Anonymat en ligne, liberté d'expression... que va changer la loi SREN accusée par certains d'être liberticide ?

Validée par le Sénat mardi, soumise au vote de l’Assemblée nationale mercredi 10 avril, cette loi vise à mieux réguler l’espace numérique, dans la lignée du Digital Services Act européen. Mais certains dénoncent un texte susceptible de restreindre la liberté d’expression en ligne. Qu’en est-il vraiment ?
(Crédits : Lionel Urman/Sipa USA)

Après des mois de tergiversation, la loi visant à « sécuriser et réguler l'espace numérique » (SREN) arrive en fin de parcours. Voté par le Sénat mardi, le texte devrait être adopté par l'Assemblée le 10 avril prochain, et promulgué dans la foulée. Il s'agit d'une version revue et corrigée par la commission mixte paritaire (CMP) qui s'est réunie à huis clos le 26 mars dernier.

Une première version votée à l'automne s'était, en effet, attirée les foudres de Bruxelles, qui a, à plusieurs reprises, dénoncé un texte entrant en conflit avec le droit européen, en particulier le Digital Services Act (DSA) et, dans une moindre mesure, le Digital Markets Act (DMA). Députés et sénateurs de la CMP ont ainsi amendé le texte pour corriger certains des éléments les plus controversés. Plusieurs associations, dont la Quadrature du Net et la Fondation Mozilla, ont quant à elles dénoncé une loi autoritaire, menaçant la liberté d'expression sur l'internet.

Si la loi prévoit de nouvelles obligations pour les acteurs du cloud, les locations touristiques et les jeux en ligne, c'est l'aspect relevant de la régulation des contenus qui a fait le plus polémique. Les modifications visant à rendre le projet de loi conforme au droit européen ont-elles répondu aux inquiétudes des détracteurs de la loi ?

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La loi largement vidée de ses attaques contre l'anonymat sur l'internet

L'un des aspects les plus polémiques du projet de loi concerne la façon dont il entend encadrer l'anonymat sur les plateformes en ligne. À l'origine, le texte prévoyait d'imposer aux utilisateurs des réseaux sociaux de présenter leur carte d'identité pour créer un compte, une option finalement abandonnée à l'automne face à l'opposition d'une bonne partie des députés. Cette disposition aurait posé problème à la fois dans le contexte français et européen, selon Eric Le Quellenec, avocat chez Simmons & Simmons, spécialisé dans le droit du numérique.

« Depuis 1881, en France, la liberté d'expression est fortement associée à la possibilité d'anonymat ou au moins de pseudonymat. Au sein de l'UE, un arrêt de la Cour de justice du 9 novembre 2023 précise que des règles nationales aussi restrictives ne peuvent s'appliquer aux acteurs dont les services dépassent les frontières du seul État membre, ce qui est bien évidemment le cas des plateformes numériques. »

La loi SREN avait également pour ambition de protéger les mineurs contre la pornographie, en prévoyant notamment le blocage administratif, sans contrôle d'un juge, des sites pornographiques ne vérifiant pas l'âge de leurs utilisateurs. Sans supprimer entièrement cette mesure, la CMP a concédé qu'elle ne pourrait s'appliquer qu'aux plateformes hébergées en France, ou bien hors de l'Union européenne, mais ciblant un public français, ce qui limite tout de même largement sa portée.

Contacté sur le sujet, la Fondation Mozilla affiche pour sa part sa satisfaction quant au retrait, suite à la CMP, d'une mesure qui aurait contraint les navigateurs à bloquer les sites web signalés par le gouvernement français, une mesure destinée à protéger les internautes qui aurait toutefois donné aux navigateurs un rôle de censeurs auquel ils ne sont pas destinés, selon l'organisation. « Nous sommes satisfaits par la version finale de la loi, qui requiert seulement des navigateurs qu'ils avertissent les utilisateurs qui s'apprêtent à entrer sur un site potentiellement frauduleux, laissant la tâche d'en interdire l'accès aux fournisseurs d'infrastructures, plus compétents techniquement pour effectuer une telle action », confie Tasos Stampelos, EU Public Policy & Government Relations Lead de Mozilla, à La Tribune.

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Un « délit d'outrage en ligne » nuisible à la liberté d'expression ?

Autre aspect polémique : la création d'un « délit d'outrage en ligne ». Assorti d'une amende forfaitaire d'au moins 300 euros, et, dans les cas les plus graves, d'une peine allant jusqu'à un an de prison, il vise à sanctionner les internautes tenant des propos discriminatoires, injurieux, ou s'adonnant au harcèlement. Un bannissement des internautes reconnus coupables de plusieurs délits est également prévu par la loi, ainsi que des sanctions contre les plateformes refusant d'appliquer cette suspension.

