Coopérations franco-allemandes : un verre à moitié plein ou à moitié vide pour la France ?

SCAF, Eurodrone, MGCS, Tigre Mark 3, MAWS : deux succès, un sursis et deux échecs. Quand l'Allemagne joue vraiment avec les nerfs de la France.
Michel Cabirol
Trois projets (MGCS, Tigre Mark 3 et MAWS) sur les cinq lancés par Angela Merkel et Emmanuel Macron à l'occasion du conseil des ministres franco-allemand du 13 juillet 2017, sont à l'arrêt, voire pour certains en grand danger.
Trois projets (MGCS, Tigre Mark 3 et MAWS) sur les cinq lancés par Angela Merkel et Emmanuel Macron à l'occasion du conseil des ministres franco-allemand du 13 juillet 2017, sont à l'arrêt, voire pour certains en grand danger. (Crédits : Reuters)

A six mois de l'élection présidentielle française, le bilan de la coopération entre la France et l'Allemagne est bel et bien mitigé. Cette coopération entre Paris et Berlin, rejointe par d'autres pays - l'Espagne pour le SCAF, l'Eurodrone et le Tigre ; l'Italie pour l'Eurodrone - a toutefois engendré quelques déceptions, qui ont été masquées par l'avancée de deux programmes, le Système de combat aérien du futur (SCAF) et le drone MALE européen (Eurodrone). Deux programmes qui restent pourtant en attente d'une notification des contrats industriels, dont ceux pour le SCAF d'une valeur de 2,5 milliards d'euros (phase 1B). En revanche, trois autres projets (MGCS, Tigre Mark 3 et MAWS) sur les cinq lancés par Angela Merkel et Emmanuel Macron à l'occasion du conseil des ministres franco-allemand du 13 juillet 2017, sont à l'arrêt, voire pour certains en grand danger.

"S'agissant des programmes franco-allemands, on m'a récemment demandé si je voyais le verre à moitié plein ou à moitié vide. J'ai répondu que je préfère le voir à moitié plein, au moins pour le programme Eurodrone", a expliqué le délégué général pour l'armement, Joël Barre, le 14 octobre à l'occasion d'une audition à l'Assemblée nationale.

SCAF, un succès qui reste encore à confirmer

Fin août, l'Allemagne, l'Espagne et la France ont signé l'accord intergouvernemental pour la poursuite du programme SCAF, les phases 1B et 2 qui doivent aboutir en 2027 au premier vol d'un démonstrateur. Actuellement, la direction générale de l'armement (DGA), en tant qu'agence contractante, prépare la notification du contrat au nom des trois pays et qui doit être signé par les maîtres d'œuvre des cinq principaux piliers du programme : avion, moteur, cloud de combat, effecteurs déportés et capteurs.

Airbus Allemagne, chargé du cloud de combat et des effecteurs déportés, a déjà signé ses contrats un peu avant les élections allemandes. La coentreprise Eumet, qui réunit Safran Aircraft Engines et l'allemand MTU Aero Engines -, maître d'œuvre du moteur, "ne devrait pas tarder à le signer", a expliqué Joël Barre à l'Assemblée nationale. "Nous attendons la signature de la maison Dassault, maître d'œuvre de l'avion, qui mène des négociations difficiles sur l'organisation et le partage du travail avec ses partenaires principaux que sont Airbus Allemagne et Airbus Espagne, a-t-il par ailleurs expliqué. Nous devons traiter cette difficulté au cours des semaines à venir, pour aboutir mi-novembre à la signature du contrat de la DGA et des contrats afférents qui associent les maîtres d'œuvre à leurs principaux partenaires".

Selon des sources concordantes, les discussions entre Dassault Aviation et Airbus porteraient encore sur deux points majeurs de l'avion de combat (Next Generation Fighter, NGF) : les commandes de vol et la furtivité. Deux dossiers stratégiques pour les deux sociétés dont on aurait pu penser qu'ils avaient été définitivement réglés avant l'été. Y a-t-il eu des incompréhensions des deux côtés, qui aboutissent à une divergence stratégique ? Possible mais les discussions entre Dassault Aviation et Airbus resteraient pour le moment constructives. En tout cas, la ministre des Armées Florence Parly a rappelé début octobre que "le programme SCAF ne peut être mené qu'au niveau européen".

