Apple : ce problème de concurrence ignoré par l'antitrust

L'Autorité de la concurrence a rejeté une demande de l'industrie de la publicité, qui souhaitait faire interdire à Apple d'appliquer de nouvelles restrictions de ciblage publicitaire pour les applications hébergées sur l'App Store. Un vrai revers pour le secteur. Mais si Apple paraît dans les clous concernant le RGPD, la décision de l'Autorité ne ferme pas la porte au risque d'abus de position dominante. Décryptage.
Sylvain Rolland
Si l'organisation présidée par Isabelle Da Silva avait jugé la plainte très solide au point de mener une enquête préliminaire d'urgence bouclée en seulement quatre mois, elle s'est finalement rangée du côté d'Apple.
Si l'organisation présidée par Isabelle Da Silva avait jugé la plainte "très solide" au point de mener une enquête préliminaire d'urgence bouclée en seulement quatre mois, elle s'est finalement rangée du côté d'Apple. (Crédits : Mike Segar)

Dans leur bataille contre Apple, enclenchée en juin dernier, les acteurs de la publicité en ligne plaçaient beaucoup d'espoirs en l'Autorité de la concurrence. Dans une plainte déposée en octobre 2020, quatre associations professionnelles -le bureau français de l'organisation IAB (qui regroupe les acteurs de la publicité en ligne, dont les géants Google ou Facebook), l'Udecam (qui représente les agences de communication), le Syndicat des régies internet (SRI) et la Mobile Marketing Association France- accusaient le géant américain d'abus de position dominante sur la publicité ciblée.

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Apple accusé de zèle sur la protection de la vie privée

Concrètement, Apple, qui fait de la protection de la vie privée un argument marketing depuis des années, s'apprête à généraliser le dispositif App Tracking Transparency (ATT, ou transparence sur le traçage en application) lors de la mise à jour de son système d'exploitation iOS 14, qui équipe tous ses appareils. Son objectif affiché: donner plus de contrôle à ses utilisateurs sur leurs données personnelles. Car l'ATT oblige les développeurs d'applications à accepter l'insertion d'une fenêtre requérant le consentement explicite de l'utilisateur d'iPhone pour utiliser l'IDFA, qui est l'identifiant unique propre à chaque appareil Apple. Cet identifiant est indispensable pour proposer des annonces personnalisées, car il permet aux acteurs de la publicité en ligne de suivre l'activité de l'utilisateur sur les sites internet et applications mobiles qu'il consulte avec son smartphone.

Dans leur plainte, les quatre associations dénoncent une pratique relevant d'un abus de position dominante de la part d'Apple. Selon eux, ajouter une nouvelle fenêtre pour requérir le consentement de l'utilisateur n'est "ni nécessaire ni proportionné" pour atteindre l'objectif de protection de la vie privée voulu par Apple, car la réglementation européenne (le RGPD) impose déjà depuis 2018 le recueil du consentement pour tout traitement de données personnelles. Ils estiment que cette deuxième fenêtre va pousser les utilisateurs à davantage refuser l'exploitation des données personnelles à des fins publicitaires, alors qu'il s'agit du modèle économique des applications gratuites, qui représentent elles-mêmes l'essentiel des applications disponibles sur l'App Store. Ils demandaient alors au gendarme de la concurrence de forcer Apple à ne pas appliquer cette mise à jour en France.

Mais l'Autorité de la concurrence a douché leurs espoirs. Si l'organisation présidée par Isabelle de Silva avait jugé la plainte "très solide" au point de mener une enquête préliminaire d'urgence bouclée en seulement quatre mois, elle s'est finalement rangée du côté d'Apple.

"En l'état de l'instruction, l'Autorité a estimé que la décision d'Apple de mettre en place un dispositif de recueil du consentement complémentaire à celui mis en place par d'autres acteurs de la publicité en ligne, n'apparaissait pas comme une pratique abusive", écrit-t-elle.

Mais l'Autorité de la concurrence ne ferme pas définitivement la porte non plus. Si elle rejette l'essentiel des arguments des acteurs de la pub, "l'instruction du dossier au fond" se poursuit pour décider si ces restrictions relèvent ou pas d'une forme de discrimination ou "self preferencing", ce qui pourrait être le cas si Apple ne s'imposait pas à lui-même les obligations qu'il impose aux autres développeurs d'applications, une critique qui figure dans la plainte.

