En dépit de l'opposition du SPD, l'Allemagne va acheter 93 avions de combat Eurofighter européens (Airbus, BAE Systems et Leonardo) et 45 F-18 américains (Boeing) pour renouveler sa flotte vieillissante de Tornado, a indiqué mardi au quotidien Süddeutsche Zeitung la ministre de la Défense, Annegret Kramp-Karrenbauer. La flotte allemande de Tornado doit être remplacée au plus tard en 2030. L'annonce de la ministre intervient à la veille de la présentation de cette décision devant la commission spécialisée de la chambre des députés allemands. Un choix d'une logique implacable pour l'Allemagne si on se place évidemment du côté allemand. Avec cette répartition deux tiers-un tiers, le gouvernement d'Angela Merkel tente de concilier son engagement régulièrement réaffirmé en faveur de son industrie d'armement, mais aussi ses obligations à l'égard de l'OTAN et des Etats-Unis.
Un choix "macronien" : le "en même temps"
Le remplacement des avions Tornado par une flotte mixte de F-18 (en réalité un binôme formé du Super Hornet Block III pour porter l'arme nucléaire de l'OTAN B61 à gravitation et du Growler pour la guerre/attaque électronique) et de l'Eurofighter EF-2000 illustre "de manière nette (comme tout achat d'armement) un acte diplomatique clair", explique un observateur averti des affaires d'armement. D'une part, le F/A-18 E/F Block III, incarne le lien transatlantique qui, depuis 1956 (année de création de la Bundeswehr), est le clé de voûte de la sécurité allemande. "La B61, bombe nucléaire à gravitation, incarne ce lien de manière encore plus concrète, puisqu'avec la Belgique, l'Italie, les Pays-Bas, la Turquie, l'Allemagne assume cette mission nucléaire de l'OTAN", fait valoir cet observateur.
D'autre part, l'acquisition de l'EF-2000 (en réalité une nouvelle tranche 4 pour cet avion), va permettre de maintenir la chaîne de production de Manching en Bavière. Airbus Allemagne avait grand besoin de cette commande pour faire vivre ce site (25.000 personnes travaillent sur l'Eurofighter, en comptant les sous-traitants) et relancer cet appareil, qui est en compétition contre le...F/A-18 E/F en Suisse, toute proche. "Le choix de Berlin est logique et même habile puisqu'il permet la consolidation simultanée du lien transatlantique et de la base nationale industrielle tout en soutenant l'exportation de l'avion", souligne ce même observateur.
Acheter un vieil appareil (même au dernier standard) fait mieux passer la pilule américaine en Allemagne que le symbole de l'aviation américaine intrusif et budgétivore qu'est le F-35. Un choix au fond très macronien : le "en même temps"... Cette décision très rationnelle de la ministre allemande consolide par ailleurs le ministre-président de la Bavière et chef de la CSU, Markus Söder, qui est candidat à la chancellerie. Pour autant, la décision la plus logique sur le plan opérationnel, aurait été le choix du...Rafale, qui possède toutes ces capacités des trois avions (Super Hornet, Growler et EF-2000). Mais visiblement Berlin n'y a pas songé...
Le F-35 hors jeu
Pour autant le choix des F-18 et des Eurofighter n'était pas aussi évident il y a encore 14 mois quand l'armée de l'air allemande poussait pour monter à bord du 35 de Lockheed Martin, un avion de combat nettement plus chers que le F-18 de Boeing. Séduite, la Luftwaffe avait d'ailleurs effectué plusieurs allers-retours aux Etats-Unis pour forcer le verrou politique allemand. Le chef d'état-major de la force aérienne allemande, le général Karl Müllner, était monté au créneau et n'avait pas caché en novembre 2017, sa préférence pour le F-35A en vue de remplacer les vieux Tornado. Et Karl Müllner a été poussé à prendre sa retraite en mai 2018. En février 2019, Berlin a fini par trancher : le F-35 ne pourrait pas postuler.
Cette attirance de l'armée de l'air allemande avait d'ailleurs conduit à des tensions avec la France notamment. Paris a fait valoir à l'Allemagne qu'une telle option, en raison de son coût pour l'Allemagne, risquait de remettre en cause le projet franco-allemand du Système de combat aérien futur (SCAF), appareil appelé à remplacer les Rafale et les Eurofighter à horizon 2040. le choix du F-35 aurait condamné toute approche mixte, selon la formule du Livre Blanc allemand : demeurer transatlantique et devenir plus européen (transatlantisch bleiben, Europäer werden).
"Si les Allemands achètent le F-35, nous sommes mal partis pour la coopération future, avait estimé en février 2018 à l'Assemblée nationale le Délégué général pour l'armement Joël Barre. Si nous essayons d'impulser cette coopération européenne, il faut que nos partenaires nous suivent ».
Une décision controversée en Allemagne
La ministre de la Défense allemande a décidé de passer en force. Mais le dernier mot reviendra aux députés allemands, avec un vote final attendu seulement lors de la prochaine législature appelée à débuter fin 2021. Selon Annegret Kramp-Karrenbauer, l'Allemagne ne peut pas reporter cette décision à une prochaine législature, après 2021, sous peine de ne pas pouvoir mener de "transition sans heurts" avec la future flotte. Elle justifie en partie le choix d'appareils américains par les obligations de l'Allemagne de transporter, si besoin, des bombes nucléaires américaines dans le cadre de l'OTAN, au nom du concept de "partage nucléaire".
La ministre de la Défense assure aussi que les appareils Eurofighter continueront de constituer "l'épine dorsale de l'armée de l'air" allemande. Cette décision ne convainc pas notamment l'allié social-démocrate de la CDU d'Angela Merkel au sein du gouvernement. Le parti social-démocrate SPD critique notamment le manque de "transparence" du choix stratégique. Le SPD a aussi pris un virage pacifiste qui s'accommode peu des obligations de l'Allemagne en matière de bombes nucléaires.
Une commande qui fera du bien à Airbus
Le président exécutif d'Airbus Guillaume Faury avait estimé la semaine dernière dans un entretien au magazine allemand Der Spiegel que les Etats européens pourraient aider Airbus en passant de nouvelles commandes de matériel de défense, comme l'avion de combat Eurofighter. D'autant le géant européen a lancé une restructuration dans sa division Defence and Space. Le projet de réduction d'emplois présentés en février aux syndicats prévoit la suppression de 2.362 postes, dont 829 en Allemagne, 357 au Royaume-Uni, 630 en Espagne, 404 en France et 142 dans d'autres pays.
La prochaine commande de 93 Eurofighter est une très bonne nouvelle pour Airbus. "Nous considérons qu'il est absolument nécessaire que l'Eurofighter succède aux Tornado, et non le F-18, avait expliqué Guillaume Faury dans une interview accordée à La Tribune. C'est aussi une question de souveraineté. Nous estimons que ce serait totalement à contretemps que de ne pas choisir l'Eurofighter". D'autres commandes allemande dans la défense devrait gonfler le carnet de commandes d'Airbus en 2020. C'est le cas du contrat ISCAN sur lequel Airbus comptait en 2019, et probablement va venir en 2020. Il y a également le remplacement de la tranche 1 de l'Eurofighter qui devrait aussi avoir lieu. "Et là c'est quelque chose qui nous parait de relativement probable", avait estimé Guillaume Faury. En Allemagne, Airbus a du grain à moudre...
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