« L’Outsider », ou la genèse de l’affaire Kerviel

Le film réalisé par Christophe Barratier est sorti mercredi 22 juin en salles. Il dresse le portrait d’un Jérôme Kerviel peu connu, celui d’avant le 24 janvier 2008, lorsque la Société générale a publiquement annoncé qu'une fraude commise par celui qui était alors l’un de ses traders lui avait fait perdre 4,9 milliards d’euros.
Christine Lejoux
Le film de Christophe Barratier est inspiré du livre de Jérôme Kerviel "L'engrenage, mémoires d'un trader", sorti en 2010.

Des couples, jeunes et moins jeunes, des groupes de collègues, des bandes de copines, de jeunes hommes en costume-cravate que l'on imaginerait volontiers travailler dans la finance... Le public était pour le moins éclectique dans cette salle de cinéma du 9ème arrondissement de Paris, mercredi 22 juin, date de la sortie en salles de « L'Outsider », le film sur l'affaire Kerviel réalisé par Christophe Barratier, auteur, entre autres, des « Choristes. » Une sortie au « timing » parfait, puisqu'elle est intervenue une semaine pile après le début du procès devant la cour d'appel de Versailles, qui, durant trois jours, a vu une fois de plus l'ancien trader Jérôme Kerviel et la Société générale, son ex-employeur, s'opposer.

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Avec, comme souvent dans ce dossier hors-normes, un rebondissement spectaculaire. L'avocat général a en effet demandé à la cour d'appel de Versailles de ne pas faire droit à la requête de la Société générale, qui sollicite encore et toujours 4,9 milliards d'euros de dommages-intérêts de la part de Jérôme Kerviel, accusé d'avoir fait perdre à la banque une somme identique en 2008, en raison de prises de positions énormes et non autorisées sur les marchés financiers. Condamné en première instance, en 2010, puis en appel, en 2012, à cinq ans de prison, dont trois ferme, ainsi qu'au versement des fameux 4,9 milliards à la banque, pour abus de confiance, faux et usage de faux et introduction frauduleuse de données dans un système informatique, l'ancien trader avait vu le volet pénal de la sanction confirmé en 2014 par la Cour de cassation. Mais la plus haute juridiction française avait cassé le volet civil, arguant de failles dans les mécanismes de contrôle de la Générale, et renvoyé le jugement sur le montant des dommages-intérêts devant la cour d'appel de Versailles.

Comment « Jérôme », né le 11 janvier 1977, est devenu « Kerviel » 31 ans plus tard

Ce n'est pas ce marathon judiciaire, entamé depuis huit ans déjà, que Christophe Barratier a voulu relater dans son film, au risque de le « restituer en moins bien », de son propre aveu, et parce que « tout le monde l'a vécu dans les médias. » Non, ce que raconte « L'Outsider », sur le rythme haletant des marchés financiers, c'est ce que le grand public ne connaît pas, ou peu, à savoir la genèse de « l'affaire Kerviel », ou comment « Jérôme », né le 11 janvier 1977, est devenu « Kerviel » 31 ans plus tard, le jeudi 24 janvier 2008 très exactement, lorsque la Société générale s'est résolue à annoncer au monde entier qu'une affaire de « rogue trading » (traders voyous) venait de lui faire perdre près de 5 milliards d'euros. Ce n'est donc pas le Jérôme Kerviel du Palais de justice de Paris ou de la cour d'appel de Versailles, au visage fermé et économe de ses paroles, que le film de Christophe Barratier dépeint. Mais un Jérôme Kerviel inconnu, expansif, aussi bien dans la rigolade avec ses collègues traders, que dans la rage et la morgue, lorsqu'une panne informatique de son automate de trading menace de réduire à néant le joli coup qu'il s'apprêtait à réaliser sur les marchés.

Le Jérôme Kerviel de l'époque ressemblait-il trait pour trait à ce personnage survolté campé par Arthur Dupont, descendant dans des clubs de strip-tease des bouteilles de Champagne comme d'autres sifflent des bières, et remontant les Champs-Elysées dans une voiture de luxe lancée à une allure folle ? Sans doute pas tout à fait. Dans son livre « L'engrenage, mémoires d'un trader », sorti en 2010, et dont Christophe Barratier s'est pourtant inspiré, Jérôme Kerviel affirme « ne jamais avoir apprécié la tournure d'esprit de faux étudiant attardé » qui règne souvent dans les salles de marché.

