosion d'Internet. L'Union européenne avait accordé cette faveur car elle estimait que les Etats-Unis, puissance amie, respectaient les standards européens de protection des données.

Cette croyance a volé en éclats en 2013, lorsque le lanceur d'alerte Edward Snowden a révélé au monde les pratiques de surveillance de masse des agences de renseignement américaines, y compris en Europe. Le RGPD est, en partie, une réponse juridique à ce scandale. En plus de donner à l'internaute le contrôle -théorique- sur ses données, le RGPD se donnait pour mission d'établir une véritable muraille de Chine contre la surveillance légale étrangère.

Ce contexte a abouti en 2015 à l'annulation logique du Safe Harbor par la Cour de justice européenne, suite à une plainte de l'activiste autrichien Max Schrems. Son angle d'attaque : les transferts de données illégaux de Facebook. En lui donnant raison, la CJUE a détruit le cadre juridique concernant l'ensemble des transferts de données entre les deux continents. Il fallait donc repartir de zéro : construire un nouveau cadre capable de satisfaire les impératifs de la sécurité nationale américaine, tout en respectant les exigences européennes de protection des données. Pas une mince affaire.

Le défi est manifestement trop complexe car pour l'instant, c'est un échec. Dès 2016, l'UE a accouché d'un nouveau texte, le Privacy Shield (« bouclier de vie privée »). En améliorant le texte précédent grâce à quelques garanties supplémentaires, la Commission a cru se tirer d'affaires. Insuffisant : Max Schrems a de nouveau attaqué le texte devant la CJUE, pour les mêmes motifs. Et avec le même résultat : une annulation tonitruante du Privacy Shield en 2020.

Désormais, voici le troisième round. En juillet dernier, la Commission européenne, après d'interminables négociations, a validé un nouvel accord, le Data Privacy Framework (« cadre de confidentialité des données »). Comme le Privacy Shield avant lui, le DPF a été présenté comme un effort inédit d'adéquation au RGPD avec de nouvelles garanties... mais qui restent perçues comme insuffisantes aux yeux de nombreux experts juridiques.

Une troisième annulation en justice est-elle inévitable ? « Au-delà de reprendre les mots du RGPD, il faut aussi en reprendre l'esprit pour s'inscrire dans son cadre. Or, la fracture entre le RGPD européen et les lois de surveillance de masse américaines est si profonde que le scénario du Safe Harbor et du Privacy Shield semble devoir inexorablement se répéter », analysait l'avocat Pierre-Emmanuel Frogé, du cabinet BCLP, auprès de La Tribune.

Stratégie très risquée

Problème : pendant que l'UE et les Etats-Unis rejouent ce scénario digne du film Un jour sans fin, les transferts de données se poursuivent hors cadre légal, en utilisant des « clauses contractuelles types » loin d'apporter la sécurité, pour les Européens, d'un vrai accord. « Les citoyens et les entreprises européennes sont les grands perdants de ce jeu du chat et de la souris délétère », tonne le député Philippe Latombe auprès de La Tribune. Et de poursuivre : « L'incertitude juridique ne profite qu'aux géants du numérique, qui peuvent conforter leurs positions dominantes et prendre de nouveaux marchés, au détriment des entreprises européennes. C'est une violation des droits individuels autant qu'un préjudice pour l'économie et la souveraineté européennes. », dénonce-t-il, en prenant l'exemple de Google Actualités, qui avait été déclaré illégal par cinq pays en Europe (dont la France) en raison des transferts de données, mais qui peut à nouveau être utilisé depuis le 10 juillet dernier à cause de la validation du DPF.

C'est pourquoi le député, membre de la majorité présidentielle, s'est lancé lui-même dans le combat juridique. Avec une approche sensiblement différente de celle de Max Schrems : alors que ce dernier avait sélectionné une entreprise transférant des données aux Etats-Unis (à chaque fois Facebook) et l'avait attaquée en justice, aboutissant par ricochet à l'invalidation du dispositif légal, Philippe Latombe a choisi d'envoyer directement une requête d'annulation de l'accord auprès du Tribunal de l'Union européenne, en invoquant un préjudice personnel.

« C'est une voie procédurale encore inutilisée, mais offerte aux citoyens européens depuis le Traité de Lisbonne », précise l'élu, qui revendique agir en sa qualité de citoyen et non pas en tant que député ou membre du collège de la Cnil, l'autorité française de protection des données personnelles. Dans son mémoire de 33 pages remis au tribunal, Philippe Latombe attaque la forme de l'accord autant que le fond. D'après lui, le Data Privacy Framework (DPF) viole à la fois la Charte des Droits Fondamentaux de l'Union en raison de l'autorisation des collectes en vrac de données, et le RGPD en raison de l'insuffisance des garanties apportées. Ce qui viole ses droits à titre individuel, argue-t-il.

Mais ce choix d'invoquer un préjudice individuel pour demander l'annulation de l'accord global paraît très risqué. « Compte tenu du fait que le DPF n'est pas un acte de l'UE qui lui est destiné, M. Latombe devra démontrer, entre autres, que cet acte affecte directement sa situation juridique », analyse Théodore Christakis, professeur de droit européen et international, spécialisé dans la protection des données. Pas gagné : en 2020, la cour a jugée irrecevable une requête similaire car le plaignant invoquait l'intérêt général alors que ce mécanisme est individuel.

Philippe Latombe est conscient du risque de rejet de sa plainte en raison du combat politique qu'il mène contre l'hégémonie économique des Gafam en Europe. « Je tente le coup car si ma requête est recevable, cette procédure permettra de gagner beaucoup de temps par rapport à la voie choisie par Max Schrems, donc de limiter les effets néfastes du DPF. Et si ma plainte n'est pas recevable, le Tribunal devra justifier son refus, ce qui aidera ensuite Max Schrems dans sa propre requête auprès de la CJUE, et cela remettra également la pression sur la Commission européenne », estime-t-il.

