Spatial : « Les méga-constellations pourraient potentiellement fragiliser toute l'orbite basse »

Dans une interview exclusive accordée à La Tribune, la présidente de l'ARCEP*, Laure de La Raudière, le président du CNES*, Philippe Baptiste, et le président de l'ADEME*, Sylvain Waserman, estiment qu'il est temps de mesurer l'impact sur l'environnement des méga-constellations, aujourd'hui inconnu. Cette démarche intervient alors que ces projets, reposant sur l'envoi de milliers de satellites, se multiplient, notamment pour des raisons de business mais aussi de souveraineté. Pour sensibiliser les industriels et les pouvoirs publics, les trois institutions organisent, ce lundi, une première conférence à Paris sur le thème : « Satellites et environnement : quand les promesses des mégaconstellations se heurtent aux limites de l’espace ».
De gauche à droite: Philippe Baptiste, le président du CNES, Laure de La Raudière, la présidente de l'ARCEP, et Sylvain Waserman, le président de l'ADEME.
De gauche à droite: Philippe Baptiste, le président du CNES, Laure de La Raudière, la présidente de l'ARCEP, et Sylvain Waserman, le président de l'ADEME. (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - On assiste aujourd'hui à une colonisation de l'orbite la plus proche de la Terre (orbite basse) par les méga-constellations, pour apporter de l'Internet à très haut débit. Des dizaines de milliers de satellites pourraient voir le jour dans les années à venir, contre près de 7.000 aujourd'hui. Ne risque-t-on pas une congestion ? Est-ce viable ?

PHILIPPE BAPTISTE - Effectivement, ce sont des ordres de grandeur que nous n'imaginions absolument pas il y a peu de temps encore. Cela pose de nouvelles questions comme celle de l'hyper trafic sur l'orbite basse. C'est un sujet absolument crucial. Nous avons tous en tête les catastrophes qui pourraient arriver si nous avions trop d'objets incapables de manœuvrer sur cette orbite. C'est potentiellement toute l'orbite basse qui pourrait alors être fragilisée. Nous n'avons pas encore toutes les solutions techniques et règlementaires, mais toutes les puissances spatiales y travaillent. Pourquoi y a-t-il une ruée vers l'orbite basse ? Elle offre plein d'avantages. Elle est notamment moins exposée aux radiations que les orbites plus hautes. Ce qui veut dire que les satellites peuvent être plus simples et, par conséquent, coûtent moins cher. Deuxième avantage : comme cette orbite est proche de la Terre, elle facilite les opérations des satellites tant pour l'observation de la Terre que pour les télécoms. Au contraire de l'orbite géostationnaire, elle exige cependant le lancement de très nombreux satellites. En effet, pour se maintenir en orbite basse, les satellites doivent tourner très vite, et il est indispensable d'avoir une constellation de satellites pour être sûr qu'il est toujours possible d'avoir accès à l'un d'eux à partir d'un point donné de la Terre. Dernier avantage, les lancements réalisés vers l'orbite basse sont beaucoup plus faciles et coûtent moins chers. En revanche, ces satellites sont plus faciles à attaquer par rapport à un satellite géostationnaire.

LAURE DE LA RAUDIÈRE - Il faut d'abord souligner que ces méga-constellations rendent un service de couverture numérique des territoires, notamment dans les zones les plus reculées, et dans certains pays où la connectivité n'est pas bonne. Cela dit, elles génèrent une explosion du nombre de satellites. La constellation américaine Starlink est déjà présente. Il y a aussi la constellation européenne OneWeb. Mais d'autres vont arriver, comme Kuiper, la constellation d'Amazon, ou encore des projets chinois. Nous estimons que les méga-constellations ne peuvent pas se multiplier comme on le voit aujourd'hui. Cela n'a pas de sens eu égard à leur impact sur l'environnement.

SYLVAIN WASERMAN - Au regard de cet embouteillage en orbite basse, nous nous rendons compte que l'espace, qu'on pensait infini et sans limite, ne l'est pas. Lorsqu'on a une ressource finie, il est important de mesurer les conséquences de son exploitation. Sinon nous allons droit dans le mur.

En quoi ces méga-constellations sont-elles utiles ? Quels sont leurs bénéfices ? Il existe, après tout, déjà d'importants réseaux terrestres pour apporter Internet.

