
[Publié le 18/06 à 12h47, mis à jour le 18/06 à 16h32]
Nouveau coup de théâtre pour la taxation internationale du numérique. Alors que des négociations étaient en cours depuis 2019 dans le cadre de l'OCDE, les Etats-Unis viennent de claquer soudainement la porte des discussions. Un revirement qu'a dénoncé ce jeudi matin Bruno Le Maire, ministre français de l'économie et des finances, au micro de France Inter.
"Nous avons reçu, avec mes homologues italien, espagnol et britannique, une lettre du secrétaire au Trésor Steven Mnuchin qui nous confirme [que les Etats-Unis] ne veulent pas poursuivre les négociations à l'OCDE sur la taxation digitale", a-t-il affirmé, en dénonçant une "provocation" de Washington.
Fin janvier, 137 pays (dont la France et les Etats-Unis) s'étaient entendus pour aboutir d'ici la fin 2020 à un accord sur la taxation des multinationales, sous l'égide de l'OCDE. Le but : moderniser les règles fiscales héritées du XXème siècle pour les adapter à une économie de plus en plus digitalisée et sans frontières. L'idée est de mieux taxer le numérique, et donc, par ricochet, les activités des Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) qui ont fait de l'optimisation fiscale un domaine d'excellence.
Initialement, le détail de la réforme (le taux de taxation des surprofits, les modalités de contrôle et d'arbitrage...) devait être présenté au cours du mois de juin, pour aboutir à un texte final en novembre 2020 et une application par les pays à partir de 2021. Mais la crise provoquée par le coronavirus avait déjà chamboulé ce calendrier. La version finalisée devait désormais voir le jour en octobre. L'ultimatum d'un accord politique à 137 pays semblait donc très difficile, voire impossible à tenir d'ici fin 2020, avant même la volte-face des Etats-Unis.
Dans une lettre adressée mercredi à certains homologues européens et à l'OCDE, les Etats-Unis suggéraient de "faire une pause (...) au moment où les gouvernements du monde entier se concentrent sur la réponse à la pandémie de Covid-19 et sur la réouverture en toute sécurité de leurs économies", a indiqué une source proche du dossier à l'AFP. Washington évoquait la possibilité de "reprendre les discussions plus tard cette année" et disait vouloir trouver accord mondial avant le 31 décembre.
Les Gafam, grands gagnants de la crise du Covid-19
La crise sanitaire, puis économique, liée au Covid-19 rend pourtant le projet de taxation du numérique plus nécessaire que jamais - alors que les gouvernements du monde entier sont en quête de nouvelles recettes fiscales pour amortir le choc. D'autant plus que la période a été très favorable aux Gafam. Le confinement forcé de la moitié de la planète a eu pour principale conséquence une accélération inédite de la digitalisation de l'économie.
Avec leurs solutions déjà prêtes et facilement déployables à grande échelle, les Gafam en ont profité plus que tout le monde en attirant des millions de nouveaux utilisateurs : outils collaboratifs en entreprise, shopping en ligne, réseaux sociaux et messageries privées, divertissement, infrastructures de cloud pour faciliter le télétravail... Conséquence : leurs performances financières et boursières ont été hors normes au regard du contexte. Début juin, la valorisation cumulée des cinq géants atteignait ainsi 5.765 milliards de dollars... soit plus d'un quart de la valorisation du Nasdaq, composé de 2.250 valeurs ! De quoi faire resurgir sur le devant de la scène la question de la justice fiscale.
"Nous étions à quelques centimètres d'un accord sur la taxation des géants du numérique, qui sont peut-être les seuls au monde à avoir tiré d'immenses bénéfices du coronavirus", a souligné Bruno Le Maire ce matin.
L'OCDE appelle à poursuivre les négociations
La France, le Royaume-Uni, l'Italie et l'Espagne ont d'ores et déjà répondu aux Etats-Unis pour confirmer dans une lettre leur volonté d'obtenir "une juste taxation du digital à l'OCDE le plus vite possible", selon le ministre. "Soit les Etats-Unis reviennent sur leur position et on arrive à un accord d'ici la fin de l'année 2020 et c'est la taxation internationale qui s'appliquera (...), soit il n'y a pas d'accord à l'OCDE parce que les Etats-Unis sont le seul pays à bloquer, dans ce cas on appliquera notre taxe nationale", a réitéré Bruno Le Maire.
Le secrétaire général de l'OCDE, Angel Gurria, a appelé jeudi l'ensemble des pays impliqués à poursuivre les négociations. "Tous les pays (participant à ces discussions) devraient rester à la table des négociations visant à parvenir à une solution internationale d'ici la fin de l'année", a-t-il déclaré dans un communiqué de presse. L'absence d'accord se traduira par une multiplication des mesures unilatérales qui accroîtront inévitablement les tensions commerciales internationales, a-t-il souligné, en prévenant qu'une guerre commerciale ne pourrait qu'accroître les difficultés de l'économie mondiale.
A défaut d'accord, Le Maire mise sur la "taxe Gafa" française
Ce mouvement a déjà été amorcé. Face aux blocages récurrents sur ce dossier, la France, comme de nombreux autres pays, a adopté unilatéralement une "taxe Gafa" nationale en juillet 2019. Celle-ci a créée une imposition pour les grandes entreprises tech qui génèrent un chiffre d'affaires mondial de 750 millions d'euros et de 25 millions d'euros sur le territoire français. Contrairement aux usages, cette taxe de 3% est indexée sur le chiffre d'affaires - et non sur le bénéfice. Cette taxe ayant été jugée discriminatoire par Washington, les Etats-Unis avaient menacé de surtaxer l'équivalent de 2,4 milliards de dollars de produits français.
En janvier, Bruno Le Maire avait plié en annonçant la suspension de cette taxe pour faire rentrer les Etats-Unis dans le rang des négociations à l'OCDE. En échange, Washington avait également suspendu ses représailles de taxation de certains produits français.
"Nous appliquerons quoiqu'il arrive une taxation aux géants du digital en 2020 parce que c'est une question de justice", a encore assuré le ministre ce jour, en soulignant que la taxe française "n'avait jamais été retirée, mais simplement suspendue pour quelques mois".
Lors de son premier prélèvement, la "taxe Gafa" française avait fait rentrer 350 millions d'euros dans les caisses de l'Etat en 2019. Des recettes inférieures aux 400 à 500 millions d'euros initialement annoncés lors de l'adoption de cette taxe.
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