
Alors que le rapport parlementaire sur les raisons de la perte de la souveraineté énergétique de la France, rendu public en fin de semaine dernière, tape sans ambages sur trente ans de « divagations politiques » et « d'errements [...] mortifères » pour la filière nucléaire, les réactions suscitées par l'épais document s'avèrent tout aussi virulentes. « Approximatif », « superficiel », « inutile » voire « bourré d'inepties » et « bâclé » : depuis jeudi, les critiques fusent de la part de nombreux experts, y compris les plus favorables à l'atome civil. Au point que certains d'entre eux accusent les députés d'être passés à côté du sujet, en tombant à leur tour dans les biais qu'ils dénoncent.
« Après plus de 150 heures d'auditions, on revient finalement sur les intentions premières du président de la commission d'enquête [Raphaël Schellenberger, LR, ndlr], avec un portage très politique », glisse Nicolas Goldberg, consultant énergie chez Colombus Consulting.
Plutôt que de chercher des solutions concrètes, l'exercice aurait même tourné au règlement de comptes, de manière à « pointer du doigt les coupables du passé, sans regarder vers l'avenir », estime Andreas Rüdinger, coordinateur sur la transition énergétique en France à l'Iddri (Institut du développement durable et des relations internationales).
« On avait des attentes très élevées après les auditions, dont certaines étaient passionnantes. Mais cela aboutit à des propositions "bateau" auxquelles tout le monde avait déjà pensé, avec très peu de chiffres ou d'infographies », ajoute Sayah El Hajji, doctorant en physique appliquée et adhérent aux Voix du nucléaire.
Peu de rétrospective sur les errements dans les renouvelables
Il faut dire que, dès le départ, la résolution des Républicains réclamant la création de la fameuse commission d'enquête donnait la couleur : « Le naufrage de la politique énergétique du président de la République est total », écrivaient-ils, bien résolus à dénoncer l'« idéologie » anti-nucléaire d'anciens décideurs. « Cela a surtout servi à taper sur les précédentes administrations », souligne Ludovic Leroy, ingénieur et formateur dans l'énergie. Jusqu'à « raviver les clivages entre pro-nucléaires et pro-renouvelables, avec très peu de réponses opérationnelles sur ce qu'il faut faire dans les quatre à cinq ans », considère Andreas Rüdinger.
Pourtant, l'une des principales « erreurs » pointées par le rapport a été « d'opposer les énergies renouvelables et le nucléaire ». Reste que celui-ci se concentre en très grande majorité sur l'atome, « clef de voûte de la souveraineté »... qui ne représente pourtant que 17% de la consommation finale d'énergie dans l'Hexagone. « C'est un biais très français dès qu'on parle d'énergie : la majorité a les yeux rivés sur ce sujet », note Nicolas Goldberg.
Résultat : « Il n'y a pas le début d'une démarche similaire pour comprendre les difficultés des énergies renouvelables, et si elles sont liées à une faiblesse des signaux politiques », regrette Andreas Rüdinger. Contrairement à leur réquisitoire contre les décisions politiques sur l'atome civil, les députés se contentent en effet de critiquer le manque de stratégie et de filières industrielles locales pour les panneaux solaires et les éoliennes...sans revenir réellement en détail sur les raisons de ces lacunes, et en ne présentant aucun plan ambitieux pour y remédier.
« Lors des auditions, les industriels, politiques et experts se sont enchaînés afin de décortiquer les décisions sur le nucléaire. Mais sur les renouvelables, seul un dirigeant du secteur a été écouté, Bruno Bensasson, DG d'EDF Renouvelables », signale Andreas Rüdinger.
Or, la France accuse un retard conséquent en la matière, avec un nombre insuffisant de capacités installées par rapport à ses objectifs, et un manque criant de souveraineté en matière de raffinage et d'assemblage des composants, des activités concentrées notamment en Asie. Ce qui pose problème alors que les premiers réacteurs nucléaires EPR2, s'ils voyaient le jour, n'arriveraient pas avant 2035 au mieux.