PHILIPPE BAPTISTE - Temps de latence faible pour les communications, proximité de la Terre pour l'observation et coûts peu élevés : ces trois éléments sont les atouts des constellations en orbite basse. Ces constellations apportent d'autre part une résilience par rapport aux réseaux terrestres s'ils devaient dysfonctionner en raison d'une attaque ou d'un incident sur des câbles sous-marins. Une partie du trafic perdu pourrait passer par ces constellations, y compris avec des taux de latence bas. Mais il faut également être clair : les bandes passantes fournies par ces constellations, aussi grosses soient-elles, ne sont pas comparables à ce qui est disponible grâce aux réseaux terrestres, par lesquels passe le trafic internet mondial. En revanche, les gouvernements auront la certitude de pouvoir continuer à communiquer de manière sûre, y compris s'il y a des incidents majeurs sur des câbles sous-marins, par exemple. Cela a une grande valeur dans un environnement géostratégique aujourd'hui très, très bouleversé. D'un point de vue business, elles permettent la couverture des zones blanches, qui est un vrai sujet aux Etats-Unis par exemple. Elle est nécessaire à la filière IoT, notamment aux véhicules connectés, puis aux véhicules autonomes. Dernier sujet, la sécurisation des communications. Ces constellations doivent être capables de garantir que les communications ne peuvent pas être écoutées. Ce sera le cas avec la constellation européenne IRIS² qui se développe en un temps record sous l'impulsion du commissaire Thierry Breton.

Il y a pourtant un organisme international qui donne un feu vert aux projets télécoms...

PHILIPPE BAPTISTE - Il régule les fréquences mais pas le nombre de satellites qui seront en orbite. Cette question ne relève pas de son périmètre. Aujourd'hui, nous constatons que bien des acteurs privés se positionnent de manière très agressive, à commencer par SpaceX [la maison-mère de Starlink, Ndlr]. Ils nous garantissent la main sur le cœur qu'il ne faut pas que nous nous inquiétons parce qu'ils sont responsables et s'autoréguleront. Je ne suis pas pleinement rassuré... Nous voyons bien que ces garanties ne peuvent pas suffire. En outre, ces garanties unilatérales ne peuvent pas non plus venir d'un pays ou même d'un continent. Ce sont des discussions qui doivent se mener avec tous les principaux acteurs du spatial (Chine, Europe et Etats-Unis). Ce dialogue n'est pas toujours simple, mais c'est pourtant notre intérêt conjoint. L'Europe, la France en particulier, a un rôle pivot à jouer sur ce dossier.

En quoi ces méga-constellations sont-elles préoccupantes pour l'environnement et sources de pollution ?

PHILIPPE BAPTISTE - L'impact de la filière spatiale sur notre planète ne se résume pas à ce sujet. Comme pour toute activité industrielle, il faut regarder l'impact de toute la chaîne : fabrication des satellites et des lanceurs, lancements... On pense spontanément aux lancements avec le rugissement spectaculaire des lanceurs, mais paradoxalement l'impact est finalement très marginal. Le lancement d'une Ariane 5 du Centre spatial guyanais [CSG, Ndlr] représente l'équivalent de quelques allers retours Paris-New York en avion. C'est pour cela que nous devons travailler sur la chaîne de valeur. Par exemple, à Kourou en Guyane, nous investissons beaucoup pour verdir l'alimentation énergétique de la base en installant des panneaux photovoltaïques et en produisant de l'hydrogène vert. Il y a également la question de la pollution de l'orbite et de son impact. La pollution visuelle a un vrai impact pour les astronomes amateurs et sur la qualité de l'observation du ciel. Mais il existe un gros travail qui est en cours de la part des constructeurs de satellites en vue de réduire cette nuisance. Il ne faut pas non plus oublier que les satellites en fin de vie vont se désintégrer au moment de leur rentrée dans l'atmosphère. L'impact environnemental est relativement ténu par rapport à l'ensemble des activités humaines, mais il ne faut pas le sous-estimer. C'est notre responsabilité de le réduire.

SYLVAIN WASERMAN - Les constellations sont d'abord consommatrices de matière, d'énormément d'énergie, et émettent du CO2. C'est le cas quand vous produisez un satellite et quand vous le lancez. Voilà pourquoi nous souhaitons mesurer et objectiver cet impact carbone. Il n'existe pas, à ce stade, d'étude sérieuse qui permette de le savoir, et du coup d'imaginer des solutions.

LAURE DE LA RAUDIÈRE - Outre la consommation de ressources, les constellations génèrent de la pollution lumineuse [dénoncée par les astronomes, Ndlr] et bien sûr des débris. Je pense qu'il est intéressant de se demander quel est l'impact environnemental d'une connexion satellite et de le comparer à celui d'une connexion ADSL, en fibre optique ou mobile. Dans le cadre de nos missions et nos travaux sur l'empreinte environnementale du numérique, nous n'avons pas la base légale pour collecter toutes les données dont nous avons besoin auprès des acteurs du satellite, dont Starlink.