Max Schrems va attaquer à l'automne

Effectivement, la méthode atypique de Philippe Latombe pourrait avoir le mérite de la rapidité : si sa plainte est recevable, le Tribunal pourrait suspendre immédiatement l'application du Data Privacy Framework, le temps de l'instruire et de se prononcer.

Au contraire, la méthode de Max Schrems, qui s'est révélée infaillible pour le Safe Harbor et le Privacy Shield, est plus longue. Pour des raisons de délais d'application du nouvel accord, l'Autrichien ne pourra déposer sa plainte qu'en octobre, au minimum, car il devra présenter des exemples de transferts de données problématiques. Le temps de l'instruction et de la décision est également plus long à la Cour de justice européenne qu'au Tribunal de l'UE.

En attendant, les deux hommes ont prévu de se rencontrer dans quelques jours. Ironiquement, Philippe Latombe vient de faire l'objet d'une attaque de la Quadrature du Net, association française de défense des libertés classée à gauche, qui l'accuse de soutenir les industriels de la surveillance en contradiction avec son devoir de réserve lié à ses fonctions de membre du collège de la Cnil. Des critiques jugées « infondées et ridicules » par l'intéressé.

Sylvain Rolland

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Commentaires 15
à écrit le 11/09/2023 à 15:52
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Si M. Latombe veut du boulot, il peut aussi s'attaquer à la vente forcée de l'OS, adoubée par la CJUE en 2017 au détriment des OS libres, aux formats de LibreOffice qui devraient être la norme de fait dans tout état souverain, aux abus de position do...

à écrit le 11/09/2023 à 14:28
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Le web actuel est inadapté à défendre la propriété privé des données individuelles et à éviter l'accaparement par les entreprises et les états. C'est tout le mode de fonctionnement du web et l'économie qui en découle qui sont incompatibles avec les ...

à écrit le 11/09/2023 à 13:30
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Cet homme a oublié que mes données sont ma propriété et que je ne lui ai donné aucun pouvoir pour en discuter à ma place. Aujourd'hui, elle sont dans des pays qui ont légiféré depuis longtemps sur le sujet. Suisse, Finlande. De vrai républiques no...

à écrit le 11/09/2023 à 13:18
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On peut rappeler que le 25 août les données personnelles de 10 millions de chômeurs ont été volé et mis en vente sur le darknet pour 900 dollars .

à écrit le 11/09/2023 à 9:56
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wow, les gens qui postent des videos de bb ou de chats verront leurs videos stockees en europe!!! les vraies donnees sont celles des boites, les donnees de particuliers, c'est bon pour les etats pour fliquer avec tolerance qeux qui ne votent pas bien...

à écrit le 11/09/2023 à 9:19
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Soit les affidés des États-Unis dans l'Union Européenne ne connaissent pas le lanceur d'alerte Edward Joseph Snowden, soit leur allégeance à Big Brothers n'a plus aucune limite. Dans les deux cas, ça pose de sérieuses questions quant au déclinisme de...

à écrit le 11/09/2023 à 8:42
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Buzz médiatique ou réelle volonté politique? Ceci dit c'est peine perdue car il n'y a que le Frexit capable de libérer la France de la tutelle de l'UERSS europhobe (cf. parachutage de Fiona Scott Morton à Bruxelles) au point de s'appuyer sur les...

à écrit le 11/09/2023 à 8:09
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L Europe néolibérale des commissions Monti juncker et Barroso sont responsable de ce fiasco .. au nom de quoi je devrais accepter que les données numériques compétant nom , prénom, adresse, téléphone, mail âge etc devraient partir aux usa et été expl...

le 11/09/2023 à 9:43
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On peut rappeler que 14 000 pharmacies sur l'ensemble du territoire, soit plus de 60% des pharmacies françaises transmettent nos données à une boite américaine IQVIA.Cette très discrète entreprise utilise les données des clients. Il les utilise ensui...

à écrit le 11/09/2023 à 7:59
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Nos élus commencent à se rendre compte que leurs données personnelles, et celles de leurs proches, peuvent être exploités par des puissances étrangères, et devenir un puissant levier d'influence contre eux. il est temps qu'ils réagissent.

le 11/09/2023 à 11:27
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@PAFO. Oui mais! Croyez-vous que le système de paiement numérique via MasterCard ou Visa est hautement sécurisé en France pour éviter les partages de certaines données sensibles?

le 11/09/2023 à 17:49
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Tu penses bien que le système bancaire est le secteur le mieux sécurisé de tous dans notre pays. Comment voudrais-tu que les magouilles perdurent sans un minimum de discrétion ? Quoique cela change avec le cloud et la main d'oeuvre offshore pas toujo...

à écrit le 11/09/2023 à 7:35
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Bah rien de vertueux là dedans dites le vous bien puis avec internet nous voyons bien que seul le fric motive tout ces gens là. Le business des données est un marché monstrueux captant des dizaine de milliards qui s'échangent dans notre dos puisque s...

le 11/09/2023 à 8:43
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Encore du grand n importe quoi. Lisez le data act, c est précisément destiné à donner aux européens générateurs de données le contrôle sur icelles en vue de les monétiser..

le 11/09/2023 à 9:40
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LOL ! Pourtant orange m'a piqué mes données grâce à un de ces contrats obscures et mes données sont plus intéressantes que celles de l'internaute lambda. Pas de bol vieux tu te casses les dents systématiquement... :-)

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