LA TRIBUNE - Dans un post de blog publié en avril, Amazon ne parle presque que de votre startup, Alice & Bob, en expliquant pourquoi il choisit la même technologie que vous pour construire son propre ordinateur quantique. Comment réagissez-vous à cette concurrence frontale de l'une des entreprises les plus puissantes au monde ?
THEAU PERRONIN - C'est à la fois une reconnaissance majeure du potentiel de notre technologie, et une pression. Une reconnaissance car jusqu'à ce que mon associé, Raphaël Lescanne, démontre l'an dernier l'intérêt de notre technologie de qubit supraconducteur dans un article scientifique pionnier, Alice & Bob était considérée comme une curiosité académique. Par conséquent, voir l'un des géants de la tech, doté d'ambitions sérieuses dans le quantique, reprendre quasi-exactement notre approche, est une fierté qui nous place en pleine lumière et va nous aider à accélérer. Le revers de la médaille, c'est qu'Amazon se positionne comme un concurrent direct d'Alice & Bob. Sa puissance financière est sans commune mesure et Amazon dispose également d'une équipe de top niveau, composée d'une centaine de scientifiques, dont des stars comme le physicien John Preskill.
Mais nous sommes malgré tout sereins car les choses sont un peu différentes dans le quantique. Tout le monde en est au stade de la recherche et des expérimentations, et sur cette technologie précise, nous avons une avance technologique sur Amazon. Nous avons aussi les meilleurs spécialistes du sujet, puisque nous sommes les précurseurs de cette approche. Créer un qubit logique -ou parfait, sans erreur-, c'est une véritable aventure technologique, du calibre d'un prix Nobel, qui nécessite bien plus que des poches pleines. La véritable barrière à l'entrée, ce sont les talents.
Pourquoi votre approche était-elle considérée comme une "curiosité académique" ?
Dans la course au premier ordinateur quantique, la plupart des acteurs, que ce soit des géants comme Google ou IBM, ou des startups comme nous, veulent réussir à créer le premier qubit "logique", c'est-à-dire sans erreurs. Car si certains, comme Google, ont déjà réussi à faire des calculs quantiques, le taux d'erreur est si fort qu'on est encore très loin d'atteindre ce que nous promet l'informatique quantique, c'est-à-dire explorer, de manière simultanée, une infinité de possibilités mathématiques, là où l'informatique classique doit explorer ces pistes les unes après les autres. Or, si ce taux d'erreur est si fort, c'est parce que les qubits -les bits quantiques, qui sont à la fois 0 et 1 là où le bit classique est 0 ou 1- sont imparfaits. Il est très difficile de rester à l'état quantique, la moindre perturbation engendre des erreurs. Aujourd'hui, les meilleurs qubits font une erreur toutes les 1.000 opérations. Pour vous donner une idée, c'est 10 milliards de milliards d'erreurs de plus qu'un ordinateur classique. La superpuissance du quantique est donc totalement inutile tant qu'on ne saura pas protéger la cohérence du qubit pour éviter les erreurs.
C'est là que nous entrons en scène. Alice & Bob empêche ces erreurs de se produire, de manière automatique. Pour faire une analogie avec la machine à vapeur, nous fabriquons l'équivalent quantique du régulateur de watts. Notre approche est de "stabiliser" les qubits, de manière autonome, pour éviter que des perturbations extérieures perturbent les calculs et engendrent des erreurs. Nous avons créé un composant pour y parvenir, baptisé Asymmetrically Twisted SQUID (ATS). Il corrige l'un des deux types d'erreurs qui peuvent se produire sur un bit quantique, au moment du retournement d'état quantique (ou bit flip). Nous sommes les premiers à le faire, et de manière automatique. Puisque nous corrigeons un des deux types d'erreurs possibles, nous avons donc fait la moitié du chemin vers le premier vrai qubit quantique stable, ce qui est à la fois beaucoup et très peu. La compétition est encore très ouverte, mais nous avons pris une petite longueur d'avance.
Notre approche était considérée comme atypique car les autres acteurs travaillent plutôt sur de la correction d'erreurs par redondance -réaliser énormément de copies du même calcul pour identifier et éliminer les erreurs- ou travaillent sur d'autres technologies pour stabiliser le qubit. C'est l'article scientifique publié l'an dernier par mon associé, prouvant la pertinence de notre approche, qui a changé le regard de la communauté du quantique sur nos travaux.
Amazon vous a-t-il proposé un partenariat ou fait une proposition de rachat ? Ou va-t-il simplement copier votre approche ?
Il n'y a ni partenariat ni rachat sur la table. Amazon ne nous vole rien : nous avons publié nos travaux dans la communauté scientifique, ils ont décidé de s'en inspirer pour avancer de leur côté sur la base de la même technologie qu'ils vont développer en interne, c'est juste le jeu de la recherche et c'est une concurrence saine. Amazon a été fair play : dans leur article scientifique de 118 pages, l'article expérimental pionnier de mon associé Raphaël Lescanne est cité 21 fois, notre feuille de route théorique est citée 7 fois, et le composant que nous avons inventé pour y parvenir est cité plus d'une centaine de fois.
Alice & Bob a été créée en février 2020 et a levé 3 millions d'euros quelques mois plus tard auprès des fonds français Elaia Partners et de Breega. Mais maintenant que vous avez Amazon en concurrent frontal, va-t-il falloir rapidement accélérer ?
Comme je l'ai dit, l'argent ne fait pas tout car on ne sait pas encore quelles technologies vont s'imposer dans l'informatique quantique, le jeu est ouvert. Ceci dit, oui l'argent reste très important pour conserver notre avance technologique et accélérer. Construire le premier qubit stable ce n'est pas un travail de dix personnes dans un garage, c'est davantage de l'ordre de complexité de construire une fusée.
Il va donc falloir accélérer, nous aurons besoin de nouveaux financements c'est une certitude. Notre ambition à terme est de concevoir l'ordinateur quantique. 3 millions d'euros c'est super mais ce n'est pas la bonne échelle. Notre avantage c'est que Alice & Bob a un savoir-faire sur la brique la plus difficile de la machine, celle que personne ne sait faire.
La course à l'ordinateur quantique relève d'un enjeu de souveraineté technologique pour la France et l'Europe. Appelez-vous l'Etat ou l'UE à vous soutenir financièrement de manière plus massive pour éviter qu'Amazon ne vous double ?
L'enjeu stratégique pour la France et l'Europe est effectivement énorme, donc je suis confiant sur le fait que nous arriverons à trouver les financements dont nous aurons besoin. Notre volonté est clairement de construire un acteur français et européen du quantique. Et c'est pour cela qu'un partenariat avec Amazon ou un rachat par un géant américain ne nous intéresse pas. Ce n'est pas notre ambition, ni celle du gouvernement. Il y a un sujet de souveraineté technologique, et nous avons une dette morale vis-à-vis de l'Etat.
Je n'oublie pas que Alice & Bob est le fruit de la recherche française. D'une rencontre au sein de l'équipe Quantic (Inria-ENS-PSL) entre moi-même et mon associé Raphaël Lescanne, lorsque nous réalisions nos thèses sur des circuits supraconducteurs pour l'informatique quantique. Raphaël travaillait sur un type de supraconducteurs baptisé "qubit de chat" et moi sur une manipulation connexe. Même si nous étions à contre-courant, nous nous sommes rendus compte que ça pouvait marcher et nous avons créé une entreprise pour exploiter et amplifier nos recherches, et participer à la course mondiale à l'informatique quantique.
Sujets les + commentés