Abus de position dominante : "Google est un éléphant dans un magasin de porcelaine"

[OÙ VA GOOGLE ? 4/10] La firme américaine Google est dans le viseur de la Commission européenne depuis 2010. En juillet dernier, elle a écopé d'une amende record de 4,3 milliards d'euros pour abus de position dominante dans le dossier Android. Pour autant, l'Europe a-t-elle les moyens de réguler un tel géant ? Réponse avec l'économiste Joëlle Toledano, associée à la chaire Gouvernance et régulation à l'université Paris-Dauphine et ex-membre de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep).
Anaïs Cherif
Joëlle Toledano, économiste, associée à la chaire Gouvernance et régulation à l'Université Paris-Dauphine et ex-membre de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep).
Joëlle Toledano, économiste, associée à la chaire Gouvernance et régulation à l'Université Paris-Dauphine et ex-membre de l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (Arcep). (Crédits : DR)

LA TRIBUNE - La Commission européenne enquête sur trois dossiers d'abus de position dominante concernant Google. Dans le dossier Google Shopping, l'enquête a été lancée en novembre 2010 et s'est soldée, en juin 2017 seulement, avec une amende de 2,42 milliards d'euros. Pourquoi les enquêtes antitrust sont-elles aussi longues ?

JOËLLE TOLEDANO - Il a fallu sept ans pour prendre une décision et infliger une première amende à Google. C'est absolument incompatible avec le temps des affaires ! Ces enquêtes sont emblématiques de la situation dans laquelle la Commission se trouve sur les dossiers de numérique et de concurrence : nous sommes dans un entre-deux en matière d'analyse et de remède, car les anciens outils pour démontrer des abus de concurrence ont perdu de leur pertinence quand ils sont appliqués aux marchés du numérique et les nouveaux outils ne sont pas encore disponibles.

Avant d'agiter la menace d'une condamnation, la Commission a dans un premier temps, à trois reprises, tenté de trouver un compromis avec Google. Ce dernier proposait des mesures susceptibles de rétablir des conditions de concurrence équilibrées pour répondre aux préoccupations de la Commission, mais elles étaient jugées inopérantes par ses concurrents, ce qui faisait constamment échouer la démarche.

Pourquoi la Commission a-t-elle cherché un compromis ?

Car elle se trouve dans une situation où il faut créer de nouveaux outils et disposer de beaucoup d'informations qu'elle n'obtient pas facilement. Or, trouver un compromis aurait permis d'éviter de voir sa réflexion de droit contestée et le dossier aurait été fermé. La dernière tentative de compromis date de 2014, peu avant l'arrivée de Margrethe Vestager en tant que commissaire européenne à la concurrence. Elle a dû faire le point sur le dossier avant de lancer une procédure contentieuse.

Est-ce que ce n'est pas le rôle de la Commission européenne, justement, de trancher avec des premières décisions afin de créer progressivement une nouvelle jurisprudence ?

C'est ce qu'elle fait - mais avec beaucoup de mal et de retard. Google a d'ailleurs fait appel de ses deux décisions, ce qui était prévisible et légitime. Ce n'est qu'une fois que tous les recours seront épuisés que les décisions finales feront jurisprudence, donc cela va être encore très long. Ces deux premières condamnations marquent un début - certes important -, mais ce n'est pas une fin en soi. Nous sommes dans une période intermédiaire d'évolution de la jurisprudence.

L'Union européenne est-elle le bon échelon pour réguler Google, au vu de la lenteur des enquêtes ?

L'Europe est le niveau idéal, mais elle ne va pas assez vite. Suite à l'amende reçue en juin dernier dans le dossier Google Shopping, des corrections ont été proposées par Google comme la décision l'y obligeait, en plus de l'amende. Cela fait un an et la Commission ne s'est toujours pas prononcée sur la pertinence des solutions proposées. Ce n'est pas par procrastination mais tout simplement parce qu'il est difficile de prendre des décisions motivées sur des sujets sur lesquels on manque d'expertise. Il faut être capable d'apporter des débuts de solutions, et donc, se mettre collectivement à travailler. En commençant, notamment, par contraindre les acteurs à fournir plus d'informations et en multipliant les enquêtes sectorielles.

Pour servir d'aiguillon à la Commission, il faudrait un rapprochement entre quelques pays. Si un pays décide de faire cavalier seul, il n'y arrivera pas. Ces acteurs sont des entreprises mondiales. Il faut donc que les marchés concernés par ces nouvelles règles soient suffisamment grands pour instaurer un rapport de force. À part les États-Unis ou la Chine, aucun pays ne peut lutter seul. Cet été, Google s'est semble-t-il orienté vers l'acceptation des conditions du gouvernement chinois pour pénétrer son marché. Mais en pratique, lorsqu'un État de taille moyenne tente d'imposer des régulations qui remettent trop en cause le modèle économique, les acteurs visés préfèrent quitter le marché. On se souvient de l'affaire Google News : les Espagnols ont dû faire marche arrière [en 2014, l'Espagne a voulu contraindre Google à rémunérer les médias cités dans son onglet Google News, ce qui a entraîné la fermeture du service, ndlr].