SYLVAIN WASERMAN - L'accès aux données est essentiel. Notre démarche est double. A l'ADEME, notre souhait est de pouvoir à terme travailler sur le coût des méga-constellations en matière d'impact carbone. Mais aussi sur les opportunités offertes par cette filière pour lutter contre le réchauffement climatique.

Comment rendre cette industrie satellitaire plus vertueuse d'un point de vue environnemental ?

SYLVAIN WASERMAN - Les pistes sont extrêmement concrètes. Nous pouvons travailler sur la diminution de la consommation de certaines ressources. C'est ce que nous faisons déjà dans beaucoup de domaines, de l'industrie automobile à l'aéronautique. Nous travaillons, par exemple, déjà avec le centre spatial de Kourou sur un projet de production d'hydrogène vert, qui alimentera la mobilité lourde sur le site, mais aussi la propulsion de la fusée.

LAURE DE LA RAUDIÈRE - Nous souhaitons faire, avec l'industrie spatiale, ce que nous avons fait en 2019, quand nous avons lancé notre initiative visant à évaluer l'impact environnemental du numérique. A l'époque, nous avons commencé par tirer la sonnette d'alarme, en expliquant qu'il y avait un enjeu, et qu'il était nécessaire de travailler dessus. Nous avons ensuite cherché à mettre tous les acteurs autour de la table, ce qui est le sens, aujourd'hui, de notre démarche avec l'ADEME et le CNES. Enfin, nous avons fait des études sur l'impact environnemental du numérique pour avoir des données précises, et savoir où agir en priorité. D'un point de vue réglementaire, il y a aussi des choses à faire. Nos travaux pourraient accoucher de nouvelles exigences environnementales en France et en Europe. Au bout du bout du processus d'attribution de fréquences, nous pourrions, par exemple, disposer de moyens juridiques pour décider de ne pas attribuer de fréquences à un opérateur parce que la fabrication du satellite ou son lanceur ont un impact environnemental trop important. Nous nous positionnons comme un lanceur d'alerte afin que les choses bougent.

Aujourd'hui, les méga-constellations sont fabriquées en dehors de l'Europe, aux Etats-Unis voire en Chine. Comment espérez-vous contraindre et réguler des acteurs qui se situent en dehors de votre juridiction ?

PHILIPPE BAPTISTE - La France a adopté en 2008 une loi très importante sur les opérations spatiales pour mettre en place un certain nombre d'exigences, dont des mesures anti-collisions en orbite. Nous avons demandé aux constructeurs de garder des ergols pour désorbiter proprement un satellite. Nous sommes très en avance par rapport au reste du monde. Cette loi s'applique non seulement à la France mais comme tous les lanceurs européens s'envolent du territoire national (Kourou), elle s'applique de fait à toute l'Europe spatiale. Au-delà, la clé réside dans la coopération internationale. Il faut que l'Union européenne, les Etats-Unis et la Chine négocient probablement au niveau des Nations Unies un accord international pour réguler l'orbite basse. C'est indispensable de parvenir à un tel accord. Pour l'instant, on n'y est pas encore.

SYLVAIN WASERMAN - En matière d'environnement, regardez ce que nous avons fait avec les voitures électriques. Nous avons commencé par leur attribuer des bonus écologiques, en se disant que leur impact carbone était moindre que les voitures roulant au diesel. Mais nous avons constaté que cette démarche n'était pas la plus pertinente. La production représente 80% de l'empreinte carbone d'une voiture électrique. On s'est alors demandé s'il était normal d'attribuer un bonus à une voiture fabriquée en Chine, avec de l'électricité hyper-charbonnée... La France a finalement développé une méthodologie pour classifier chaque véhicule en fonction de son empreinte carbone, en intégrant son lieu de fabrication. Résultat, au 1er janvier, certains véhicules électriques auront un bonus écologique parce qu'ils ont été produits de manière décarbonnée. D'autres non. Tant que vous ne disposez pas d'évaluation fine de l'impact carbone, vous ne pouvez rien décider. C'est un point central. Sans cela, aucun décideur politique ne peut dissocier le vertueux du non-vertueux. Or tout ne se vaut pas. Si Ariane 6 décolle avec de l'hydrogène vert, elle ne sera pas équivalente à une autre fusée, aux performances similaires, mais plus polluante.