Peu importent les clichés sur les traders, on est au cinéma et, surtout, le film montre parfaitement la formation de « la spirale » invoquée par le vrai Jérôme Kerviel devant la justice pour expliquer ses prises de positions toujours plus gigantesques sur les marchés. Lorsqu'il intègre la Société générale, en 2000, le jeune Kerviel est un outsider : comment imaginer que ce garçon qui n'a fait ni l'X ni Centrale, mais est « simplement » titulaire d'un master de finance de l'université de Lyon, parvienne un jour à intégrer le saint des saints, c'est-à-dire le monde des traders ? C'est pourtant ce qui lui arrivera cinq ans plus tard, à force de travail et de talent. Des qualités repérées par celui qui deviendra son mentor durant deux ans, Alain Declerck, renommé à l'écran Fabien Keller et incarné par un François-Xavier Demaison plus vrai que nature en trader senior « que son métier passionnait, (qui le) faisait avec un mélange d'enthousiasme et de peur, (...) marmonnant « ça sent le sapin » avant de repartir au combat avec une énergie décuplée », écrit Jérôme Kerviel dans son livre.

« Cela fait partie des choses qu'on n'a pas le droit de faire, mais qu'on peut faire quand même »

Ce que François-Xavier Demaison, mais également Franz Lang et Sören Prévost, qui jouent les responsables hiérarchiques N+1 et N+2 du jeune trader, rendent également très bien à l'écran, c'est l'ambivalence de sa hiérarchie décrite par Jérôme Kerviel dans « L'engrenage. » « Cela fait partie des choses qu'on n'a pas le droit de faire, mais qu'on peut faire quand même », explique ainsi Keller-Demaison à Kerviel-Dupont lorsqu'il lui apprend à « spieler », c'est-à-dire à prendre des positions spéculatives sur les marchés dans un très court laps de temps, afin de « se refaire. » Ou encore à mettre une partie de ses gains « sous le tapis », comme les écureuils, en prévision de jours moins fastes.

Le problème, c'est que l'élève va dépasser le maître, perdant le sens des réalités derrière ses écrans de trading, ne comprenant pas que tout est histoire de mesure, quand bien même il ne souhaite enrichir que la banque et non lui-même. Et « qu'être en l'air », comme disent les traders, de 20 millions d'euros, cela n'a rien à voir avec une perte latente de 2,7 milliards, celle à laquelle la Société générale sera exposée durant ce fameux week-end des 19 et 20 janvier 2008, lorsque la banque découvre que les positions prises par Jérôme Kerviel se montent à 50 milliards d'euros, soit 1,5 fois les fonds propres du groupe.

Centres de profits versus centres de coûts

Une découverte tardive, surtout à l'aune des 74 alertes lancées par les services de contrôle interne de la Générale à la hiérarchie du trader. Là encore, le film montre bien que les choses ne sont pas si simples, entre métiers du « front office » (traders, vendeurs), qui sont des « centres de profits », et activités supports comme le contrôle, qualifiées de « centres de coûts. » « Tiens, voilà la Gestapo... », murmure ainsi l'un des traders du « desk » de Jérôme Kerviel-Arthur Dupont, lorsque les contrôleurs de la banque font irruption dans la salle de marchés.

Ce sur quoi le film passe plus rapidement, en revanche, c'est le système d'opérations fictives mis en place par Jérôme Kerviel durant plusieurs années pour masquer ses prises de positions colossales sur les marchés, ainsi que les fausses pièces justificatives élaborées par le trader à chaque fois qu'on lui demande des comptes. Un système de dissimulation qui, associé à l'ampleur des positions prises, donne envie d'ouvrir le crâne de Jérôme Kerviel, à la manière d'une boîte, pour comprendre comment il en est arrivé là, au-delà du laxisme dont il taxe ses supérieurs. Le Jérôme Kerviel de 2008, on l'a dit, n'était sans doute pas aussi survolté que le personnage interprété par Arthur Dupont. Il était peut-être aussi moins simple.

Christine Lejoux

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