Lire aussi : David vs Goliath dans la publicité : les startups françaises se révoltent contre Apple

L'avis de la Cnil a fortement pesé sur l'arbitrage en faveur d'Apple

Pour prendre sa décision, l'Autorité de la concurrence a mené de nombreux entretiens auprès de professionnels de la publicité en ligne. Mais c'est l'avis donné par la Cnil qui a le plus fait pencher la balance en faveur d'Apple. D'après la décision de l'Autorité de la concurrence, le régulateur des données personnelles s'est prononcé favorablement sur le dispositif ATT tel que conçu par Apple, qu'il juge en fait bien meilleur qu'un "nombre considérable de sites web et d'applications mobiles non conformes à la réglementation" :

"La réglementation n'empêche pas la société Apple de mettre en oeuvre un dispositif permettant d'interdire aux éditeurs d'applications de tracer l'utilisateur sans consentement, d'autant plus lorsque celui-ci est imposé par la réglementation", écrit la Cnil dans son avis.

La Cnil démonte l'argument selon lequel la fenêtre de consentement du dispositif ATT favorise le refus des utilisateurs. Dans son avis, elle estime au contraire que les boutons "autoriser le traçage" et "demander à l'application de ne pas tracer mes activités" sont situés au même niveau et sur le même format, donc que le refus est aussi facile à donner que le consentement. La Cnil ne trouve rien à redire non plus sur la formulation retenue par Apple, qu'elle juge "neutre", d'autant plus que l'option "Autoriser le suivi" est plus visible que l'option "demander à l'application de ne pas suivre mes activités".

"La Cnil a estimé que la fenêtre ATT de recueil du consentement est positive car elle facilite la maîtrise de ses données personnelles, d'autant plus qu'Apple donne la possibilité aux développeurs d'applications de personnaliser le texte et d'ajouter une autre fenêtre, avant ou après ATT, pour plaider en faveur de l'acceptation des traitements de données. Les règles d'Apple sont donc différentes de ce qui se pratique habituellement, mais pas discriminatoires", précise Isabelle de Silva, la présidente de l'Autorité de la concurrence.

L'Autorité a également été sensible au fait que la position d'Apple sur le respect de la vie privée date de 2005, et que le dispositif ATT est une évolution d'un dispositif existant depuis 2012.

Lire aussi : Sous pression, Apple allège sa commission sur les applications, mais seulement pour les petits développeurs

Le respect de la vie privée, un prétexte pour favoriser les propres d'activités d'Apple ?

Attaqué sur le respect du RGPD, Apple s'est donc sorti des griffes de l'Autorité de la concurrence, grâce notamment au soutien de la Cnil. Comment s'opposer à une application du RGPD plus ambitieuse tout en s'inscrivant dans l'esprit du texte ? Mais en focalisant son attention uniquement sur le RGPD, l'Autorité ne rate-t-elle pas, par manque d'approche ex-ante -prévenir plutôt que guérir-, les vrais enjeux de cette affaire ?

Comme Apple n'a pas commis d'abus de position dominante caractérisé, l'Autorité de la concurrence n'a pas tenu compte de tout un pan de l'argumentation des professionnels de la pub. A savoir que rendre plus difficile l'obtention du consentement des utilisateurs pour exploiter leurs données à des fins publicitaires, pourrait, in fine, "favoriser le modèle d'affaires" d'Apple, "ce qui pourrait correspondre à une stratégie anticoncurrentielle" mais dont les effets se verraient plus tard.

Autrement dit, les acteurs de la pub craignent qu'Apple brandisse le respect de la vie privée comme un prétexte pour favoriser ses propres activités. Ils estiment que la mise en oeuvre de la sollicitation ATT "aura un impact extrêmement important" sur leur chiffre d'affaires, car le taux d'acceptation des utilisateurs pourrait chuter à "entre 10% et 20% seulement", ce qui engendrerait, pour certains acteurs du secteur, une baisse des revenus réalisés sur iOS "de l'ordre de 50%". Si ces chiffres reposent sur une prévision par nature contestable, la crainte est qu'Apple profite du RGPD pour pousser les applications à basculer d'un modèle gratuit financé par la publicité, à un modèle payant. Or, si Apple ne gagne pas d'argent quand les applications de son écosystème sont gratuites, l'entreprise touche une commission de 30% -15% la première année et pour les petits développeurs- sur tous les achats réalisés dans l'App Store...