LAURE DE LA RAUDIÈRE - Il se trouve, aussi, que le marché européen est l'un des plus gros pour les méga-constellations. Il est essentiel, d'un point de vue économique, pour tous ces acteurs. L'enjeu est d'arriver, au niveau européen, à mettre en place des mécanismes vertueux, soit par le biais de subventions, soit en attribuant des fréquences de manière différenciée, en refusant des acteurs qui ne respectent pas certaines normes environnementales.

Ne sera-t-il pas difficile de convaincre les autres pays européens d'adopter ces nouvelles normes ?

LAURE DE LA RAUDIÈRE - Quand nous nous sommes intéressés à l'impact environnemental du numérique, nous avons commencé à travailler sans avoir en tête des normes qui allaient s'appliquer à tous. Ce n'était pas l'objectif. Nous voulions mesurer cet impact et comprendre ce qui se passait. Nous avons ensuite fait de la pédagogie au niveau européen, au sein du Berec, l'organe réunissant les régulateurs européens des télécoms. Nous avons présenté nos travaux, et expliqué que si le numérique contribue, avec ses innovations, à lutter contre le réchauffement climatique, il ne pouvait s'exonérer d'efforts de sobriété. Notre position est désormais partagée au sein du Berec, ce qui permet de faire pression, politiquement, auprès de la Commission européenne. Nous voulons faire pareil dans notre démarche sur les satellites et l'environnement. C'est une très bonne chose que les trois institutions françaises que sont le CNES, l'ARCEP et l'ADEME souhaitent porter ce sujet.

SYLVAIN WASERMAN - Il ne faut pas non plus, sous-estimer le pouvoir d'influence de la France sur l'Union européenne. Celui-ci est important. Et lorsque l'UE prend des décisions, celles-ci structurent les marchés, y compris à l'échelle mondiale. Le marché européen, de par sa taille, intéresse tout le monde.

En face de ces préoccupations environnementales et des conséquences d'une congestion des orbites basses, s'opposent des intérêts économiques et de souveraineté technologique. Toutes les grandes puissances, y compris l'Europe, veulent leur constellation pour ne pas dépendre de constellations étrangères... Comprenez-vous ces préoccupations ? Est-il possible de trouver un point d'équilibre ?

SYLVAIN WASERMAN - Chacun doit être à son juste rôle. Nous ne sommes pas législateurs, nous ne décidons pas de ça. Nous, notre point, c'est qu'il est urgent d'éclairer la décision publique, parfois même de l'inspirer, et de lui donner les outils pour prendre ses décisions. J'ajoute que si on veut privilégier une constellation européenne plutôt qu'une constellation américaine ou chinoise, sans se fracasser sur les règles de l'OMC, le meilleur levier pour y arriver serait, peut-être, précisément, de réglementer les acteurs en fonction de leur impact carbone.

LAURE DE LA RAUDIÈRE - Notre rôle n'est pas de faire cet arbitrage, mais d'être un expert neutre au service des débats publics. C'est pourquoi nous tirons la sonnette d'alarme sur le fait que la multiplication des satellites présentent des enjeux environnementaux majeurs.

PHILIPPE BAPTISTE - Les constellations en orbite basse sont aussi au service de l'observation de la Terre et du climat. Elles nous fournissent des mesures qu'on n'aurait pas en étant très loin : demain nous aurons la mesure en temps réel des émissions de méthane, des émissions de CO2 de chaque site industriel partout dans le monde. Toutefois, au risque de forcer le paradoxe : on a naturellement une question sur l'impact des activités spatiales sur le développement durable, mais en même temps ces activités spatiales sont aujourd'hui indispensables pour mesurer les activités humaines sur Terre, et mieux comprendre les changements climatiques. Et elles le seront encore plus demain. Il y a donc un équilibre à trouver entre ces deux nécessités. L'architecture sobre de la constellation sécurisée européenne IRIS² est un bon exemple de cet équilibre. Nous pouvons retirer tous les bénéfices de l'orbite basse sans avoir pour autant un projet avec 30.000 satellites.

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ADEME : Agence de l'environnement et de la maîtrise de l'énergie
ARCEP : Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse
CNES : Centre national d'études spatiales

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Commentaires 2
à écrit le 20/11/2023 à 8:24
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Tout ce que le système marchand touche pourri irrémédiablement.

à écrit le 20/11/2023 à 7:21
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Bonjour, l'apparition de constellation privée pose la question de la diffusion de l'information dans les mains d'opérateurs privée... Donc certains envois des messages pour reduire les risques de saturations des orbite basse.. La question n'est ...

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