Les semaines passent, sans que les tensions entre les agriculteurs et les industriels d'une part, et les distributeurs de l'autre, se désamorcent. Deux mois après la décision du gouvernement de convoquer de nouveau les acteurs de la chaîne alimentaire autour de la table, pour mettre à jour les résultats des négociations commerciales annuelles sur les marques nationales conclues une quinzaine de jours plus tôt, le 1er mars, le dialogue semble s'enrayer.
"Il n'est pas admissible (...) que les enseignes continuent de gagner du temps pour ne pas boucler les négociations", a dénoncé la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (Fnsea) dans un communiqué le 11 mai, à la veille de la réunion d'un énième comité de suivi de ces négociations, censé mettre la pression aux distributeurs et faciliter la compréhension mutuelle. "L'heure n'est plus aux discussions, il faut acter les renégociations (...)", conclut le syndicat, qui fixe la une "date butoir non négociable" au risque "-si elle n'est pas respectée - de mettre en danger toutes nos filières et par conséquent l'approvisionnement des Français": la fin du mois de mai.
Des négociations conclues en février déjà caduques
Frappés par la hausse des prix des matières premières et des industriels, les transformateurs de produits alimentaires demandaient en effet aux distributeurs, dès la fin de l'année dernière, des hausses de leurs tarifs de plus de 6%. En moyenne, ils n'ont finalement obtenu qu'environ 3%, selon une estimation encore temporaire du ministère de l'Agriculture.Un résultat certes inédit, étant donné que ces négociations se terminaient depuis des années par des baisses de prix. Mais clairement insuffisant pour les industriels frappés par une hausse des coûts qui s'est amplifiée avec la flambée de l'inflation depuis le début de la guerre en Ukraine, qui a amplifié l'inflation.
Selon un document de l'Établissement national des produits de l'agriculture et de la mer (FranceAgriMer), consulté par La Tribune, présenté lors du comité de suivi des négociations commerciales qui s'est tenu le 12 mai sous la présidence du médiateur des relations commerciales agricoles, Thierry Dahan, les cours des matières premières agricoles ont ainsi crû de 9% entre février et mars 2022, alors que ceux de l'énergie et des fertilisant ont grimpé respectivement de 18% et de 30%. Et malgré un ralentissement progressif de ces hausses, les prix "devraient rester durablement élevés, prévoit l'établissement", jusqu'en 2023-2024. Les coûts industriels non agricoles, eux, avaient déjà crû significativement avant la guerre: entre mars 2021 et 2022, de 13,2% pour les emballages en plastique, 20,5% pour les emballages en carton, 68,5% pour l'aluminium, selon le même document.
Une situation exceptionnelle
A la mi-mars, le gouvernement a donc demandé aux industriels et aux distributeurs de se remettre autour de la table. Et selon un acteur de la grande distribution, depuis, les demandes des industriels ne cessent d'affluer, proposant des hausses "à deux chiffres" qui peuvent atteindre jusqu'à 25%. D'après l'Association nationale des industries alimentaires (ANIA), principale organisation de l'agroalimentaire, qui a publié un communiqué le 28 avril, neuf industriels sur dix subissent des difficultés d'approvisionnement, tant sur les matières premières agricoles que sur les intrants industriels comme les emballages.
"Les demandes de hausses atteignent des niveaux jamais connus. La situation, exceptionnelle, remet en cause les repères habituels", reconnaît-on au ministère de l'Agriculture.
Or, malgré ce contexte inédit, tout le monde ne joue pas le jeu, dénonce-t-on des deux côtés. Et ce malgré la signature par les représentants de l'ensemble des acteurs concernés, début avril, d'une charte promue par le ministère de l'Agriculture, engageant les distributeurs à rouvrir les négociations même lorsqu'ils n'y sont pas obligés, ainsi qu'à accepter un moratoire sur les pénalités logistiques face aux difficultés engendrées par les désordres dans les chaînes d'approvisionnement internationales, et les industriels, en contrepartie, à la plus grande transparence concernant les hausses de leurs coûts de production.
Une "question de survie" pour le maillon industriel de l'agroalimentaire
"A l'exception de quelques filières et enseignes, les négociations sur les produits des marques nationales n'avancent pas", déplore Jérôme Foucault, président de l'Association des entreprises de produits alimentaires et élaborés (Adepale), pour qui les entreprises transformatrices de produits frais commencent à perdre de l'argent, et celles de produits secs épuisent leurs stocks.
"Certains de nos membres nous disent perdre un million d'euros par mois. Les risques d'un arrêt des livraisons et d'une baisse de l'activité engendrant du chômage partiel sont concrets", met-il en garde.
