Le programme SCAF (Système de combat aérien du futur), qui est au bord du précipice, va-t-il être un programme mort-né ? Possible même si le PDG de Dassault Aviation Eric Trappier ne croit pas que "le pronostic vital soit encore engagé" pour le SCAF. "Mais je ne vais pas vous dire que le malade n'est pas dans un état difficile. On est effectivement à ce point de la difficulté", a-t-il nuancé hier à l'occasion de la présentation des résultats 2020 de Dassault Aviation. Il a toutefois assuré que les industriels y croyaient "encore". "On croit qu'on est capable d'y arriver", a affirmé le patron de Dassault Aviation, qui a été désigné maître d'oeuvre du pilier numéro 1, l'avion de combat (NGF, Next Generation Fighter).
Sur ce pilier, les négociations butent sur deux points aussi sensibles qu'essentiels : la charge de travail entre les différents industriels concernés, notamment entre Airbus et Dassault Aviation, et la propriété intellectuelle, une problématique du ressort des États, et notamment en Allemagne.
Un plan B au SCAF ?
Actuellement c'est la douche froide pour les promoteurs de ce programme européen emblématique par son envergure. D'autant qu'Eric Trappier n'a pas hésité à évoquer un plan B, qu'il n'a pas voulu détailler. Interrogé pour savoir s'il avait la volonté de se rapprocher du projet britannique, Eric Trappier a a été clair : "Fusionner le SCAF et le Tempest (le programme concurrent sous leadership britannique, ndlr) n'est pas à l'ordre du jour". Mais quelle est la part de bluff du patron de Dassault Aviation ? "Un chef d'entreprise a toujours en tête un plan B. Il fait tout pour la réussite du plan A. Tout. Mais le jour où le plan A ne marche pas, il lui faut un plan B. Ce qui permet en général soit de faire marcher le plan A soit de passer directement au plan B", a-t-il expliqué. En revanche, il a engagé les États "à bâtir des plans B". Mais le fait d'évoquer aujourd'hui un plan B n'est pas vraiment un bon signe pour le lancement de la phase 1B (démonstrateur(s) ?) du programme. Pas sûr que cette phase soit lancée avant les échéances électorales en Allemagne.
Car le pari de signer un contrat avant les élections fédérales de 2021 en Allemagne (Bundestagswahl 2021), qui se dérouleront le 26 septembre 2021 afin de renouveler les membres du Bundestag, apparait aujourd'hui très faible. "On ne peut pas arriver à se mettre d'accord, surtout s'il y a des désaccords, et régler les désaccords uniquement parce qu'il y a des élections en Allemagne", a expliqué Eric Trappier, qui veut semble-t-il s'exonérer de cette échéance. Ce qui démontre une fois de plus à ceux qui en doutaient encore que la maison Dassault a cette capacité de rester imperméable aux pressions politiques. Et de donner qui plus est une petite leçon de méthodologie aux États : pour les grands programmes de défense, qui s'étalent sur une période de 30 à 40 ans, "il faut un processus de gouvernance qui arrive à outrepasser les élections entre-guillemets" même si "les élections auront lieu et les gouvernements seront issus des résultats des nouvelles élections. Mais il faut une certaine résilience et persistance des décisions et ne pas faire un calendrier industriel et stratégique uniquement sur des calendriers électoraux. Sinon cela me parait difficile".
"On fait de la coopération pour être plus efficace ensemble. Pas pour faire de la coopération pour la coopération", a-t-il rappelé. D'autant qu'il "y a bien un besoin opérationnel in fine à remplir".
Interrogé par un journaliste anglo-saxon pour savoir si la France et Dassault Aviation étaient capables de réaliser le SCAF seuls, Eric Trappier a affirmé que "la réponse est techniquement oui". Pour autant, il a rappelé que ce serait "une décision politique". Sur le plan technique, il a fait observer que "premièrement Dassault sait faire des avions tout seul et le démontre tous les jours avec le Rafale et les Falcon", que "deuxièmement Safran sait faire des moteurs d'avions de combat", notamment sur le Rafale, et que "troisièmement Thales sait à peu près faire des radars et des contre-mesures et un certain nombre d'équipements optroniques". "Donc si je mets Dassault + Safran + Thales et si je rajoute MBDA pour les missiles, la réponse est techniquement oui", a-t-il résumé.
Charge de travail sur le NGF : 2/3 Airbus, 1/3 Dassault
Pour la réussite du programme, Dassault Aviation a déjà accepté beaucoup d'exigences de la part d'Airbus. Et donc a fait des concessions. L'avionneur tricolore, qui fabrique des avions de combat depuis plus de 70 ans, a notamment accepté qu'Airbus s'octroie sur le pilier numéro 1 les deux tiers de la charge de travail partagés entre l'Allemagne et l'Espagne. "Je saurai faire une maîtrise d'œuvre avec 1/3, 2/3 de charges de travail. C'est tout à fait possible en tant qu'architecte", a toutefois expliqué Eric Trappier. A condition que les rôles de chacun des industriels soit bien répartis et que Dassault Aviation puisse assumer la maîtrise d'œuvre de ce pilier. Ce qu'Airbus admet, a-t-il souligné.
