Au mois de mars dernier, Apple annonçait le lancement de sa puce M1 Ultra, dernière née de sa ligne de puces informatiques maison spécialement conçues pour équiper ses ordinateurs. Cette nouveauté, la plus puissante de la gamme, est destinée aux Mac les plus performants, taillés pour les professionnels du graphisme et de la vidéo.Ce lancement intervenait deux ans après une décision stratégique prise par Apple. Au printemps 2020, la firme à la pomme mettait fin à son partenariat de quinze ans avec Intel. Le but ? Fabriquer elle-même les microprocesseurs de ses Mac, à partir d'une architecture ARM. Un véritable saut dans l'inconnu, non sans risque, pour Apple. Une stratégie qui fait des émules au sein des géants de la tech américaine, de Tesla à Facebook. Ils souhaitent réinternaliser ce composant stratégique et s'émanciper des entreprises tierces.
Le pari de Tim Cook semble avoir porté ses fruits : les critiques affirment les unes après les autres que les ordinateurs équipés de puces M1 sont plus rapides et surchauffent moins que les modèles précédents équipés de puces Intel. Et les ventes de Macbook, fléchissantes il y a quelques années, connaissent un rebond spectaculaire.
Le premier ordinateur équipé d'une puce M1, un Macbook Air, a été lancé en novembre 2020. En avril 2021, Tim Cook annonçait avec fierté que la nouvelle puce avait contribué à hauteur de 70% à la croissance des revenus tirés des ventes de Mac. Au deuxième trimestre 2021, celles-ci généraient 9,1 milliards de dollars de revenus, contre 5,35 milliards un an plus tôt à la même période. Cette dynamique s'est poursuivie au troisième trimestre 2021, où les ventes de Mac ont connu une nouvelle progression de 16% d'une année sur l'autre.
« Apple a pris cette décision afin de concevoir une puce taillée pour répondre exactement aux exigences de qualité que l'entreprise souhaitait apporter à ses clients, en termes de puissance informatique et d'efficacité énergétique, explique Russ Shaw, fondateur de Global Tech Advocates, un réseau international d'acteurs des nouvelles technologies. Comme l'entreprise connaît parfaitement les différentes composantes de son écosystème, de ses différents appareils à son Apple Store, elle peut concevoir une puce parfaitement adaptée pour que cet écosystème fonctionne de manière optimale et sans accroc.
Apple prévoit de faire évoluer cet écosystème dans le futur, une dimension importante dans la mesure où mettre une nouvelle puce sur le marché prend du temps : celles que l'on trouve sur les appareils vendus aujourd'hui ont été conçues au moins trois ans plus tôt », poursuit le vétéran de l'industrie des semi-conducteurs.
Tous les géants technologiques s'y mettent
A son tour, Google prévoit de commercialiser des Chromebooks et tablettes recourant au système d'exploitation Chrome OS équipés de ses propres puces d'ici à 2023, tandis qu'Amazon développe des puces maison destinées à accroître les performances de ses centres de données cloud. Facebook et le géant chinois Baidu sont également en train de travailler à la conception de microprocesseurs taillés pour l'intelligence artificielle.
Dans ce domaine, Tesla a défrayé la chronique en août dernier en annonçant le développement de la puce Dojo, spécialement conçue pour entraîner l'algorithme d'autopilote de Tesla dans les centres de données de l'entreprise. Si le constructeur conçoit déjà depuis 2019 les puces embarquées dans ses véhicules qui permettent à l'autopilote de prendre ses décisions en temps réel, les microprocesseurs nécessaires à l'entraînement des algorithmes sont des puces de dernières génération, d'une complexité sans commune mesure avec celles-ci.
Tout comme Apple, Tesla entend ainsi s'offrir une puce sur-mesure, parfaitement adaptée à ses besoins (en l'occurrence, le perfectionnement de son algorithme d'autopilote), selon Antoine Chkaiban, analyste chez News Street Research, un cabinet d'intelligence de marché spécialisé dans les nouvelles technologies. « Par rapport à l'utilisation d'une GPU générique, proposée par Nvidia, ils perdent en flexibilité ce qu'ils gagnent en performance pour leur propre cas d'usage.