Une occasion manquée de questionner la demande
Même constat sur les énergies renouvelables thermiques, pourtant mises en avant par Raphaël Schellenberger dans ses différentes interventions publiques. « Il y a un réel manque dans le document sur cette question. Il aurait été intéressant d'interroger GRDF ou des associations d'agriculteurs méthaniseurs, par exemple, pour dégager des pistes d'action », estime Nicolas Goldberg. « Le rapport évoque vaguement la chaleur renouvelable, en citant certains ministres sur le doublement du Fonds chaleur [un dispositif de soutien financier au développement de la production renouvelable de chaleur géré par l'Ademe, ndlr], mais ça ne va pas plus loin », abonde Andreas Rüdinger.
Par ailleurs, les députés éludent presque complètement la question de la maîtrise de la demande, en se concentrant sur l'offre.
« Cela fait pourtant partie des axes de souveraineté énergétique, alors qu'on compte toujours 5 millions de passoires thermiques dans le pays, et 3 millions de Français qui se chauffent au fioul, ce qui est là aussi une exception française », précise Nicolas Goldberg.
En fin de semaine dernière, la présidente de la Commission de régulation de l'énergie (CRE), a d'ailleurs affirmé qu'il fallait « considérer les trajectoires de consommation et de demande avec le même intérêt que les enjeux de production d'énergie ». Mais si l'Ademe, dont le cœur de métier est la gestion de la demande énergétique, a bien été convoquée par les parlementaires, son audition a tourné en « procès », affirme Nicolas Goldberg. « Derrière la fin de la croissance de la production d'énergie, se cache la fin de notre modèle social », avait coupé court Raphaël Schellenberger lors de la conférence de presse organisée à l'occasion de la publication du rapport, jeudi dernier.
Confusions techniques
Et ce focus sur le nucléaire peine à cacher une faiblesse d'analyse sur d'autres secteurs considérés comme cruciaux à l'avenir. Y compris sur l'hydrogène, peu évoqué dans le document, et en des termes « pour le moins étranges », relève Ludovic Leroy.
« Il est écrit que "la production d'énergie à partir d'hydrogène pourrait être quasiment inépuisable s'il est produit en quantités suffisantes". C'est à se demander s'ils ont compris quelque chose au sujet », tacle l'ingénieur.
Dans un encadré, les parlementaires écrivent même que c'est une « molécule très abondante dans l'environnement », faisant ainsi la confusion avec l'atome (H). « Si la molécule (H2) était très abondante, ça règlerait la plupart des problèmes liés à la transition énergétique ! », ironise Ludovic Leroy.
Même conclusion sur la chaleur, le facteur de charge ou encore la tension électrique, dont les définitions n'ont « ni queue ni tête », estime-t-il. « Ils auraient quand même pu se faire relire par un scientifique », glisse Sayah El Hajji.
Un flou autour de l'ARENH
Surtout, les approximations ne s'arrêtent pas là. Car le rapport « concentre énormément de contradictions » dans l'une de ses propositions phares, la suppression de l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (ARENH), pointe Nicolas Goldberg.
Concrètement, ce mécanisme oblige EDF à vendre chaque année 100 térawattheure (TWh) de sa production aux fournisseurs alternatifs, au prix (très bas) de 42 euros le mégawattheure (MWh), afin de partager la rente du nucléaire et d'en faire profiter les consommateurs. Qualifié de « poison » par l'ancien PDG d'EDF, Jean-Bernard Lévy, le dispositif est sous le feu des critiques depuis plusieurs mois - ce qui n'a pas empêché l'exécutif d'augmenter, début 2022, le volume d'électricité demandé à l'entreprise, malgré les difficultés rencontrées sur son parc atomique. Mais si le mécanisme est loin d'être parfait, le supprimer purement et simplement sans proposer d'alternative, comme le demandent les parlementaires, « ne règlera rien », estime Nicolas Goldberg.
« Celui-ci devrait être compensé par des crédits budgétaires, ce qui coûterait très cher aux contribuables, en plus des dizaines de milliards du bouclier tarifaire », rappelle-t-il.
Sur ce sujet pour le moins technique, la confusion règne. Alors que le rapporteur, Antoine Armand (Renaissance), a confirmé que la suspension de l'ARENH coûterait « plusieurs dizaines de milliards d'euros à l'Etat », le président, Raphaël Schellenberger, a souligné dans un entretien à Contexte que celle-ci pouvait finalement « ne rien coûter ».
