Deux ans après le début de la pandémie, l'industrie pharmaceutique n'est plus tout à fait la même. La course acharnée aux vaccins, le règne de l'ARN-messager, le développement ultra-rapide de traitements, ou encore les alliances inédites et le décloisonnement entre public et privé ont fait bouger les lignes. En toile de fond, l'émergence d'un juteux marché, évalué, pour les seuls vaccins, à plus de 60 milliards de dollars (contre un marché total de 45 milliards dollars avant le SARS-COV-2). Tandis que le virus et ses variants prennent racine, ces transformations sont-elles durables ?
Lire ici l'épisode 1 : Coronavirus : quel sera le nouveau variant de la Covid-22 ?
Pfizer grand gagnant du Covid
Premier effet de la pandémie, les ténors mondiaux du vaccin MSD, GSK, Sanofi, ont été détrônés. Seul acteur historique à tirer son épingle du jeu, Pfizer s'est appuyé sur la technologie de l'allemande BioNTech pour lancer son vaccin Comirnaty dont le chiffre d'affaires atteindrait déjà 36 milliards de dollars. Sans se reposer sur ses lauriers, le grand gagnant du "Covid cash" travaille déjà à un nouveau vaccin contre Omicron avec son partenaire BioNTech.
[Le vaccin Comirnaty développé par Pfizer et BioNTech]
Selon l'estimation d'un analyste de SVB Leerink (banque d'investissement spécialisée dans la santé et les sciences du vivant), le big pharma américain devrait récolter 101,3 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2022, deux fois plus qu'en 2019 : presqu'un tiers de ce pactole, estime-t-il, viendrait de son vaccin (30 milliards) auquel il faudrait ajouter 24,2 milliards provenant de sa nouvelle "pilule anti-Covid", dénommée Paxlovid. Celle-ci lui rapporterait encore 33 milliards en 2023.
La pilule anti-Covid
Cette nouvelle pilule anti-Covid est très attendue par le milieu médical. Selon Pfizer, elle permettrait de réduire de 88% les risques d'hospitalisation et de décès chez les adultes à risque. Atout de taille, le Paxlovid n'agit pas sur la protéine Spike encline aux mutations mais sur une molécule du virus bien plus stable. Le PDG de Pfizer, Albert Bourla, a d'ailleurs assuré à la chaîne CBNC : « Je suis très confiant en la capacité de ce médicament à fonctionner pour toutes les mutations connues, y compris celle d'Omicron ».
Avec sa précieuse pilule, Pfizer s'impose de nouveau comme le grand vainqueur de la course aux traitements anti-Covid et ses variants, face à Merck, dont le Molnupiravir serait moins efficace. Après les premières doses livrées en Israël, le Paxlovid a déjà été autorisé aux États-Unis et en Grande-Bretagne. Sans attendre l'autorisation complète de mise sur le marché, l'Agence européenne du médicament (EMA) a donné son feu vert à une utilisation en cas d'urgence. En France, il pourrait être approuvé pour certains patients prioritaires d'ici fin janvier, mais on ne connaît toujours pas son tarif.
Avec toutes ces réussites, Pfizer devrait se hisser à la première place du podium pharma cette année, alors qu'il n'était que 8ème en 2019 (selon le classement du site spécialisé Fierce Pharma).
[La pilule Paxlovid pourrait rapporter des milliards de dollars à Pfizer]
Gagnants... et perdants ?
Les biotechs ARN sont les autres grands gagnants du vaccin. BioNTech prévoit un chiffre d'affaires compris entre 16 et 17 milliards de dollars en 2021, alors qu'elle ne dégageait que quelques dizaines de millions de deux ans plus tôt. De son côté, Moderna table sur 15 à 18 milliards de revenus, soit mille fois plus qu'en 2019. D'autres succès big pharmas sont plus incertains. Après plusieurs déconvenues sur son vaccin, AstraZeneca pourrait se rattraper avec son médicament à base d'anticorps monoclonaux, Evusheld. Il demeurerait efficace face à Omicron contrairement à plusieurs traitements de ce type.
En revanche, le français Sanofi reste sur le banc de touche, avec un nouveau report de son vaccin développé avec GSK. Le groupe semble résigné à perdre la course de vitesse du Covid, mais ne renonce pas à sa place de champion des vaccins sur d'autres maladies. Dix d'entre eux doivent entrer en stade clinique d'ici 2025, dont six reposeront sur l'ARN-messager, notamment contre la MST chlamydia et contre l'acné.