"Savoir si je peux être maître d'œuvre alors qu'on m'impose les sous-traitants, qu'on m'impose les coopérants, qu'on m'impose la façon de travailler et qu'on me dit 'on est à trois à décider', c'est compliqué parce que moi je suis seul. Je suis seul face à deux" (Airbus Allemagne et Airbus Espagne), a-t-il expliqué.
Dans le cadre des négociations, qui s'enlisent, Airbus demande plus. Encore plus. Le groupe européen souhaite un partage équitable (soit un tiers pour chaque nation du programme) sur tous les lots du programme (workshare), y compris les lots stratégiques comme par exemple les commandes de vol. Et là pour Dassault Aviation, c'est la ligne jaune qu'Airbus ne pourra pas franchir. C'est non. Pourquoi ? "Il me faut les outils pour être capable d'assumer mon rôle de maitre d'œuvre, estime Eric Trappier. Si on me dit que dans les commandes de vol, il n'y a pas de leader, ce n'est pas possible, cela ne peut pas marcher. Il faut forcément qu'il y ait un responsable. J'ai pris l'exemple des commandes de vol mais cela concerne aussi d'autres lots".
"Je sais simplement que depuis plus de 70 ans, je fais des commandes de vol pour les avions de combat tout seul, et je fais des commandes de vol pour mes avions Falcon depuis 60 ans, tout seul, cela me donne une certaine expérience", a rappelé Eric Trappier.
C'est là-dessus que les négociations butent aujourd'hui. Dassault Aviation ne peut pas en tant que maître d'oeuvre accepter trop de lots où la responsabilité est partagée entre Airbus et son groupe. Sans leadership. "S'il n'y a plus de leader ou si nous donnons trop de responsabilités à Airbus (qui représente l'Espagne et l'Allemagne, ndlr), cela devient effectivement difficile pour Dassault d'assurer un rôle de maître d'oeuvre". Car le constructeur français, qui a conçu, développé et fabriqué seul le Rafale, souhaite être "capable de s'engager vis-à-vis des trois États". Et a donc, il a "besoin d'avoir des leviers et donc de prendre des responsabilités" pour tenir le calendrier et les budgets, qui sont contraints.
Propriété intellectuelle : non à Berlin
C'est le second point bloquant. Dassault Aviation, tout comme les autres industriels français, refuse de transférer à l'Allemagne la propriété intellectuelle accumulée depuis plus de 70 ans. Ce qu'on appelle dans les entreprises, le background. "C'est le créateur qui reste propriétaire de sa propriété intellectuelle et, en particulier, le background. En ce qui concerne Dassault, les plus de 70 ans d'expérience sont notre propriété en termes de technologies", a assumé très clairement Eric Trappier. Et pour le patron de Dassault Aviation, "le créateur doit être protégé". Ce qui ne veut pas dire que Dassault Aviation n'est "pas prêt à utiliser cette capacité intellectuelle pour bâtir un programme du futur, bien au contraire", a-t-il averti.
"On ne peut pas m'obliger à donner de la propriété intellectuelle. Cela m'appartient, je peux la partager si je souhaite la partager mais j'en reste le propriétaire", a-t-il fermement martelé à l'attention du gouvernement allemand, qui fait étonnamment de ce sujet un point bloquant.
En revanche, les technologies qui sont développées dans le cadre du programme SCAF - le foreground -, Eric Trappier a affirmé qu'il n'y avait "pas de problème sur le sujet, il y a des clauses qui nous permettent de protéger le foreground par rapport à des tiers qui ne seraient pas dans le programme", a-t-il précisé. Une problématique qui est d'ailleurs partagée entre Airbus et Dassault Aviation. Sur la question d'un second démonstrateur, Dassault Aviation s'est dit "très content" s'il y en avait un autre. Il a souligné que cette question relevait des États. "Ce qui n'est pas prévu aujourd'hui et qui n'est pas demandé par les Etats", a rappelé Eric Trappier. Seule condition pour l'industriel, fabriquer deux démonstrateurs identiques.
Pas de boite noire
Pas question d'avoir des boîtes noires technologiques sur lesquelles "on ne pourrait pas avoir accès", avait prévenu début février le général Ingo Gerhartz, le chef d'état-major de la Luftwaffe. Eric Trappier a remis les choses au clair. "Je tiens aussi à rassurer ce qui mélange la propriété intellectuelle de ceux qui parlent de boite noire. Une boite noire, c'est par exemple un avion américain. Vous n'avez même pas le droit de regarder et d'ouvrir la boite et de savoir ce qu'il y a dedans", a-t-il expliqué. En général, les technologies des Américains, par exemple les technologies de furtivité, sont "très cadenassées".
Surtout il a assuré aux Allemands qu'il "n'y aura pas de boite dans le SCAF et dans le NGF de la part de Dassault. Tout sera ouvert. Les États auront accès à la capacité de savoir ce qu'il y a dans la boite noire. Il n'y a pas de boite noire. Mais cela n'a rien à voir avec la propriété intellectuelle", quelque soit les responsabilités de Dassault Aviation ou d'Airbus.
Sujets les + commentés