Interdiction d’appeler la « viande végétale » « viande » en France : les producteurs étrangers épargnés

Distorsion de la concurrence aux dépens des startups françaises, impact sur le marché, nouvelles dénominations autorisées... L'application du décret publié fin juin, qui interdit d'appeler « viande » la viande végétale, suscite de nombreuses interrogations chez les acteurs de la filière. Un référé-suspension devant le Conseil d'Etat attend d'être jugé, alors qu'on réfléchit à d'autres actions en justice.
Giulietta Gamberini
Le texte s'applique seulement aux produits fabriqués en France, alors que ceux fabriqué dans les autres pays de l'UE pourront continuer d'être commercialisés dans l'Hexagone.
Le texte s'applique seulement aux produits fabriqués en France, alors que ceux fabriqué dans les autres pays de l'UE pourront continuer d'être commercialisés dans l'Hexagone. (Crédits : Reuters)

Pour la filière de la viande végétale, le décret publié par le gouvernement français le 29 juin 2022, «  relatif à l'utilisation de certaines dénominations employées pour désigner des denrées comportant des protéines végétales », a été un coup de massue. Attendu depuis la loi du 10 juin 2020 "relative à la transparence de l'information sur les produits agricoles et alimentaires", lequel dans son article 5 posait le principe de l'interdiction de l'utilisation des dénominations désignant des denrées alimentaires d'origine animale « pour décrire, commercialiser ou promouvoir des denrées alimentaires comportant des protéines végétales », ce décret précise « la part de protéines végétales au-delà de laquelle cette dénomination n'est pas possible ». Surtout, il établit la liste des dénominations interdites.

Très restrictif et détaillé, il rend désormais impossible la fabrication en France, sous cette dénomination, de « bacon, lardons, chipolatas, saucisses, merguez, escalopes, nuggets, steaks, burgers » etc. végétaux. Paradoxalement, la précision de ce texte est toutefois une source de grande confusion pour la filière de la viande végétale qui, depuis sa publication, s'interroge sur le sens et l'application de plusieurs dispositions, et cherche les moyens de réagir et s'adapter.

Seules quelques startups françaises concernées

La principale incompréhension porte sur le champ d'application des nouvelles interdictions. L'article 5 établit en effet que « les produits légalement fabriqués ou commercialisés dans un autre Etat membre de l'Union européenne ou en Turquie, ou légalement fabriqués dans un autre Etat partie à l'accord sur l'Espace économique européen, ne sont pas soumis aux exigences du présent décret ». Le texte s'applique donc seulement aux produits fabriqués en France, alors que ceux fabriqués dans les autres pays de l'UE pourront continuer d'être commercialisés dans l'Hexagone.

« Par conséquent, si vous êtes suisse (Planted ), espagnol (Heura Foods) ou américain (mais produisant aux Pays-Bas, comme Beyond Meat ), vous pourrez toujours utiliser la formulation de votre choix ! Disons que c'est un bel exemple d'autodestruction appliquée à votre propre écosystème d'innovation (et au bénéfice des autres) », analysait au lendemain de la publication du décret, dans un post sur LinkedIn, Matthieu Vincent, cofondateur d'un cabinet de conseil spécialisé dans la FoodTech, Digital Food Lab.

« Seules quelques startups françaises sont donc concernées »,  souligne Nicolas Schweitzer, fondateur et PDG de La Vie, spécialisée dans la production de bacon et lardons végétaux, fabriqués en Vendée et en Moselle -qui pour des raisons environnementales exclut toutefois toute délocalisation.

« 80% de l'offre en rayons, venant de l'étranger, est épargnée », regrette-t-il, d'autant plus perplexe sur le sens de l'interdiction.

« Le décret interdit par ailleurs aussi aux startups qui les fabriquent en France d'utiliser les dénominations interdites pour leurs produits destinés à être exportés », observe Philippe Schmitt, avocat au barreau de Paris.

Un paradoxe alors que le gouvernement français, dans une logique de souveraineté alimentaire, affiche son intention de renforcer la filière des protéines végétales, souligne encore Nicolas Schweitzer. Citée par l'AFP, Isabelle Castex, directrice juridique du groupe Nutrition & Santé, affirme d'ailleurs que le décret remet en question le maintien de la production en France, certains industriels songeant à délocaliser leur activité.

L'ensemble du marché pénalisé ?

Le décret inquiète néanmoins au-delà des seuls fabricants français, en raison de son impact possible sur l'ensemble des ventes de la viande végétale, qui aujourd'hui, malgré sa croissance à deux chiffres dans plusieurs pays, ne représente que 1% du marché mondial de la viande, selon la banque Barclays.