Les nouvelles pratiques
Dans un secteur industriel éparpillé et en mouvement perpétuel, le bouleversement SARS-CoV-2 est réel mais ne remet pas non plus tout à plat.
« L'écosystème du vaccin reste un segment particulier et l'entrée fracassante de Moderna dans le top 20 mondial n'est pas nécessairement annonciatrice d'un chambardement dans les autres aires thérapeutiques et types de traitements, estime Patrick Biecheler, associé du cabinet de conseil Bain & Company. Par ailleurs, dans cette industrie à cycle long, les fondamentaux demeurent inchangés. Il n'y a pas d'innovation sans croissance et sans profitabilité. Or, les succès de Moderna ou BioNTech permettent de financer les autres champs d'application possibles de l'ARN-messager ».
Le SARS-COV-2 a en effet révélé tous les enjeux autour de cette technologie jusqu'ici mal maîtrisée, une technologie qui pourrait aussi être mise à profit contre le cancer et le VIH.
L'ère de nouveaux partenariats
Effet surprise de la pandémie : les labos semblent avoir conclu une trêve dans la concurrence acharnée. Les partenariats se sont multipliés, Sanofi mettant même une partie de ses capacités de production à disposition de ses concurrents Pfizer et Johnson & Johnson. Les alliances entre acteurs publics et privés ont également fleuri, comme entre AstraZeneca et l'Université d'Oxford.
[La collaboration entre AstraZeneca et l'université d'Oxford a permis de sortir un premier vaccin dans des délais records]
Philippe Lamoureux, directeur général du syndicat des professionnels du médicament Leem tempère : « Les collaborations ont existé de tout temps, même si nous en avions peut-être moins conscience en France qu'ailleurs. Les pays qui s'en sont le mieux sortis sont ceux qui avaient déjà une culture du décloisonnement et du travailler ensemble, entre la recherche académique et la recherche industrielle ou entre la biotech et la Big Pharma, en raisonnant en logique d'écosystème ».
Le SARS-COV-2 a aussi précipité certaines évolutions attendues. « Il y a une vraie simplification de l'effort de R&D, observe Patrick Biecheler. Plus de tâches sont désormais conduites en parallèle plutôt qu'en séquentiel, et des partenariats entre public et privé ont été conclus en un temps record. En outre, la digitalisation de la recherche clinique s'est nettement accélérée, tant sur les pratiques de recrutement et monitoring des essais que sur la gestion des données, y compris en vie réelle ».
Résultat, le développement de nouveaux vaccins a pris moins d'un an, contre dix auparavant. L'alignement de toutes les parties prenantes pour accélérer la validation des traitements a également permis d'accéder plus rapidement au marché. La pandémie devrait aussi ouvrir la voie à plus de prévention et pousser la consommation des médicaments en vente libre ou compléments alimentaires. Des marchés très loin d'être aussi importants que celui des vaccins contre le SARS-COV-2 mais qui pourraient influencer certains choix stratégiques.
La Big Pharma européenne fragilisée
La pandémie a aussi révélé certaines failles. Elle a mis en lumière la fragilité du tissu industriel français et européen ainsi que leur dépendance vis-à-vis d'autres pays comme la Chine ou l'Inde, avec la question des enjeux en termes de souveraineté industrielle.
« Il y a une prise conscience au niveau de l'Europe, avec notamment la création de l'Hera (Autorité européenne de préparation et de réaction en cas d'urgence sanitaire, ndlr), construite sur le modèle de la Barda américaine et pour laquelle la France a joué un rôle moteur. Notre pays a tiré les leçons de la crise, en particulier à travers le Comité Stratégique de Filière (CSF) et le Conseil stratégique des industries de santé (CSIS) 2021, qui ont permis des réformes très structurantes.
Dans les années à venir, nous allons être confrontés à une révolution thérapeutique sans précédent et vraisemblablement à une dynamique de marché importante. Toute la question sera de savoir si la France mettra en cohérence les conditions du marché avec ses ambitions », ajoute Philippe Lamoureux.
Avec la pandémie, l'industrie pharmaceutique a aussi bénéficié d'un net regain de popularité. Reste le sujet poil à gratter de la levée des brevets, réclamée par une centaine d'Etats, Afrique du Sud et Inde en tête, avec une partie de la communauté scientifique. Pfizer a accepté de partager la recette de sa pilule anti-Covid auprès de 95 pays, mais dit toujours « niet » pour son vaccin. Quoi qu'il en soit, la fin du tunnel paraît bien loin et biotechs comme Big Pharmas ont encore du pain sur la planche.
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