"Plutôt que de dépenser de l'énergie à élaborer un plan B, je préfère donc que l'équipe France se concentre sur le plan A, avait-elle expliqué. Nous avons franchi une étape importante lors du vote du Bundestag, qui nous permet de mettre les industriels au travail. Nous avons deux ans devant nous que nous devons mettre à profit pour tester des méthodes de coordination et de gouvernance".

Eurodrone, l'"arlésienne" sur le point de décoller ?

Sous leadership allemand, le drone MALE européen, qui a déjà trois ans de retard, décollera-t-il un jour ? "Nous sommes sur le point d'obtenir le feu vert des Italiens, après l'examen du projet par le Parlement italien depuis la fin du mois d'août, a expliqué Joël Barre. Nous attendons l'accord de la partie espagnole dans les jours à venir". L'Italie mettra au total 1,9 milliard d'euros sur la table, dont 285 millions sur la période 2021-2023, pour développer et acquérir 15 drones MALE. L'ensemble du programme coûtera au moins 7,6 milliards d'euros, dont 100 millions d'euros financés par l'Union européenne via le programme européen de développement industriel pour la défense (PEDID) pour 21 systèmes et 63 drones. Soit une facture en hausse déjà de 500 millions d'euros par rapport à la volonté de la France (moins 7,1 milliards).

Pour leur part, l'Allemagne et la France ont déjà approuvé le lancement du programme, dont la gestation s'étire en longueur. Une fois le feu vert donné par Rome et Madrid, l'OCCAr (Organisation conjointe de coopération en matière d'armement), en tant qu'agence contractante, pourra notifier le contrat à Airbus Allemagne, qui est le maître d'œuvre en partenariat avec l'italien Leonardo et Dassault Aviation. La Bundeswehr recevra 21 Eurodrone tandis que l'Italie en achètera 15 drones. Enfin, l'Espagne et la France devraient en acquérir chacun 12. L'Allemagne devrait, selon le Bundestag, régler la moitié de la facture du programme.

Par ailleurs, Airbus doit encore sélectionner qui de Safran ou d'Avio (cheval de Troie de General Electric) motorisera le drone européen, qui doit échapper à la réglementation américaine ITAR. L'Italie fait logiquement pression pour Avio. Mais, selon nos informations, le consortium mis en place par Safran offre presque autant de charge de travail à l'Italie avec Piaggio qu'Avio, la filiale de GE, qui propose le moteur Catalyst

Un Tigre aux griffes émoussées ?

Comme souvent, l'Allemagne n'a pas vraiment joué franc jeu avec la France et a plongé Paris, et notamment son armée de terre, dans l'embarras sur le dossier de la modernisation du Tigre (Tigre Mark 3). "La présence de l'Allemagne constitue un enjeu puisque l'équilibre économique du programme ne peut être obtenu qu'avec elle", a souligné le nouveau chef d'état-major de l'armée de Terre, le général Pierre Schill. Mais pour l'heure les Allemands ont indiqué à la France qu'ils n'étaient "pas encore prêts à nous suivre sur le standard 3 de l'hélicoptère de combat Tigre", a confirmé Joël Barre. Résultat, le Tigre pourrait ne pas être aussi redoutable que prévu. "La partie française entend engager ce programme sans dépasser l'enveloppe budgétaire ni le calendrier initialement prévus", a martelé le Délégué général pour l'armement.

Le général Pierre Schill, a également été très clair le 12 octobre lors de son audition devant les députés de la commission de la défense : "Soit l'Allemagne nous rejoint et nous pourrons le réaliser tel que prévu, soit elle ne nous rejoint pas et il faudra redéfinir le standard avec l'Espagne et ne faire passer à ce standard 3 bis ou 4 qu'une partie de nos hélicoptères". Pour l'armée de terre, qui dispose de 42 Tigre HAD, l'hélicoptère de combat français est indispensable sur les théâtres d'opérations. Le programme TITAN doit moderniser "nos capacités les plus décisives comme le char Leclerc ou les hélicoptères Tigre, les feux dans la profondeur ou la défense sol-air", a-t-il rappelé. Ce programme doit être lancé pour être au rendez-vous capacitaire de l'armée de terre en 2028.