« Aujourd'hui, le principal enjeu est plus l'élargissement de nos consommateurs que la compétition entre acteurs », explique Laurent Gubbels, porte-parole en France d'Heura, leader espagnol de la viande végétale.

Accroître les ventes est en effet fondamental pour ces startups obligées à beaucoup investir dans la recherche et développement afin de créer des produits de plus en plus proches de ceux carnés, ainsi que dans le marketing pour séduire de nouveaux consommateurs. C'est aussi un facteur essentiel afin de pouvoir mettre en place une économie d'échelle, et donc de réduire leurs prix, notamment en période de baisse du pouvoir d'achat. Or, les dénominations renvoyant à la viande sont déterminantes pour attirer le principal public visé, celui des flexitariens -qui veulent seulement diminuer leur consommation carnée sans devenir végétariens-, estime Laurent Gubbels.

« L'interdiction française va en outre avoir un effet dissuasif vis-à-vis des investisseurs étrangers et des entreprises qui veulent se lancer ou s'installer en France », craint Florimond Peureux, président de l'Observatoire national de l'alimentation végétale (Onav).

Les acteurs du secteur craignent par ailleurs que d'autres Etats membres de l'Union européenne suivent l'exemple français, voire que Bruxelles même se laisse influencer, en adoptant une législation restrictive au niveau européen. C'est d'ailleurs ce que la filière viande française demande à Paris : de faire à présent pression sur la Commission européenne.

Katia Merten-Lentz, avocate aux barreaux de Paris et Bruxelles et spécialisée dans l'innovation agroalimentaire, reconnaît qu'il y a là un risque, « le marché unique ne pouvant pas se permettre des règles trop disparates dans les Etats membres ». Mais l'UE pourrait aussi faire le choix de règles plus ouvertes, moins détaillées -comme c'est déjà le cas dans le domaine des produits laitiers végétaux-, davantage conformes a des termes empruntés de la filière animale mais déjà communément utilisés dans de nombreux Etats membres, note Katia Merten-Lentz: or, dans ce cas, la France serait tenue de s'y conformer.

Des délais de mise en oeuvre trop courts

Plus concrètement, le défi immédiat des producteurs frappés par l'interdiction est en outre de trouver de nouvelles dénominations de leurs produits qui soient compatibles avec le décret. Ce dernier entre en effet en vigueur dès le 1er octobre, et au-delà de ce terme il ne prévoit que la possibilité de commercialiser les denrées déjà fabriquées ou étiquetées « jusqu'à épuisement des stocks, et au plus tard jusqu'au 31 décembre 2023 ». Un délai très court pour concevoir de nouveaux noms des produits aussi clairs qu'alléchants, et pour produire les nouveaux emballages, notamment en tenant compte de la période estivale et des perturbations logistiques mondiales des derniers mois.

« Nous manquons pourtant encore de visibilité sur ce qui est autorisé", regrette Nicolas Schweitzer. "Pouvons-nous notamment changer des lettres, en appelant par exemple notre bacon 'bakon'? », s'interroge-t-il, en affirmant n'avoir pour le moment aucune réponse de l'administration.

Face à toutes ces difficultés, la solution envisagée est donc aussi celle d'un recours en justice. Un référé-suspension devant le Conseil d'Etat a déjà été introduit par le consortium d'entreprises du végétal Protéines France, porté par six de ses adhérents : La Vie, Nxtfood, Happyvore, Umiami, Olga (ex Triballat Noyal) et Nutrition & Santé.

« Concernant la demande de suspension du décret, elle s'inscrit dans la constatation de l'impossibilité pour les opérateurs de mettre le décret en œuvre à la date prévue, c'est-à-dire au 1er octobre 2022 », se limite à préciser Protéines France.

Lors d'une audience qui s'est tenue vendredi 22 juillet, l'organisation a expliqué que cette date d'entrée en vigueur ne laisserait pas suffisamment de temps aux acteurs de la filière pour réorganiser leur activité, au risque de semer la confusion chez les consommateurs et de perdre des parts de marché, rapporte l'AFP. La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a contesté pour sa part l'urgence à suspendre, estimant que la promulgation de la loi en 2020 avait laissé suffisamment de temps aux industriels pour prendre leurs dispositions avant le décret d'application du 29 juin dernier, selon la même source. Le jugement devrait tomber mardi ou mercredi.

Une interdiction proportionnée ?

Toute demande de suspension implique toutefois aussi une demande d'annulation de l'acte administratif, explique Katia Merten-Lentz. Or, les fondements possibles d'une telle action -probablement intentée par Protéines France, et que La Vie et même l'espagnole Heura confirment envisager- restent pour le moment aussi divers qu'incertains.

L'entrave à la liberté du commerce que représente le décret pourrait être remise en cause par rapport à la législation européenne en matière d'information des consommateurs sur les denrées alimentaires, qui prévoit des modes de protection moins contraignants et pénalisants.