L'ensemble de ces mesures ont été conservées dans le texte remanié par la CMP, au grand dam de plusieurs commentateurs s'inquiétant des risques de censure, et y voyant des relents de la loi Avia, adoptée en mai 2020, mais censurée par le Conseil constitutionnel le mois suivant. « Un nouveau délit menace la liberté d'expression sur Internet », titrait ainsi un article de Mediapart paru le 29 mars dernier.

« Les propos ouvertement racistes, insultants ou diffamatoires sont déjà sanctionnés par le Code pénal et le Code de procédure pénale, qui permettent également de faire supprimer le message concerné. Cette loi n'apporte donc rien à ce niveau-là. La France est déjà championne du monde de la demande de suspension de pages Facebook rapportées au nombre d'habitants : ce qu'il faut, c'est davantage d'effectifs de police et de cyberbrigades, pas des lois qui s'empilent les unes sur les autres », confie de son côté à La Tribune Cyrille Dalmont, Directeur de recherche de l'Institut Thomas More, un laboratoire d'idées libéral-conservateur.

« En revanche, si elle ne reprend pas la notion de propos "haineux" qui figurait dans la loi Avia et qui lui avait valu d'être censurée par le Conseil constitutionnel, la volonté de lutter contre de tels propos figure bel et bien dans l'exposé des motifs de la loi SREN. Or, il n'y a pas de définition juridique de la haine, c'est un concept très flou. Cette loi laisse donc à l'interprétation du juge de décider ce qui relève de la haine ou pas. La liberté d'expression ne peut qu'en souffrir. »

Pour Eric Le Quellenec, ce délit a toutefois pour intérêt d'adapter le délit d'injure publique, conçu au XIXe siècle, à l'ère de l'internet et des réseaux sociaux. « Il vient compléter un régime très complexe, conçu pour le monde de la presse, avec des délais très courts pour le mettre en œuvre, une définition de l'infraction très spécifique, des possibilités d'application par les tribunaux limitées...  Là, on crée une infraction plus précise qui déroge aux infractions de presse et sera plus simple à mettre en œuvre, avec des organismes agréés qu'on appelle "signaleurs de confiance" et qui vont avoir pour rôle de travailler avec les parquets pour permettre une sanction plus systématique. »

Si la loi devrait être adoptée sans problèmes à l'Assemblée, une saisine du Conseil constitutionnel n'est pas à exclure, les députés LFI ayant prévu de le faire en octobre dernier face aux risques de contrôle social introduits selon eux par cette loi. Pas sûr que la version revue par la CMP suffise à les rassurer.

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Commentaires 7
à écrit le 07/04/2024 à 10:19
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Rien de mieux pour diviser les individus que d'éviter qu'ils puissent communiquer !

à écrit le 07/04/2024 à 3:18
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Étant libertaire, la liberté d'expression et le "mal" penser est fondamentale dans une démocratie. " soumise au vote" je rigole tout est plié en backoffice. Un référendum aurait dû être proposé pour un sujet qui touche tous les citoyens. En dictature...

à écrit le 06/04/2024 à 19:57
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"Assorti d'une amende forfaitaire d'au moins 300 euros, et, dans les cas les plus graves, d'une peine allant jusqu'à un an de prison, il vise à sanctionner les internautes tenant des propos discriminatoires, injurieux, ou s'adonnant au harcèlement...

à écrit le 06/04/2024 à 13:18
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La liberté d'expression derrière un pseudo c'est le royaume du mensonge, de la manipulation, de l'impunité. Pas de pseudo. "Tu t'exprimes, t'assumes". La liberté ce n'est pas se cacher, c'est exactement le contraire.

à écrit le 06/04/2024 à 9:34
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La fin de l'anonymat en ligne permettra la disparition du "vecteur médiatique" qui en permet les abus et dérives !

à écrit le 06/04/2024 à 9:34
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Oui cette proposition de Loi est effectivement liberticide . Nous sommes entrés dans un Etat de " Droit " ( sic ) où la DÉLATION pour des propos jugés litigieux par une autre personne et tenus en privé sont déjà passibles de sanctions ... En somme...

à écrit le 06/04/2024 à 8:56
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Faut les comprendre, cette surinformation dont nous sommes l'objet est en train de les faire vaciller là haut tout ces zombis alors ils restreignent franchement les libertés de toutes sortes. Ne paso ublier l'après 11 septembre 2001 et le "patriot ac...

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