En attendant les Allemands, la France prépare le lancement du programme Tigre Mark 3 dans un cadre bilatéral avec les Espagnols. Le Délégué général pour l'armement s'est rendu plusieurs fois à Madrid sans avoir encore "finaliser les conditions de lancement de cette opération avec les Espagnols, tout en laissant la porte ouverte aux Allemands pendant encore quelques mois, jusqu'à la mi-2022". Et d'expliquer les enjeux de cette coopération avec les Espagnols : "Puisque nous perdons une partie des intérêts de la coopération en perdant un partenaire, nous avons demandé à nos partenaires espagnols d'accomplir des efforts, conjointement aux nôtres, en vue d'optimiser encore davantage notre coopération et rapprocher au maximum les configurations des machines française et espagnole, de manière à diminuer les coûts de développement nécessaires. Nous y sommes presque". L'objectif de Joël Barre est de confirmer l'engagement de la France et de l'Espagne sur le Tigre "d'ici à la fin de l'année".

Le MGCS à l'arrêt

Le char franco-allemand du futur (MGCS, Main Ground Combat Systems) est à l'arrêt en attendant la nouvelle majorité allemande. Car le Bundestag n'a pas souhaité financer en juin dernier ce programme avant les élections allemandes de septembre. Résultat, la France et l'Allemagne poursuivent l'étude d'architecture d'ensemble du système, lancée début 2020. "Elle devait s'achever début 2022, mais sera prolongée jusqu'à l'été, le temps de finaliser l'organisation industrielle nécessaire à l'engagement des travaux technologiques", a expliqué Joël Barre. Car, à la demande de l'Allemagne, KNDS, la maison-mère de Nexter et de Krauss Maffei Wegmann, a dû intégrer Rheinmetall.

"L'organisation n'étant toujours pas consolidée, nous avons besoin d'un délai supplémentaire pour y parvenir, d'où la prolongation de l'étude d'architecture système", a précisé le Délégué générale pour l'armement.

Le général d'armée Pierre Schill trépigne mais reste suspendu à la formation du gouvernement allemand. "Dès que la situation politique sera stabilisée dans ce pays, nous devrons absolument relancer notre coopération. Nous avons besoin du MGCS pour succéder au Leclerc. Nous ne sommes pas en retard mais nous devons progresser", a martelé le nouveau chef d'état-major de l'armée de Terre, qui estime que le programme est "important pour nous mais également pour l'armée de Terre allemande".

"Bien que consciente des enjeux industriels autour du projet, l'armée de Terre a un besoin stratégique d'acquérir un MGCS en 2035. Malgré les difficultés souvent inhérentes à un projet conduit en coopération, nous devons rester concentrés sur nos réflexions avec notre allié allemand sur le besoin opérationnel que nous partageons", a insisté le général Pierre Schill.

Le crash de MAWS ?

"Sur ce dossier, nos amis allemands nous ont clairement déçus puisqu'ils ont décidé unilatéralement d'acheter cinq avions P-8A Poseidon de Boeing pour remplacer leurs appareils actuels, en service jusqu'en 2025", a regretté amèrement Joël Barre. Or, la France et l'Allemagne travaillaient ensemble auparavant en vue d'un programme mis en service en 2035. "À cette date, leurs P-8A seront encore en service, a-t-il fait valoir. En conséquence, dans le meilleur des cas, leur décision désynchronisera les calendriers de renouvellement des capacités de nos deux pays".

Que va faire la France ? "Une fois finalisés nos engagements sur l'Eurodrone et le SCAF, nous reprendrons les discussions avec nos amis allemands sur le MAWS", a souligné le Délégué général. Deuxième solution en cas de refus allemand, mener un programme au niveau national. Mais il faut aller vite, a estimé pour sa part le chef d'état-major de la marine, l'amiral Pierre Vandier. "Ce que je peux vous dire c'est que la durée de vie de la turbine Tyne (Rolls Royce, ndlr) de l'Atlantique 2 est bornée. Nous ne disposons donc que de sept ans pour nous décider à lancer un programme de renouvellement de notre PATMAR, qui concourt à la sureté de la Force Océanique Stratégique (FOST). Si les Allemands tergiversent, nous devrons le lancer seuls", a-t-il expliqué.