« L'interdiction radicale posée par le décret se justifie-t-elle par rapport à la connaissance moyenne du consommateur français? », s'interroge ainsi Philippe Schmitt.

D'autant plus que le législateur français laisse ainsi les entreprises du végétal démunies face à une autre obligation légale : celle de dénommer leurs produits, observe Katia Merten-Lentz.

« L'interdiction est en effet tellement étendue qu'elle les empêche aussi d'utiliser toute dénomination d'usage ou descriptive faisant référence à la viande », relève-t-elle.

En clair : elles ne pourraient même pas décrire leur produit en parlant de galettes « façon bœuf », note Florimond Peureux.

Une telle entrave permet d'ailleurs de renverser la problématique concernant l'information loyale des consommateurs, estiment plusieurs acteurs : le décret les protège-t-il vraiment d'une forme de tromperie ou leur porte-t-il plutôt préjudice, en sachant que les mots renvoyant à la viande fournissent des indications concernant la texture, le goût etc., par rapport à d'autres produits végétaux vendus en rayon qui n'ont pas les mêmes caractéristiques ?

Des questions qui pourraient remonter jusqu'à la Cour de justice de l'Union européenne. Philippe Schmitt suggère même que lorsque l'UE aura adopté les textes législatifs de mise en oeuvre du Pacte vert européen et de la stratégie Farm to Fork, visant à favoriser une production alimentaire plus respectueuse de l'environnement, le décret pourrait aussi être contesté sous cet angle.

Giulietta Gamberini

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Commentaires 12
à écrit le 26/07/2022 à 13:49
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"ou légalement fabriqués dans un autre Etat partie à l'accord sur l'Espace économique européen" "Etat partie à l'accord sur", ça fait bizarre (ou suis pas réveillé), "Etat faisant partie à" n'irait pas non plus, "Etat faisant partie de l'accord" ?? ...

à écrit le 25/07/2022 à 21:10
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La " barbaque", c' est du muscle d'un animal qu'on a tué. Bœuf, sanglier, mouton ou chamois, une fois depece, c'est de la viande et bien cuisine, c'est bon! Depuis la nuit des temps les humains mangent de la viande...avec un peu de gras ( du bon g...

le 26/07/2022 à 15:14
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Merci de nous faire la nouvelle preuve de votre ignorance. depuis la nuit des temps, comme vous dites, les humains mangent avant tout les produits de leurs cueillettes. La chasse (la vraie, celle pour survivre, pas le passe-temps d'une poignée de fru...

le 26/07/2022 à 15:14
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Merci de nous faire la nouvelle preuve de votre ignorance. depuis la nuit des temps, comme vous dites, les humains mangent avant tout les produits de leurs cueillettes. La chasse (la vraie, celle pour survivre, pas le passe-temps d'une poignée de fru...

le 26/07/2022 à 17:16
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Vos canines ne sont pas là pour croquer des carottes , mais bien pour le viande.

à écrit le 25/07/2022 à 18:45
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Les industriels sont dans le flou ! Ils ne vont plus pouvoir enfumer les consommateurs ...

à écrit le 25/07/2022 à 18:23
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Vu les ingrédients qui entrent dans la fabrication de ces "viandes" végétales hyper transformées il ne faut pas s'aimer pour en manger. Je préférerai me passer totalement de viande plutôt que de manger de cette sal....rie. Sinon ce qui s'est fait pou...

à écrit le 25/07/2022 à 17:55
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On peut aussi se poser la question de savoir si ce refus obsessionnel de manger de la viande ne serait pas un TAC, trouble alimentaire compulsif, comme la boulimie ou l'anorexie ?

à écrit le 25/07/2022 à 16:57
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Pourquoi vouloir toujours tromper le consommateur en utilisant des dénominations bien établies pour désigner des produits de type ersatz ? Quant à la graisse animale, c’est aliment utile au développement du corps tant qu’elle n’est pas surconsommée …...

à écrit le 25/07/2022 à 16:11
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Tous ces produits transformés végétaux voulant imiter de la viande, c'est vraiment de la malbouffe, pleins de mauvaise graisse. Tant mieux si la nouvelle loi leur met des bâtons dans les roues : Ce sont des produits à éviter

le 25/07/2022 à 16:43
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Ces produits sont au contraire très sains car ils ne contiennent que très peu de graisse contrairement à la viande animale.

le 26/07/2022 à 9:14
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@marc469 Ces steaks végétaux achetés en supermarché ou en magasin bio, c’est bon pour la santé, non ? Pas vraiment, rapportent rapportent des chercheurs de Harvard dans le Journal of the American College of Cardiology. Certes, les régimes centré...

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