La position dominante est-elle inhérente à la stratégie des géants du numérique, résumée par le dicton "Winner takes all" (le gagnant rafle tout) ?

Il est évident que tous ces acteurs ont un pouvoir de marché sur leur écosystème via cette logique de "Winner takes all". Parfois, cela peut heurter l'écosystème sans même qu'il y ait de volonté délibérée - c'est ce qui est presque encore plus inquiétant. Google est un éléphant dans un magasin de porcelaine. Rappelez-vous l'affaire du site féminin MadmoiZelle en janvier 2016 [le pure-player avait vu trois-quarts de ses pages désindexées "par erreur" suite à une mise à jour de l'algorithme de Google, faisant chuter drastiquement son audience et donc, ses revenus, ndlr]. L'autorégulation montre rapidement ses limites, il faut instaurer des garde-fous.

La menace d'un démantèlement de Google est régulièrement agitée. En 2014, le Parlement européen avait adopté à une large majorité une résolution non contraignante proposant de « séparer les moteurs de recherche des autres services commerciaux ». En mars, Margrethe Vestager assurait qu'il était « important de garder cette option ouverte et à l'ordre du jour ». Un démantèlement est-il envisageable ?

C'est tout le sujet ! Nous nous tournons vers des solutions du passé car nous n'avons pas encore les outils adaptés. Concrètement, qu'est-ce que cela voudrait dire ? Google serait-il obligé de séparer tous ses services (Search, Maps...), sans d'ailleurs, j'imagine, que les services aux consommateurs ne soient dégradés ? Et ensuite ? Il générerait toujours des recettes publicitaires phénoménales grâce à ses services, est-ce qu'on l'empêcherait d'y avoir accès ? Agiter la menace d'un démantèlement est un mantra qui traduit la crainte qu'inspire ce groupe riche, très rentable et - plus grave pour les citoyens - opaque et aux contours flous. Alphabet, la maison mère, cherche à étendre toujours plus ses activités dans des domaines sensibles (santé, finance, mobilité...) alors que ses pratiques sont contestées à de nombreux égards - de la fiscalité aux divers abus de position dominante en passant par un usage des données personnelles qui inquiète.

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Les trois accusations de position dominante dont Google fait l'objet

  • 1. Le système d'exploitation Android. L'enquête officielle, lancée en 2015, s'est clôturée en juillet 2018 par une amende record de 4,3 milliards d'euros. Google a fait appel de la décision et dispose d'un délai de 90 jours pour présenter des pistes d'améliorations
  • 2. Le comparateur de prix Google Shopping. Le géant américain est accusé d'avantager son propre service de comparateur de prix, au détriment de la concurrence. L'enquête, lancée en 2010, a abouti en juin 2017 à une amende de 2,42 milliards d'euros à l'encontre de Google. Il a fait appel de la décision et a présenté des pistes de corrections il y a bientôt un an. La Commission ne s'est toujours pas prononcée en retour.
  • 3. La plateforme publicitaire Google AdSense. La firme de Mountain View est accusée de limiter artificiellement la possibilité pour les sites web tiers d'afficher des publicités contextuelles émanant de concurrents. L'enquête officielle, lancée en juillet 2016, est toujours en cours.

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| Où va Google ? Retrouvez les autres articles de notre Dossier spécial dans La Tribune Hebdo n°260 daté du 14 septembre 2018 :

H260, couv, La Tribune Hebdo,

Anaïs Cherif

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Commentaires 5
à écrit le 30/12/2022 à 19:33
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Bonjour, suite à la loi DMA entrée en vigueur, pensez-vous que Google va se plier aux exigences européennes ? Les nombreux services offerts aux entreprises locales ( local pack et Google my Business) sont ils voués à disparaitre en France en 2024 ?

à écrit le 19/09/2018 à 17:32
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Article intéressant mais sa logique est purement juridique alors que Google est devenu un sujet politique. Il y a un contexte également: une UE affaiblie par le Brexit et la vague populiste, les amendes US contre Volkswagen et BNP paribas, une opinio...

à écrit le 19/09/2018 à 11:16
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Les politiciens de l EU reprochent a Google son succès, c est a mourir de rire. Depuis 20 ans,si c est idiots n avaient pas eu comme unique obsession d appliquer une réglementation pour freiner l Internet, ils se seraient peut être penchés sur la cr...

le 19/09/2018 à 17:15
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Les chinois ont tout fait pour mettre des bâtons dans les roues de Google, maintenant ils ont des champions chinois. Nous au contraire on a ouvert la porte à Google.

le 20/09/2018 à 8:47
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Tout a fait d'accord, mais les Chinois ont eu l intelligence de développer une alternative. Nous ca continue, on ne cherche qu a légiférer !

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