« Il est frappant, à la lecture du rapport, de constater qu'ils n'y comprennent pas grand-chose. Ils n'évoquent même pas des notions fondamentales comme l'écrêtement [la restitution par les fournisseurs de leurs droits à l'ARENH quand la demande totale dépasse le seuil réglementaire, ndlr] ou le principe de contestabilité [qui fait que le volume d'ARENH est répliqué dans le tarif réglementé de vente d'EDF, ndlr]. C'en est risible », glisse un analyste des marchés de gros de l'électricité ayant requis l'anonymat.
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D'autant que les justifications paraissent, elles aussi, bancales. Car dans un second temps, les parlementaires nuancent leurs propos, écrivant qu'il « apparaît fort exagéré de la part d'EDF [...] d'imputer la responsabilité de son endettement au seul dispositif de l'ARENH », et rappelant que « la CRE a indiqué au rapporteur que le mécanisme de l'ARENH avait joué un rôle de protection essentiel avant et pendant la crise énergétique pour l'ensemble des consommateurs français ».
Vision simplifiée du marché de l'énergie
Et ce flou s'étend à l'ensemble du fonctionnement du marché européen de l'électricité. Car les députés plaident pour une « décorrélation du prix du gaz et de l'électricité », quitte à remettre en cause le système de vente aux enchères quotidiennes sur les bourses d'échange. Or, renoncer à ce principe est « aujourd'hui inaudible », affirme-t-on chez RTE, le gestionnaire français du réseau électrique à haute tension, puisqu'il permet une « optimisation efficace des ressources » sur le court terme, et « a prouvé sa robustesse en situation de crise ».
« On retrouve tous les écueils traditionnels des réflexions simplistes sur le marché, notamment le fait de s'en prendre au coût marginal en pensant que ça corrèle automatiquement les prix du gaz et de l'électricité. Alors que c'est la condition nécessaire pour équilibrer le système électrique », assure l'analyste ayant demandé l'anonymat.
Le gouvernement a d'ailleurs longtemps blâmé ce système, cherchant un coupable idéal... avant d'admettre qu'aucune alternative n'assurerait mieux la sécurité d'approvisionnement au jour le jour. Or, le rapport propose même, pour en « sortir », d'imiter les Espagnols et les Portugais en subventionnant massivement les centrales à gaz - une option là aussi un temps explorée par l'exécutif. « Mais cela fait des mois que les experts s'accordent à dire que c'est inapplicable en France, et que ça finirait par aggraver la crise », souffle Andreas Rüdinger.
Sur le nucléaire, une stratégie déjà engagée
Au final, dans sa recherche d'un responsable, le rapport omet de s'attaquer aux errements de la filière nucléaire elle-même. « La corrosion sous contrainte observée sur le parc, qui a abouti à fermer de nombreux réacteurs, ce n'est clairement pas la responsabilité du politique. N'importe quel ingénieur vous dira que ces courbes de charge posent question », souligne Ludovic Leroy.
« Le défaut de production de cet hiver n'a rien à voir avec la politique. Sauf, bien sûr, pour la fermeture de la centrale de Fessenheim, mais son fonctionnement n'aurait pas évité la crise. [...] J'ai peur que l'on retienne de tout ça que c'est la faute aux politiques uniquement. Ils ont une part de responsabilité, mais ils ne sont pas les seuls ! », abonde Nicolas Goldberg.
Surtout, la plupart des solutions préconisées se trouvent déjà dans les tuyaux. Comme la mise en place d'une programmation énergétique sur 30 ans, une reprise des réflexions sur la fermeture du cycle des réacteurs nucléaires, la révision du marché de long terme de l'électricité ou le lancement d'une alliance du nucléaire en Europe. « Sur ces sujets, l'exécutif a déjà changé complètement de braquet », rappelle Nicolas Goldberg. « Ce travail aurait été utile il y a quatre ans », ajoute Sayah El Hajji. Alors que le vent a tourné, le document, focalisé sur un récit des erreurs passées autour de l'atome, risque donc d'avoir l'effet d'un coup d'épée dans l'eau.
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