Comme Tesla possède les ressources financières adéquates, ils peuvent se permettre de débourser des centaines de millions de dollars pour obtenir une puce spécialement conçue pour entraîner leur algorithme d'autopilote, et ainsi gagner une longueur d'avance supplémentaire sur leurs concurrents qui recourent à des puces génériques. C'est également cohérent avec les ambitions stratégiques de l'entreprise : désormais, Elon Musk parle de Tesla comme d'une entreprise spécialisée dans l'intelligence artificielle. »
Une stratégie qui reste l'apanage des géants technologiques
Pour Mike Demler, un analyste indépendant spécialisé dans l'industrie des semi-conducteurs, ces entreprises n'ont pas suivi Apple, leurs stratégies font simplement partie d'une même tendance.
« Chacune de ces entreprises a ses propres raisons pour fabriquer ses puces sur-mesure, et aucune ne vend des produits grands publics comme Apple. Elles ont toutefois pour point commun de chercher à développer des microprocesseurs hautement spécialisés pour faire tourner leurs algorithmes d'apprentissage machine dans leurs centres de données.
Certaines, comme Google et Facebook, sont à la pointe de la recherche sur l'intelligence artificielle, et lorsque vous développez vos propres algorithmes, vous savez exactement ce dont ils ont besoin d'un point de vue computationnel, et pouvez concevoir des puces capables d'y répondre. »
Pour l'ensemble de ces entreprises, le fait de développer leurs propres puces est également un moyen de tenir la concurrence à distance : en développant chacune leur propre pièce de silicium conçue pour s'insérer harmonieusement dans leur écosystème technologique, elles s'offrent une protection supplémentaire contre les concurrents qui seraient tenter de copier leurs produits ou services.
Cette stratégie n'est toutefois accessible qu'aux géants technologiques, car trop coûteuse pour les plus petits acteurs. Le fait de recourir à des puces génériques déjà disponibles sur le marché reste bien plus économique, d'autant que celles-ci offrent déjà un large éventail de personnalisations possibles, note Antoine Chkaiban. « Une entreprise comme Nvidia sait se montrer très flexible dans son offre, leur architecture permet par exemple de cibler différents modèles d'apprentissage machine, de la vision à la simulation de protéine en passant par l'optimisation des transports... Leurs GPU peuvent tout faire. » Seules les entreprises les plus fortunées et recourant à d'énormes volumes de microprocesseurs peuvent donc se permettre de concevoir leurs propres puces.
Une dynamique rendue possible par l'évolution du marché
Cette tendance n'aurait dans tous les cas pas été possible sans l'évolution qu'a prise le marché des semi-conducteurs sur les deux dernières décennies, comme l'explique Wayne Lam, analyste chez CCS Insight, un cabinet d'intelligence de marché. « Sur cette période, le marché a vu à la fois le développement de fondeurs spécialisés uniquement dans la production (comme TSMC) et la montée en popularité des ISA (Instructional Set Architecture) comme ARM.
Si des entreprises comme Amazon et Google peuvent se permettre d'investir dans du silicium sur-mesure, c'est parce que les composants de la chaîne de valeur des semi-conducteurs se sont désagrégés, et que l'on est passé d'un modèle d'affaires monolithique à un modèle de fabrication plus distribué. Ainsi, toute entreprise jonglant avec des volumes suffisants peut concevoir ses propres puces en recourant à l'architecture d'ARM, et travailler avec un fondeur comme TSMC pour produire en masse. Plus besoin de posséder sa propre fonderie ni sa propre propriété intellectuelle pour l'architecture des puces, ce qui rend le développement d'une puce bien moins coûteux. »
Un contexte géopolitique explosif
Enfin, la recomposition des rapports géopolitiques joue également un rôle dans la stratégie de ces entreprises, selon Russ Shaw. « Les États-Unis dominent le marché de la conception des puces depuis le début, mais la Chine investit énormément dans ce secteur depuis plusieurs années avec l'intention d'en prendre la tête.
Ils sont encore loin de pouvoir rivaliser avec les acteurs américains, mais on voit que la question préoccupe les autorités américaines, qui mettent actuellement en place des mesures pour soutenir leur industrie et rebâtir des capacités de production sur le sol national, à travers Intel, notamment. Face aux prétentions de la Chine sur Taiwan, TSMC est également mis sous pression pour diversifier géographiquement sa production, ils sont en train de construire leur première usine hors de Taiwan à Phoenix, en Arizona... Les géants technologiques ont conscience que le monde est en train de bouger et veulent s'assurer davantage de contrôle sur leur chaîne de valeur afin de limiter les risques. »
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