Lire aussi : Monopole de l'Apple Store : la grogne monte

Interrogée sur ce sujet par La Tribune, la présidente de l'Autorité de la concurrence, Isabelle de Silva, invoque la liberté d'entreprendre :

"Toute entreprise, y compris lorsqu'elle est une plateforme structurante en situation de position dominante comme Apple, est libre de fixer les règles et principes de fonctionnement de ses produits et services. Nous serons vigilants à ce que ces règles ne soient pas anticoncurrentielles. La sollicitation ATT ne constitue pas un abus et nous ne pouvons pas imposer des mesures conservatoires parce qu'il existerait un risque potentiel qu'il est impossible de prouver à ce stade", argumente la dirigeante.

Mais de nombreux travaux, notamment le récent rapport très complet du Congrès américain sur les pratiques anticoncurrentielles des Gafa, détaillent comment la position de "gatekeeper" (contrôleur d'accès au marché) ainsi que le pouvoir de marché des plateformes structurantes, qui dominent à la fois leur marché principal mais aussi les marchés voisins, leur permet, en étant à la fois juge et partie, d'étouffer la concurrence au nez et à la barbe des régulateurs, car le droit de la concurrence n'est pas adapté à la réalité des modèles économiques des géants du numérique.

Mettre fin à cette impuissance est justement l'un des enjeux du Digital Markets Act, la réforme du droit de la concurrence actuellement en cours à Bruxelles. Face au constat que les autorités antitrust n'ont pas pu empêcher les Gafa de se construire des monopoles et d'étouffer la concurrence, l'enjeu est désormais de prévenir plutôt que guérir. Donc de passer d'une approche ex-post de la régulation -sanctionner les abus une fois qu'ils sont caractérisés, ce qui s'est révélé inefficace dans le cas de Google par exemple-, à une approche ex-ante, qui fait en sorte d'éviter les situations qui aboutissent sur des abus de position dominante.

Lire aussi : "Pour réguler les Gafa, il faut attaquer leur modèle économique" (Joëlle Toledano, économiste)

Apple pas encore tiré d'affaire avec la Cnil

Si Apple a donc marqué un point en sortant immaculé de l'enquête d'urgence menée par l'Autorité de la concurrence, le géant américain fait également l'objet d'une autre plainte. Déposée directement auprès de la Cnil le 9 mars par France Digitale au nom des développeurs d'applications français, elle implique aussi le RGPD. Mais l'angle d'attaque est différent : France Digitale accuse Apple de ne pas s'imposer à lui-même ce qu'il exige des autres développeurs d'applications, car l'acceptation des traitements de données à des fins publicitaires pour ses propres applications -l'App Store, Bourse, News- se fait par défaut depuis la mise à jour de iOS 14, en septembre dernier.

Cette différence de traitement entre Apple d'un côté qui s'autorise la collecte par défaut des données, et les développeurs d'applications qui doivent obtenir un consentement éclairé, est peu étayée dans la plainte auprès de l'Autorité de la concurrence. Mais c'est l'unique raison pour laquelle l'organisation a décidé de maintenir l'instruction du dossier au fond, pour un verdict soit en fin d'année, soit en 2022.

Lire aussi : Digital Services Act (2/2) : les empires des géants du Net enfin sous pression ?

Sylvain Rolland

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Commentaires 2
à écrit le 20/03/2021 à 20:01
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Apple veut garder la connaissance de ses clients pour lui-même ... malin ... Quant à l'UE , elle est nulle comme d'habitude , avec les subprimes , les vaccins , le PIB /tête de la France , les GAFA qu'on a pas créé alors que les chinois l'ont fait en...

à écrit le 19/03/2021 à 9:16
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Secteur en France bien trop habitué à se faire servir par son réseau oligarchique, tout a été bien trop facile pour nos investisseurs du fait de la compromission politico-financière européenne l'intelligence, la puissance et l'efficacité des GAFAM re...

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