Dassault ou Airbus pour la plateforme ? "Que l'on continue sous forme de coopération ou sur le plan national, il faut regarder les différentes possibilités de plateformes, et il n'y a pas que Dassault en Europe. On peut aussi envisager des plateformes d'Airbus et même, peut-être, de plus bas niveau en matière de performances, du côté d'ATR, voire de CASA, même si cela ne reviendrait pas du tout à jouer dans la même cour. Laissez-nous le temps de faire les études et les analyses nécessaires. Jusqu'à présent, nous n'avons pas travaillé sur la plateforme en tant que telle", a expliqué Joël Barre. Sur ce programme également, l'Allemagne a sans état d'âme fait boire la tasse aux Français. 

Michel Cabirol

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Commentaires 15
à écrit le 11/11/2021 à 19:43
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Peu probable que des démocraties "clean" comme l'Allemagne, les USA ou l'Australie (sous-marins) veuillent avoir des partenariats avec des personnes pouvant aider un certain type de "commerce" maritime (cf. affaire Kohler).

à écrit le 11/11/2021 à 10:13
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Économiquement (c'est à dire la plus part du temps) l'Allemagne n'agit que pour ses intérêts.. L'Europe ne l'intéresse que pour vendre ce que son industrie produit.. Et tout le monde sait que l'Allemagne ne veut pas d'une Europe de la défense (comme ...

à écrit le 10/11/2021 à 17:05
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Les allemands ont peut-être peur de faire des affaires avec des personnes qui auraient (bien sûr extrêmement peu probable) des activités opaques, comme soupçonné (mais pas prouvé bien sûr) via l'affaire Kohler, entachant peut-être le mandat Macron ? ...

le 11/11/2021 à 7:30
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l'europe vas payer tres cher le coup de vouloir exclure la russie du dialogue pour le fayotage de mme merkel au usa

le 11/11/2021 à 12:20
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Il est vrai que l'affaire Kholer dont les services de renseignements américains doivent parfaitement connaitre les tenants et aboutissants ne peut que rebuter encore plus les investisseurs d'autres pays. Et il y en a tant d'affaires de ce genre qu'il...

à écrit le 10/11/2021 à 13:21
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Et les cocus sont encore une fois les Français 😁 Ils ont donné la moitié de leur industrie d'armement terrestre "Nexter" aux Allemands "KNDS" avec un directeur Allemands. Ils sont a 2 doigts de faire la même chose avec "DASSAULT"... L'Europe de la...

à écrit le 10/11/2021 à 12:14
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Il faut rester réalistes. L'Espagne regarde le F35 et prépare le terrain au prochain gouvernement allemand pour sortir du Scaf. La France restera seule et c'est pas grave mais elle aura perdu des années.

à écrit le 10/11/2021 à 10:31
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Et bien l'Allemagne nous est passé devant en exportation agricole, nous rattrape à grand pas sur le militaire grâce à nos complaisants partenariats/transferts de techno, fait du lobby anti-nucléaire en UE, une des dernières avances française et nous ...

le 10/11/2021 à 11:39
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non l'allemagne ne voit que ses interets au contraire de la france et ses dirigeants qui ne voit que le mondialisation et l'interets du pays passe en dernier

le 10/11/2021 à 12:11
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C'est vrai, ils sont meilleurs dans tous les domaines (meme dans celles où nous étions meilleurs il y a une dizaine d'années) et nous continuons à perdre du terrain. Mais c'est la faut à notre système ultra-social et éducatif et à notre manque de com...

à écrit le 10/11/2021 à 9:21
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IL faudrait condamner pour haute trahison tout ceux qui nous ont jeté dans les bras des allemands.

à écrit le 10/11/2021 à 8:48
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Avec Dassault et le rafale, nous avons un très bon avion polyvalent, pourquoi aller chercher ailleurs ? Macron devrait cesser de commémorer et de s’excuser toutes les cinq minutes et faire du business efficace en vendant notre matériel militaire .

à écrit le 10/11/2021 à 8:34
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Les incantations politiques des deux côtés du Rhin ne servent à rien si dans les faits il n y a pas de contrat…. Il n y a que les français pour y croire …

à écrit le 10/11/2021 à 7:04
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bonjour il me semble que l italie serait plus fiable que l alemagne sur les projets de defence

le 10/11/2021 à 8:30
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ohhh ben oui,,,, voir fincantieri qui taille des croupières à naval group aux 4 coind du groupe malgré un accord de partenariat. c´est du business les bisounours.... la france fait de mettre avec ces accords stratégiques opaques comme pour...

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