Alors que l'on sait que l'inflation des coûts de production durera pour plusieurs années, l'enjeu est donc de soutenir le maillon industriel de la filière alimentaire française, plaide le président d'Adepale.
"Pour les industriels, dont les marges, de 2-2,5% en moyenne, sont déjà faibles, obtenir ces hausses est en effet une question de survie", estime le ministère de l'Agriculture, qui craint des arrêts de la production et des licenciements.
Le risque serait alors également celui d'un accroissement des importations, avec comme conséquence, en plus des pertes d'emplois, une dégradation de la balance commerciale comme du bilan carbone français, souligne la présidente de la Fnsea, Christiane Lambert.
Une inflation plus contenue en France qu'ailleurs
La seule solution est donc, selon les agriculteurs et les industriels, d'assumer une hausse des prix en rayon.
"En mars, en France, l'inflation des produits alimentaires sur un an n'a atteint que 3,4%, contre 5,8% en moyenne dans la zone euro", note Christiane Lambert, citant FranceAgriMer.
Elle déplore un "dysfonctionnement de la chaîne alimentaire française conduisant des entreprises à la faillite". D'autant plus que "les niveaux d'augmentation des prix nécessaires pour assurer des revenus suffisants aux producteurs seraient loin d'être insupportables", ajoute Christian Lambert, rappelant l'exemple de la marque C'est Qui Le Patron qui, pour le lait, les a chiffrés à quelques euros par an.
Afin d'aider les ménages les moins aisés à faire face à ces hausses, la Fnsea prône également la mise en place d'un chèque alimentaire de 3-4 euros par jour destiné à 5,5 millions de personnes en situation de précarité. Une proposition soutenue aussi par Emmanuel Macron, et sur laquelle le gouvernement travaille depuis presque deux ans, mais dont le modèle et les modalités de mise en œuvre restent à définir, et dont les coûts pourraient dépasser 4 milliards d'euros.
La distribution inquiète pour ses volumes de ventes
Mais les distributeurs, qui depuis des années ont engagé une guerre des prix et s'affichent en défenseurs du pouvoir d'achat des consommateurs, craignent qu'une inflation élevée -généralisée de surcroît- ne cause une chute de leurs ventes. "Depuis deux mois, nous constatons une baisse de la consommation de produits alimentaires et d'hygiène. Et les ventes de nos premiers prix ont crû de 20%", note l'acteur de la distribution sus-cité, qui constate également "une forte accélération du phénomène" tout au long des dernières semaines. Un phénomène corroboré par la montée des enseignes discount, qui continuent de grignoter des parts de marché.
"Or, alors qu'aujourd'hui les prix en rayon n'ont crû que de 3-4%, dès septembre l'inflation pourrait atteindre 10%", prédit-il.
Et "ce qui fait la force de la distribution, ce sont les volumes", explique la même source, en rappelant que, si selon l'Observatoire des prix et des marges, les marges brutes de la grande distribution s'élèvent à 25%, celles nettes (après coûts du personnel, de la logistique etc.) sont de 1%. "Sans ces volumes, on n'y arrivera pas", craint-il.
"Alors qu'avec les PME la discussion est très simple, avec les plus grands groupes, nous peinons en outre à obtenir davantage de transparence sur les causes de ces hausses", ajoute-il. Une demande de transparence qui selon le ministère de l'Agriculture vise toutefois à accepter ces augmentations le plus tard possible, et qui selon Jérôme Foucault est souvent abusive, puisqu'elle implique une rupture du secret des affaires.
Le pire attendu à l'automne
Quelles que soient les avancées que les industriels et les agriculteurs arriveront à obtenir dans les prochaines semaines -et qui seront difficiles à quantifier, souligne le ministère de l'Agriculture, car si la loi impose une réponse aux demandes de renégociations dans le mois, celles-ci ne sont pas soumises à un calendrier collectif comme les premières négociations qui se sont achevées le 1er mars- , tout le monde est toutefois conscient que ce chantier des renégociations des tarifs des industriels restera ouvert encore pour longtemps.
"Il faudra renégocier tous les mois ou tous les deux mois", estime Christiane Lambert, pour qui on est désormais entré dans une "économie de guerre".
"Le plus dur viendra à l'automne" reconnaît notre acteur de la grande distribution, évoquant aussi les effets encore difficiles à estimer de la sécheresse, de la grippe aviaire et de la suite de la guerre en Ukraine.
Le comité de suivi du gouvernement devrait d'ailleurs continuer de suivre le dossier au moins jusqu'à ce moment, selon le ministère de l'Agriculture, indépendamment de la configuration du nouvel exécutif.
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